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Viduité de l'humanisme et vacuité de l'art contemporain dans "The Square" (Ruben Östlund, 2017)

Publié le 19 Mai 2020, 13:29pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Viduité de l'humanisme et vacuité de l'art contemporain dans "The Square" (Ruben Östlund, 2017)

Les superlatifs pleuvent sur un film largement acclamé par la critique et couronné de la Palme d’or au dernier festival de Cannes. Même s’il continue à diviser. A juste titre. Dans la salle Lumière, devant l’un des plus merveilleux écran donné, toutes les conditions étaient réunies pour rejoindre le panégyrique général (ou presque). Et pourtant… Christian (Claes Bang) est un cadre, un esthète. Conservateur du Musée d’Art contemporain de la ville, divorcé et père de deux enfants, il respecte l’environnement, roule en voiture électrique, tri ses déchets, se targue de posséder des valeurs humanistes et pratique le safe sex. Un homme bien sous tout rapport qui se voit confronté à une apparente crise existentielle, une crise d’humanité presque, lorsqu’un matin essayant mollement de venir en aide à une jeune femme, il se voit roulé dans la farine. Héros opportuniste, il se retrouve tel l’arroseur arrosé. La victime était un leurre, il s’est fait dérober son portefeuille, son portable et ses boutons de manchette. Il n’a plus dès lors qu’une idée fixe, les récupérer peu importe les moyens. Veules ou calomnieux, pas très humanistes en somme. On assiste alors à une lourde démonstration. Toute une galerie de personnages et de situations sont chargés de nous prouver comment, derrière le vernis policé d’une société ancrée dans des valeurs positives1, est tapie, dans l’ombre, la crasse, la cruauté, la méfiance, l’hypocrisie, le crime. Les bas instincts reprennent le dessus et récupérer ses biens volés devient une question de vie ou de mort, son struggle for life à lui, Christian, dont le quotidien parfaitement réglé semble soudain dérailler. Mais le problème de The Square c’est précisément que le déraillement espéré, tant attendu, n’a pas lieu. Pavé de bonnes intentions, le film rate toutes ses sorties de route et revient sans cesse sur le droit chemin.

L’illustration témoigne d’un travail appliqué de la part d’un cinéaste suédois, Ruben Östlund, qui vise à prouver quelque chose qui lui échappe profondément. L’omniprésence de l’animal (homme-singe, chimpanzé) censé ramener l’homo erectus cultivé à ses instincts primaires, sa bestialité originelle, était une piste intéressante. Mais les étapes obligées de la régression s’enchaînent, les unes après les autres, aussi creuses que ce qu’elles souhaitaient fustiger jusqu’à ce bain de Christian dans les poubelles de l’immeuble afin de retrouver un hypothétique morceau de papier. Rien n’est épargné au spectateur qui attend que le degré zéro de l’humanité soit atteint, patiemment. Spectateur qui est pris par la main pour constater la supposée déroute d’une humanité hypocrite, gavée d’intentions louables mais mensongères. L’exposition du Musée le montre bien. Deux options s’ouvrent au visiteur, deux chemins contraires : Je fais confiance à l’humain/ Je ne lui fais pas confiance. Oui vraisemblablement, Ruben Östlund ne fait pas confiance à l’homme moderne qui a, selon lui, atteint un tel degré de raffinement dans la barbarie, tout en se croyant parvenu à l’extrême pointe de la civilisation, qu’il est devenu étranger à n’importe quelle forme d’empathie. La nouvelle barbarie nous guette tous. Vous qui entrez, abandonnez toute humanité (euh pardon, toute espérance, écrivait le Poète Dante)… La satire de la société dépeinte à coup de traits de fusain forcés manque son objet. Aucune ambiguïté, ni nuances. Que reste-t-il de l’humanité si ce n’est un abîme de lâchetés en tous genres ? La démonstration est trop bien huilée et la volonté de déranger du cinéaste tellement visible qu’elle en perd toute crédibilité. The Square tombe dans tous les travers qu’il veut dénoncer.

Mais il insiste, tous les rapports humains sont uniquement soumis à une domination d’ordre économique, il en est de même pour l’Art. En faisant le ménage, on peut bien aspirer le sable d’une installation et refuser d’appeler les assurances : système D, il suffit de remettre une pile de gravats et personne n’y verra que du feu. L’Art contemporain, au-delà de son système économique, avouons-le, n’est qu’une vaste supercherie ! Et la fameuse scène de l’homme-singe, que d’aucuns se plaisent à qualifier « d’anthologie », participe du même élan pamphlétaire : le happening tourne à la violence gratuite, à l’agression sexuelle. Voilà, la bourgeoisie bien ébranlée, non ?

