Texte Homère 1 :
La guerre de Troie est terminée. Ulysse rentre enfin chez lui, avec ses compagnons. Après une escale sur l’ile des Lotophages où Ulysse perd un grand nombre de ses compagnons, il se retrouve au pays des Cyclopes. Le voici enfermé dans la grotte du cyclope Polyphème, fils de Poséidon, qui a déjà dévoré plusieurs de ses camarades. Ulysse a l’idée d’enivrer le cyclope pour l’endormir et il lui fait croire que son nom est « Personne ».
"Le sommeil, invincible dompteur, le gagne. De sa gorge, du vin jaillit ainsi que des morceaux de chair humaine ; et il rote, l’ivrogne !
J’enfouis alors le pieu sous l’abondante cendre pour le chauffer ; j’encourage de mes propos mes compagnons, afin qu’aucun, de peur, ne défaille. Mais, quand bientôt le pieu d’olivier dans le feu rougeoyant, quoique vert, jette une lueur terrible, m’approchant, je l’en retire. Mes compagnons étaient autour de moi ; un dieu nous insufflait un grand courage. Eux, s’emparant du pieu d’olivier acéré, l’enfoncent dans l’œil. Moi, appuyant dessus de tout mon poids, je le fais tourner [...] ; ainsi, tenant dans l’œil le pieu affûté à la flamme, nous tournons, et le sang coule autour du pieu brûlant. Partout sur la paupière et le sourcil grille la prunelle en feu. [...] Il pousse un rugissement, la roche en retentit, nous nous enfuyons apeurés ; alors, il arrache de l’œil le pieu sanglant, le jette loin de lui de ses mains, affolé, et à grands cris appelle les Cyclopes qui habitaient dans les grottes des alentours, sur les cimes venteuses1.
En entendant ses cris, ils accourent de partout et, debout devant la grotte, lui demandent la cause de sa peine :
« Quel mal t’accable, Polyphème, pour que tu cries ainsi dans la nuit immortelle, et nous empêches de dormir ? Serait-ce qu’on te tue par la ruse ou la force ? »
Du fond de l’antre2, le grand Polyphème s’écrie : « Par ruse, et non par force, amis ! Mais qui me tue ? Personne ! »
Les autres répondent avec ces mots ailés : « Personne ? ... contre toi, pas de force ? ... tout seul ? ... C’est alors quelque mal qui vient du grand Zeus, et nous n’y pouvons rien : invoque Poséidon, notre roi, notre père ! »
À ces mots ils s’en vont et je riais tout bas : c’était mon nom de Personne et mon esprit habile qui l’avaient abusé.
Gémissant, torturé de douleurs, le Cyclope, en tâtonnant des mains, était allé lever le rocher du portail, puis il s’était assis en travers de l’entrée, les deux mains étendues pour nous prendre au passage, si nous voulions sortir dans le flot des moutons [...]. Et voici le projet que je crus le plus sage. Ses béliers étaient là, des mâles bien nourris, à l’épaisse toison. Sans bruit, avec l’osier, qui servait de lit à ce monstre infernal, j’avais fait des liens. J’attache les béliers ensemble, trois par trois : la bête du milieu porterait l’un de mes gens ; les autres marchant à ses côtés, sauveraient mes hommes. [...]
[Ils patientent jusqu’au lendemain où Polyphème sort son troupeau sans se rendre compte de la supercherie. Une fois qu’Ulysse a embarqué avec ses compagnons à bord de leurs navires, celui-ci ne peut s’empêcher de s’écrier :]
« Cyclope, si jamais homme mortel te demande qui t’infligea la honte de te crever l’œil, dis-lui que c’est Ulysse, le pilleur de Troie, le fils de Laerte, qui a sa demeure en Ithaque. »
[Ce à quoi Polyphème répond :] « Exauce-moi, Poséidon, maître de la terre, dieu à la chevelure d’azur. Si je suis vraiment ton fils et si tu prétends être mon père, accorde-moi que jamais il ne revienne en sa maison, cet Ulysse, le pilleur de Troie, le fils de Laerte, qui a sa demeure en Ithaque. "
HOMÈRE, Odyssée, chant IX, vers 216 à 442, traduction de Victor Bérard, 1931, adaptée par Marie Blieck.
