Dans l’introduction au questionnement philosophique et l’article sur la “finitude” (cognitive) humaine, nous proposons un engagement par rapport à certaines croyances, certains postulats qui seraient utiles à l’action humaine. Bien que la plupart de nos représentations soient construites et que la raison humaine soit limitée, nous choisissons de lui faire confiance malgré tout.
Cet article propose d’examiner les conditions d’une connaissance valide, riche, nuancée, fiable. Nous avons posé la question épistémologique “pouvons-nous connaître ?”. Avec le pragmatisme, nous choisissons de répondre “oui” à cette question, tout en actant qu’il ne s’agit pas d’une certitude, d’une évidence, mais d’un postulat utile. Nous nous attaquons désormais au “comment peut-on connaître ?”.
La question relative au(x) point(s) de vue parait d’abord épistémologique, mais elle se veut également éthique et culturelle.
Il y a une multiplicité de points de vue, qui impliquent différentes perceptions d’une même réalité. Cette thèse s’appelle le perspectivisme. Radicalisé, il rejoint le relativisme : tout ne serait alors que perception, et toutes les perceptions se vaudraient (“à chacun sa réalité”). Nous proposons ici une version nuancée de cette thèse : certains points de vue seraient plus ou moins pertinents, en fonction notamment de leur objet.
1. La métaphore des lunettes
La métaphore des lunettes va nous aider à mieux saisir le problème. Notons qu’il s’agit d’une métaphore intuitive et basée sur le sens commun, afin de cerner l’idée. Nous n’argumentons pas ici quant à ses fondements.
Comme l’expression l’indique, le “point de vue” est la position que l’on adopte pour voir. Cela sous-entend plusieurs choses :
- Vous ne voyez pas la même chose selon que vous adoptez un point de vue ou un autre. Si vous regardez la mer d’une montagne, ou si vous allez tremper les pieds dedans, vous ne verrez pas les mêmes détails, le même mouvement, etc. Si vous êtes dans la forêt, ou que vous regardez celle-ci d’un hélicoptère, vous ne verrez pas du tout la même chose. Cela vaut aussi pour l’art, par exemple. Si, devant un tableau, vous dites que vous voyez simplement des couleurs, de la peinture (en tant que matériau) et non la Joconde, cela n’empêche pas que c’est bien ce que vous voyez.
- Cela signifie que d’un seul point de vue, on ne peut pas tout voir. Si l’on regarde un visage de face ou de profil, on ne dispose pas des mêmes détails. Pour en obtenir une vision plus exhaustive, il faut pouvoir en observer l’ensemble, et donc changer de point de vue. Aucun homme que je connaisse n’a de point de vue omniscient. C’est la thèse de la finitude (de la raison) humaine.
- D’ores et déjà, on peut dire qu’il y a des points de vue “meilleurs” que d’autres, en fonction de leur objet (ce que l’on regarde) et éventuellement d’une finalité pratique. Prenons la métaphore de la lunette : pour regarder les étoiles, il peut être utile de se servir d’un télescope. Par contre, pour observer des cellules, un télescope ou l’œil nu ne suffisent pas : on a besoin d’un microscope. En bref, selon ce que l’on veut regarder (dans le cadre d’une certaine pratique humaine), il existe des points de vue plus pertinents que d’autres. Il faut noter que chaque point de vue possède une zone de pertinence. Pour reprendre l’exemple du tableau, on attend en général plus souvent le point de vue artistique que celui qui n’observe que le matériau. On peut grosso modo relier les points de vue à des zones de pertinence (limitées), à des domaines du savoir. Cf. L’objectivité et la neutralité sont-elles possibles ?
2. Quels points de vue adopter ?
Parlons donc du point de vue qui se veut “critique” ; celui qui précisément est l’épistémologie, c’est-à-dire : le point de vue sur les points de vue, le meta point de vue. L’épistémologie (la recherche de la connaissance valide) est en ce sens la science ou l’étude des points de vue. Nous pouvons nous demander plus précisément quels sont les critères de ce point de vue. En effet, si le point de vue est une position de départ, en fonction d’un objet, il est utile de savoir quelles positions sont à rejeter ou à prôner pour “bien” voir. Pour répondre à cette question, il faut adopter un point de vue adéquat. Ce point de vue englobe les autres : c’est celui à partir duquel les autres points de vue se fondent. C’est leur condition de possibilité.