Proposer un film à thèse pourquoi pas. Mais à force de postulats simplistes et poussifs, friser la caricature, c’est nettement moins recommandable. Le montage participe aussi du procédé. Tout est tellement appuyé, dénué de subtilité : pourquoi faire alterner sans cesse la misère et le confort bourgeois ? The Square se veut une film à charge, il aspire à secouer, perturber mais qui ou quoi exactement ? Le parcours lisse et tellement prévisible du héros ne parvient pas à dépasser l’allégeance envers un cinéma cruel et cynique dont Ruben Östlund n’est qu’un pâle épigone. Oui, Haneke sait déranger, instiller le malaise, secouer ou révulser le spectateur, Lars von Trier aussi, mais pas Östlund. On est tout au plus consterné devant ces scènes qui s’accumulent pour asséner sa “Grande Dénonciation”. Le réalisateur suédois veut épingler les conservateurs bien-pensants, admettons, mais le grain de sable ou de folie est évacué au profit d’un pamphlet contre l’art contemporain et les happy fews qui s’en trouvent dignes, confinés dans l’élitisme d’un « entre-soi ». On peut tout de même s’interroger sur l’intérêt de la chose. Où réside l’urgence du film ? C’est vrai que nous vivons dans une époque tellement avide d’érudition et de cultures de tout poils qu’il serait indécent de ne pas la vilipender. La vacuité installée au cœur d’une certaine pratique de l’Art contemporain devait faire impérativement l’objet d’un engagement artistique et idéologique. Il était temps de renvoyer dos à dos publicitaires nauséabonds et artistes contemporains vides. Aussi vides que notre galeriste qui prône un humanisme qu’il ne parvient pas à mettre en oeuvre. Si lâche qu’il refuse de donner à celle qu’il vient de s’envoyer le trésor que serait sa semence enfermée dans le plastique d’un préservatif. Ne rien donner à l’Autre. La prédation rôde partout, la dépossession de soi par les autres. L’humanité est une espèce en voie de disparition et la menace vient de l’intérieur. La scène avec Elisabeth Moss (interprétant la journaliste Anne, maîtresse d’un soir) est à la fois burlesque et consternante de méchanceté. Corrosive, pas tellement. Gratuite, sans doute. Un nouveau pavé dans la marre dans ce Square qui martèle son message le long de ses deux heures et vingt-deux minutes. On pense à John Ford fulminant contre des journalistes qui voulaient à tout prix connaître le message de son film : « Si j’ai un message à délivrer, j’utilise la Poste. » Malheureusement, il est des films qui se réduisent à leur message. Entre cinéma et produit fabriqué en vue de la course à la Palme cannoise, il n’y a qu’un pas. Malgré une mise en scène maîtrisée, ô combien maîtrisée, et des acteurs magistraux, le film fuit tout mystère, tout questionnement, toute déroute. Il se déroule sous nos yeux comme un long ruban creux, aussi vain que ce qu’il s’efforce de montrer du doigt, délivrant son message un brin réac, juste un peu, espérant susciter indignation, colère ou engouement, là où il se fond sur la rétine dans l’ennui et la torpeur.

1Le titre, The Square est également le titre d’une œuvre plastique dans le film : « Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance ; En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

 severine danflous

source :  https://www.culturopoing.com/cinema/sorties-salles-cinema/ruben-ostlund-the-square/20171022

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Paraît que le film ne fait pas l’unanimité, parait même que le réalisateur suédois se serait planté, aurait eu l’outrecuidance de la création, la démesure du bavardage, bref il aurait eu le film facile, comme on a en fin de soirée le rire un peu trop facile.

Je ne sais pas. Ce que je sais c’est qu’il faut aller voir ce film.

The square est un film à voir car tout film, voire toute œuvre qui interroge avec justesse est une œuvre à lire, à voir, à entendre.

Faut dire que j’aime bien les bonnes questions et que je déteste assez les fausses bonnes réponses.

Donc, The Square.