1. Exposées au vent.
2. Grotte.
Texte Homère 2 :
Extrait de l'épisode : L'aveuglement du cyclope
Résumé de l'épisode :
Ulysse aborde au pays des Cyclopes. Laissant son escadre près d'une île, il pénètre dans la caverne de Polyphème, accompagné de douze hommes. Par prudence, Ulysse prétend que son navire s'est brisé et demande l'hospitalité, mais le Cyclope dévore deux de ses compagnons à chaque repas. Pour lui échapper, Ulysse ruse en prétendant s’appeler "Personne". Il l'enivre, puis embrase un pieu qu'il plante dans l'œil unique du cyclope endormi, l'aveuglant définitivement. Les survivants sortent ensuite cachés sous le ventre de ses brebis et regagnent leurs bateaux. Le Cyclope jette à tâtons des rochers dans la mer. Faisant preuve d'orgueil, Ulysse lui crie sa véritable identité. Polyphème peut alors implorer la vengeance de son père, Poséidon, qui va poursuivre Ulysse de son inlassable courroux.
"…je lui reversai du vin de feu ; trois fois je l’en servis, et trois fois l’imprudent le but. Puis, quand le vin lui eut embrumé les esprits,
je lui soufflai ces mots aussi doux que du miel : Cyclope, tu t’enquiers de mon illustre nom. Eh bien, je répondrai : mais tu n’oublieras pas le don promis !
Je m’appelle Personne, et Personne est le nom que mes parents et tous mes autres Compagnons me donnent."
A ces mots, aussitôt, il repartit d’un cœur cruel "Eh bien, je mangerai Personne le dernier et les autres d’abord. Voilà le don que je te fais!" Alors, tête en arrière, il tomba sur le dos ; puis sa grosse nuque fléchit, le souverain dompteur, le sommeil, le gagna ; de sa gorge du vin jaillit et des morceaux de chair humaine ; il rotait, lourd de vin.
J’enfouis alors le pieu sous l’abondante cendre pour le chauffer ; j’encourageai de mes propos mes compagnons, afin qu’aucun, de peur, ne défaillît. Mais, quand bientôt le pieu d’olivier dans le feu rougeoyant, quoique vert, jeta une lueur terrible, m’approchant, je l’en retirai ; mes compagnons étaient autour de moi ; un dieu nous insufflait un grand courage. Eux, s’emparant du pieu d’olivier acéré, l’enfoncèrent dans l’œil ; moi, appuyant par en dessous, je tournai, comme on fore une poutre pour un bateau à la tarière, en bas les aides manient la courroie qu’ils tiennent aux deux bouts, cependant que la mèche tourne : ainsi, tenant dans l’œil le pieu affûté à la flamme, nous tournions, et le sang coulait autour du pieu brûlant. Partout sur la paupière et le sourcil grillait l’ardeur de la prunelle en feu ; et ses racines grésillaient. Comme quand le forgeron plonge une grande hache ou une doloire dans l’eau froide pour la tremper, le métal siffle, et là gît la force du fer, ainsi son œil sifflait sous l’action du pieu d’olivier. Il poussa un rugissement, la roche en retentit, nous nous enfuîmes apeurés ; alors, il arracha le pieu qu’un sang nombreux salissait de son œil, le jeta loin de lui de ses mains, affolé, et à grands cris héla les Cyclopes qui habitaient dans les grottes des alentours, sur les cimes venteuses.
En entendant ses cris, ils accoururent de partout et, demeurés dehors, lui demandèrent ses ennuis :
"Quel mal t’accable, Polyphème, pour que tu cries ainsi dans la céleste nuit, et nous empêches de dormir ? Serait-ce qu’on te tue par la ruse ou la force ?"
Du fond de l’antre, le grand Polyphème répondit : "Par ruse, et non par force, amis ! Mais qui me tue ? Personne !"
Homère, Odyssée, chant IX, 360-408, traduction par Philippe Jaccottet, La Découverte, 1982
Lien avec la notion de sujet, / L ’hospitalité et le problème moral
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