Selon moi, l’erreur de ceux qui se veulent “critiques” consiste à adopter un point de vue qui se différencie d’autres points de vue qu’il rejette. Donnons directement l’illustration parfaite, en politique, où l’on confond en fait point de vue et identité : les gens s’identifient à leur point de vue, et rejettent l’autre (l’altérité) simplement parce qu’il porte une autre étiquette, alors qu’au fond, ils pensent peut-être pareil. Du moins, fort probablement, leurs points de vue pourraient opérer ensemble une synthèse. En général, ceux de droite rejettent ceux de gauche – et vice versa – pour des raisons d’identité et non d’idées (cf. Cohen, 2004). Ils se disent critiques, mais ne parviennent justement pas à prendre la distance nécessaire : ils ne font que rejeter, et nient donc l’existence de choses qu’ils ne voient pas. C’est une attitude bornée et ridicule, agissant avec des œillères.
Il existe donc principalement un type de point de vue qu’il faut rejeter : celui qui rejette des points de vue.
Voir aussi Karl Popper – Le paradoxe de la tolérance. Source : Pictoline.com. Pour en savoir plus : Wikipédia – Faut-il tolérer l’intolérance ? (Philomag, 2017)
En bref, le point de vue qui opte pour le rejet, la destruction et la haine est celui qu’il faut rejeter (et ceci est un critère moral).
Tous les points de vue existent. On pourrait d’ailleurs dire que “tout est vrai, d’un certain point de vue” (ou encore pourrait-on dire “dans un certain monde” : dans la tête du fou, il est vrai que les poules ont des dents. De même qu’il est vrai que les personnages d’Alice au pays des merveilles existent, dans l’univers de Lewis Carroll). Or, tous les points de vue ne se valent pas. Certains voient beaucoup moins certaines choses que d’autres (le microscope permet de mieux voir les cellules que l’œil nu) et en plus, certains ne permettent pas de rendre compte des autres points de vue (on ne peut pas tout voir avec un microscope : il faut pouvoir changer de position).
Par extension, un individu ou un groupe d’individus qui imposeraient un seul point de vue (sur la réalité, l’être, ou encore les valeurs, le devoir être), tout en rejetant les autres procède d’un dogme, à rejeter (surtout lorsqu’il est question de haine). Le rejet se situe dans la non prise en compte de l’altérité, dans l’indiscutabilité et le statut d’évidence liés à un point de vue. Un individu ou un groupe qui interdirait d’adopter tout point de vue qui ne rejette pas les autres points de vue adopte lui-même une posture dogmatique dommageable. A contrario, une société qui permettrait de synthétiser (ou du moins cohabiter le plus harmonieusement possible) les points de vue, au lieu de les faire lutter les uns contre les autres, semble préférable. Cela vaut par rapport à tous les clivages : jeunes-vieux, hommes-femmes, religieux-non-croyants, etc.
Pour préciser les notions plus rigoureusement : adopter un point de vue (A) qui rejette un point de vue (B) parce que ce dernier rejette des points de vue n’est-il pas un principe auto contradictoire ? Si B rejette des points de vue, alors A doit le rejeter. Or, il se trouve que par ce biais, A rejette lui aussi un point de vue, et par son propre principe doive donc être rejeté. Puisque A rejette un point de vue, A dit qu’on ne peut pas adopter A. En d’autres termes, dire qu’on rejette un point de vue qui rejette des points de vue serait adopter un point de vue qui rejette des point de vues et serait donc absurde, paradoxal, auto-contradictoire.
La réponse que l’on peut formuler, à la façon de Bertrand RUSSELL (lorsqu’il résout les contradictions logiques), est qu’ici, A ne doit pas être considéré sur le même “pied” que les points de vue qu’il rejette.
Il est en quelque sorte un méta-point-de-vue (un point de vue sur les points de vue : il diffère par ce à quoi il se réfère) et peut donc rejeter un non-méta-point-de-vue qui rejetterait des (méta ou non-méta)points de vue. En bref, la proposition “Il faut rejeter les points de vue qui rejettent des points de vue” n’est pas un point de vue mais un méta-point-de-vue (il est d’un autre type, d’un type supérieur ; c’est un concept qui n’est pas identique au concept “point de vue” : on le nomme différemment), qu’il faudrait formuler “Il faut adopter un méta-point-de-vue (A) qui rejette tout non-méta-point-de-vue (B) qui rejette des points de vue (de n’importe quel type)”, que l’on pourrait tâcher de formuler en positif : “Il faut adopter un méta-point-de-vue qui permette une “ouverture” maximale aux points de vue (de n’importe quel type)”.