 Si le christ me ressemblait et était amateur de performances interrogatives il aurait fait ce film. L’arrière-plan thématique du film se situe dans le monde de l’art contemporain et le film en adopte dans sa facture l’aspect « performance » dans le sens propre comme dans le sens figuré, ce qui en stylistique s’appelle une syllepse. Cette syllepse est sans doute la structure la plus dérangeante du film, pour ma part, je la trouve honnête.

Ainsi, de figure en figure, le film fiche le tournis : au sens propre comme au sens figuré encore. Le réalisateur multiplie les mises en abymes et les poupées russes sont de sacrées petites joueuses de rien du tout même si on en emboîtait toute une série. La mise en abyme la plus aboutie concerne le téléphone portable symbole de la communication directe et de toute la résonance d’intercommunication de notre siècle mais qui dans le film va être l’occasion de conversations avortées, coupées, lettre de menace, incompréhension, manque d’écoute, voire catastrophe de communication dans la gestion d’une exposition.

Une autre figure m’a particulièrement intéressée et concerne la langage, la langue. En linguistique, on distingue globalement le langage comme une capacité commune et la langue comme une pratique. Dans ce film, le langage depuis l’onomatopée jusqu’au discours élaboré en passant par le slogan publicitaire est mis en perspective dans ses disruptions, c’est-à-dire ses ruptures et ça, ça pose de très très bonnes questions. Les disruptions du langage servent toujours et perpétuellement à interroger la limite. La scène assez flaubertienne où une femme interroge un artiste contemporain qui est interrompu par les insultes d’un homme atteint du syndrome de la Tourette demande : qu’est-ce qui est obscène ? Le mot, la situation, la gène de ceux qui voudraient que l’homme s’en aille, les insultes sexistes, l’artiste qui cherche une posture, la critique d’art qui signale qu’on a là un artiste rare (donc implicitement = un homme de valeur) ; qu’est-ce qui est obscène ? Où est la limite de l’obscénité ?

C’est là sans doute le thème majeur du film : Quelle est la limite ? De quoi ? Ben, de tout, tiens, on va pas faire un film pour rien quand même, surtout quand on est suédois.

En vrac et dans le désordre : la limite de l’art, de l’artisanat, du bricolage ? (scène des travaux, le gravier) ; la limite du sacré, du sacrilège, de la morale ? ( Ave Maria en BO, les choix du conservateurs…) ; la limite de l’homme, du l’humanité, de l’animalité, de la sauvagerie et de la civilisation (singe qui dessine, un homme-sauvage, du sexe performé, des notables qui se jettent sur un buffet) ;  la limite du langage (l’obscurité d’un énoncé artistique, la clarté d’une insulte, la pertinence du syndrome de la Tourette, le vide d’un énoncé journalistique…) ; la limite de l’amour, la limite de la confiance, de la méfiance etc… et surtout et avant tout :

Quelle est la limite de la limite (voire de la limite de la limite de la limite) ?

L’œuvre qui donne son titre au film : The square est une sorte de parabole biblique, une forme de verset performance dont la « profession de foi » est répétée plusieurs fois dans le film (inaudible, jusqu’à être notée scrupuleusement par les journalistes à la fin) :

« Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

Dans ce carré règne un ordre moral absolu, celui de la confiance de l’entraide, l’autre devient un autre soi, que l’on aime mieux que soi-même. C’est du génie d’avoir pensé à circonscrire toute la question de l’altérité dans un carré, et ceux qui évoquent une série de séquences sans scénario, je ne les comprends pas. On retrouve souvent ce terme dans les textes, c’est un gimmick philosophique : la question de l’Autre. En général, l’autre, cet autre-là a une majuscule, majuscule au passage dont on se fout total, parce que mettre  une majuscule à Autre, c’est comme en mettre à Syriens, Arabes, Somaliens quand on parle des réfugiés, on le fait pour la grammaire pas pour la considération. Bref, et semi-pardon pour cette intrusion.

Une autre question : un carré suffit-il à  dire les limites ? Faut croire que oui….et non.

images

Le début du film c’est une foule, des cris qui appellent à l’aide et un téléphone, un portefeuille, des boutons de manchettes qui disparaissent.  C’est le battement d’ailes de papillon qui crée un faux chaos.  Le conservateur se met en tête de retrouver ce téléphone : c’est la tension narrative du film qui est en même temps une série de soubresauts comiques qui font la saveur du maillage entre la mise en place de l’exposition et l’intrigue au sujet du portable. L’allégorie du chaos, autre figure stylistique prend la forme d’un gamin de onze ans vindicatif et têtu venu réclamer des excuses auprès du conservateur. L’apparition entêtante du gamin aura pour écho son absence finale : pas de chaos, juste du bruit. Beaucoup de bruit pour rien ?

