« Hercule gaulois » : un Hercule atypique
La gravure suivante date de la Renaissance. Elle reprend une manière de figurer Héraclès proposée par un texte de l’Antiquité écrit par Lucien de Samosate, auteur de langue grecque du IIe s. ap. J.-C., bon représentant de ce qu'on appelle « la deuxième Sophique » .
- Qu’est-ce qui est complètement différent des représentations ordinaires d’Hercule dans son physique ?
- Quels éléments permettent de penser qu’il s’agit bien d’Hercule néanmoins ?
- Qu’est-ce qui est étrange dans cette scène ?
À la Renaissance, on trouve de nombreuses représentations figurées d'Hercule gaulois. Dans l’Antiquité, il n’y a aucune représentation graphique correspondante. Seul existe le texte de Lucien, intitulé Héraclès. Des humanistes de renom comme Érasme et Guillaume Budé contribuent à sa diffusion à la Renaissance en proposant des traductions latines sous le nom d'Hercule gaulois.
Ce texte est une « prolalie », un discours d'apparat, introduisant à une autre œuvre. Le propos de Lucien, par ce texte, semble être de justifier qu'après une période d'arrêt, il reprenne ses activités de conférencier et d'écrivain, à un âge déjà avancé. Le narrateur, qui est identifié à la personne de l’auteur, Lucien, prétend avoir vu une peinture étonnante d'Héraclès lors d’un voyage en Gaule. Il en donne une ekphrasis. Le terme désigne la description d'une œuvre d’art – réelle ou imaginaire – si vivante qu’elle est comme « mise sous les yeux » du lecteur.
Héraclès est appelé Ogmios par les Celtes dans la langue de leur pays, et le dieu est représenté par les peintres sous un aspect très étrange. Pour eux il s’agit d’un homme extrêmement vieux, chauve par-devant, absolument chenu pour les cheveux qui lui restent ; sa peau est ridée et brûlée jusqu’à être tout à fait noire, à la manière des vieux marins. […]
Néanmoins, même sous cet aspect, il garde l’équipement d’Héraclès. Il a ajusté la peau du lion, il tient la massue dans la main droite, il a suspendu à son côté le carquois ; la main gauche présente l’arc bandé, et c’est absolument Héraclès par tous ces traits du moins. […]
Mais je n’ai pas encore mentionné le trait le plus étonnant du portrait. C’est que ce vieillard Héraclès entraîne après lui une foule nombreuse d’hommes, tous attachés par les oreilles. Les liens sont de minces chaînes faites d’or et d’ambre, semblables aux colliers les plus jolis. Cependant, bien qu’ils soient menés par des liens aussi fragiles, ces hommes ne songent pas à s’enfuir [..]. Ils suivent gais et joyeux, louant celui qui les emmène [...]. Ce qui me paraît le plus insolite, je n’hésiterai pas à le dire non plus. Le peintre n’avait pas d’endroit où fixer l’extrémité des chaînes, car la main droite tient déjà la massue et la gauche l’arc. Il a percé le bout de la langue du dieu et les a représentés tirés par elle. Et Héraclès est tourné vers ceux qu’il emmène et leur sourit.
Lucien, Hercule Gaulois, trad. de J. Bompaire tirée du tome 1 des Oeuvres, Opuscules 1-10, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 59-62.
Le narrateur croit, dans un premier temps, que les Gaulois, par cette peinture se moquent d'Héraclès et se vengent ainsi : « parce que jadis il a attaqué leur pays et pourchassé du butin », quand il a traversé la Gaule pour aller en Espagne voler les bœufs de Géryon. Mais dans le texte de Lucien, c’est en réalité un « Celte » (ou Gaulois) cultivé, qui lui donne la signification de cette représentation.
« Nous les Celtes, nous ne pensons pas, comme vous les Grecs, que l’Éloquence soit Hermès , mais nous l’assimilons à Héraclès, car il est beaucoup plus fort qu’Hermès. Et s’il est représenté vieux, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Car c’est dans la vieillesse que la seule éloquence manifeste habituellement son plein épanouissement. […]
Bref, nous pensons aussi que le véritable Héraclès a accompli tous ses travaux par le discours, qu’il fut un sage et que sa force triompha le plus souvent par la persuasion ; et précisément ses traits sont ses discours, je pense, aigus, visant juste, rapides et blessant l’âme. »
Ce texte a suscité de nombreuses questions chez les critiques. Lucien se fonde-t-il sur une tradition iconographique réelle ou invente-t-il de toute pièce le type iconographique dont il parle ? Si l'existence d'une divinité gauloise du nom d'Ogmios est attestée, Lucien semble avant tout ici se livrer à un pastiche de la littérature de type ethnographique, des récits de voyage qui rendent compte des particularités des peuples traversés.
- D'après l'explication du Celte, que représente « Hercule Gaulois » ? En quoi se distingue-t-il de l'Hercule traditionnel ?
L'explication proposée par le « Celte » suppose de sa part une grande familiarité avec la culture grecque classique. Plusieurs commentateurs ont rapproché ce personnage du rhéteur de Gaule Favorinos d'Arles. Pour Anne-Marie Favreau-Linder, ce texte met en scène la manière dont la culture grecque s'est diffusée dans les peuples soumis à la domination romaine. À travers le personnage du Celte interprète de la peinture, le lecteur peut apprécier la capacité des peuples conquis à proposer des réinterprétations pertinentes de la culture gréco-romaine. Alors que l'Hercule traditionnel est associé à la force physique et à la domination militaire, voici qu'un peuple dominé propose une figure qui incarne le pouvoir de la parole et de la culture gréco-romaine.
Le succès de « l’Hercule gaulois » à la Renaissance
Une passion de la Renaissance : donner à voir des formes symboliques héritées des textes antiques
Lucien fait partie des auteurs grecs qui ont été redécouverts à la Renaissance, par ces hommes de lettres passionnés d'Antiquité qu’on appelle les humanistes. L'époque de la Renaissance se passionne pour les formes symboliques transmises par l'Antiquité, et de nombreux dessinateurs, graveurs, peintres ou architectes s'efforcent de donner une forme plastique à des motifs figuratifs que l'Antiquité a légués par le biais seulement de textes. C'est ainsi que de très nombreuses représentations d’Hercule gaulois ont été élaborées à la Renaissance.
- Voici plusieurs représentations figurées sur ce sujet. Quels sont, selon vous, leurs degrés divers de fidélité au texte de Lucien ?
- Quels rapports de filiations pouvez-vous supposer entre certaines d'entre elles ?
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