3. Vers une formulation positive
En réalité, il s’agirait même de préciser encore davantage : on ne rejette pas le point de vue en tant que tel (car il fait voir des choses), mais justement sa part d’obscurité, sa part de rejet, qui par ailleurs s’incarne dans une attitude.
Il s’agit d’un enrichissement, et non de réhabiliter une forme de rejet. Il faut être conscient que chaque point de vue a une zone de pertinence et des limites, et que transcender les limites d’un point de vue (chose bénéfique) n’implique absolument pas de le renier en tout point. Notons aussi que nous ne disons rien sur l’existence hypothétique de plusieurs méta-points-de-vue (point de vue divin, omniscient, etc.), mais que nous nous positionnons clairement sur le fait qu’aucun point de vue connu par l’homme ne peut prétendre à cette qualité.
4. Zone de pertinence et limites (…) de cet exercice de réflexion ?
Le terme « point de vue », bien qu’inadéquat pour passer en revue rigoureusement toute l’épistémologie, nous met tout de même en prise avec ces enjeux de la réflexion. Le souci de cette expression est qu’il ne différencie pas bien les postulats (« préjugés »), les jugements et les attitudes par rapport à ceux-ci.
En d’autres termes, bien qu’il puisse introduire le questionnement et passer en revue plusieurs grands thèmes de réflexion, il est marqué d’un flou, d’un caractère trop vague : l’expression « point de vue » signifie tantôt l’état cognitif « avant jugement » (les bases sur lesquelles repose un jugement, les « pré-jugements »), tantôt le contenu du jugement, tantôt l’attitude par rapport à un jugement / le fait de juger.
En effet, revêtir un point de vue, rejeter un point de vue… sont aussi des attitudes. Un point de vue, un jugement, en tant que tel n’est pas bon ou mauvais : il est juste plus ou moins pertinent, adéquat, signifiant, limité.
Par contre, le fait de rejeter un point de vue, de l’ignorer, de l’imposer… Ce sont bien des attitudes, des comportements. Celles-ci relèvent par conséquent de l’éthique : il existe de bonnes et de mauvaises attitudes. On pourrait donc dire dans un premier temps que c’est l’attitude de fermeture, de suffisance, d’arrogance qui est à rejeter. Un point de vue en tant que tel n’est pas bon ou mauvais, il est plus ou moins pertinent, signifiant. Le rejet et la fermeture sont à rejeter. Autrement dit, il n’y a aucun mal à adopter un point de vue limité (quelqu’un qui affirmerait qu’il en existe qui permette de tout savoir sur tout aurait à le prouver)… Mais il y a un mal à se comporter comme si ce point de vue était le seul sur la réalité, comme s’il fallait rejeter tous les autres.
Si ce modèle est insuffisant pour construire une compréhension théorique du phénomène, il permet néanmoins de dessiner ses enjeux, de manière vulgarisée, et d’introduire d’autres notions (préjugé – fini, limité, mais avec une zone de pertinence – comme condition de possibilité d’un jugement – qui lui aussi sera fini, partiel et peut-être partial -, avec mise en évidence d’une attitude d’ouverture).
5. Que retenir de cette mise en situation intuitive ? Un point de vue, en bref, c’est…
- un « lieu » à partir duquel on perçoit la réalité.
- un jugement et/ou un ensemble de « préjugés » à propos de cette réalité.
Il a une zone de pertinence limitée, un domaine de signification et des limites (des choses qu’il ne permet pas de voir) en fonction notamment d’un objet.
Il faut par conséquent (on est bien dans l’éthique, dans le « devoir-être ») être conscient de ce qu’il ne permet pas de percevoir ; il faut pouvoir le transcender, voire l’abandonner, en fonction de l’objet, des enjeux et d’autrui. Reconnaître les limites, l’obscurité, le caractère « incomplet » des choses, des hommes et des idées n’implique nullement de les abandonner. Au contraire, ce doute conscient, cette remise en cause critique, ouvre la voie d’un dépassement, d’une transcendance : il est possible de s’engager malgré tout et d’opérer un choix réfléchi par rapport à ce que l’on croit.
source :
https://www.philomedia.be/question-de-point-de-vue-perspectivisme/
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