Non, je dirai que l’art du contrepoint est un art majeur, que le contrepoint est comme une fugue musicale, il est présent par sa légèreté et son obstination.

Le conservateur est porté par l’utopie de l’œuvre et de l’exposition, il s’appelle Christian, il est sincère, volontaire mais limité et peu conscient au fond de ses limites : il vit dans un pré-carré qui se targue d’être « no-limit » mais dont l’obéissance frise le fanatisme. On lui vole son portable parce qu’il tente d’aider une jeune fille en détresse (comme dans les BD : Help !), il est fier, se tape la poitrine comme le semi-primate qu’il est (qu’on est toujours) et ce geste altruiste est son hybris, sa démesure. Dans un film de science-fiction on verrait qu’il passe une porte, genre porte des étoiles. C’est la faille : son altruisme se trouve sur la ligne de l’instinctif, de l’animal, mais aussi du convenu, de la Bonne Action du jour, de l’anecdote du dîner mondain, de la bravoure en costard cravate ; bref, cet altruisme comme conséquence de l’intrusion du réel  le fait basculer dans un univers de marges (à la fois temporelle, spatiale, et en termes de gestes) qu’il ne connaît pas (banlieue, actions illégales, menaces…).

Cette expérience des limites, des marges procure une énergie, une vitalité qui se manifeste d’abord dans le rire, puis dans la peur, la colère, le désir etc. Parce qu’il est limité le type, bien sûr qu’il est limité : par son corps, sa fonction, son statut etc. Cette vitalité apparaît d’ailleurs comme éphémère et vaine, une parenthèse non un style de vie.

La question de l’Autre est donc densifiée dans le rapport à l’aide, à la charité, à la compassion , elle est portée par des cris,  des pleurs, des appels à l’aide qui font la BO principale du film avec l’Ave Maria, ces appels se multiplient jusqu’à cette parabole grotesque et outrancière  (drôle ) du « bad-buzz » du film des communicants où une petite suédoise (une poupée/petite fille) qui pleure aura un sort funeste. Mais au bout du bout, au bout du bout du film :  l’exposition aura sa double page dans la presse et les mendiants continueront de mendier.

Dans ce film, j’ai aimé les failles et les intrusions farcesques : le singe, la scène du préservatif, le bruit des chaises d’une installation, les deux communicants, la ruée sur le buffet etc. J’ai moins aimé la pédagogie de la répétition formelle du carré et de la vidéo à l’enfant. Certains symboles m’apparaissent comme moins pertinents. Mais peu importe. On a reproché à ce film d’être binaire, caricatural, je ne trouve pas : la question binaire se pose plutôt en termes de lignes, de marges, de seuils, je dirai.

L’image répétitive des corps mendiants allongés semblables aux tas de graviers d’une des œuvres de l’exposition (We have nothing) souligne un statut esthétique troublant de l’Autre dans les multiples carrés. Le theatrum mundi est aussi finalement, un espace d’art contemporain, un espace de performances contemporaines : les hommes qui souffrent sont comme ces œuvres que l’on ne comprend pas sans leur notice. Ils interrogent et occupent un espace à côté duquel la vie continue.

Est-ce une œuvre cynique ? Peut-être.

Pourtant, le réalisateur suédois prend soin de ménager son spectateur : grâce à des renversements absurdes et inattendus, comme ce mendiant ignoré qui se retrouve à garder les courses chics du conservateur et à prévenir ses filles qu’il est parti. Le renversement, figure médiévale et seiziémiste de la subversion veille à ne pas étouffer et désespérer le spectateur par une parabole de l’Ecclésiaste version Stokholm.

Tout est vanité, peut-être, « il n’y a pas de Nous »* sans doute, mais c’est cela qui donne une chance à chacun de renverser une tragédie en comédie,  voire le tragique dans tout rire, c’est peut-être cela la quadrature du cercle existentiel ?

Considérer sa vie comme une forme expérimentale d’être, c’est toute la modestie et l’arrogance que l’on puisse donner à cette performance unique qu’est notre vie, non ?

Dalie Farah

source : 

https://plumesdailesetmauvaisesgraines.fr/the-square-ou-la-quadrature-du-cercle/

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