Lauréat de la Palme d’or à Cannes pour “The Square”, le cinéaste Ruben Östlund orchestre avec talent des situations humaines paradoxales, propices à la réflexion éthique. Une expérience de pensée étourdissante !
Le cinéaste suédois Ruben Östlund se penche sur les ressorts anthropologiques de la peur. Après la réussite de Snow Therapy (2015), il invite à une nouvelle expérience de pensée, politique cette fois, cherchant à restituer un état de nature, dans une cité apparemment policée.
Tout commence par une œuvre d’art contemporain réalisée à la demande d’un musée. Dans un périmètre de 4 m2, signalé par une délimitation lumineuse sur le parvis de l’institution, une plaque indique qu’ici chacun a « les mêmes droits et les mêmes devoirs » : The Square.
Dans cette zone de responsabilité commune, tout appel à l’aide serait entendu. Ce sanctuaire « de confiance et de bienveillance », établi au cœur d’une ville suédoise, suscite d’abord les sarcasmes, moquant les bons sentiments de l’artiste : la zone est restreinte et les intentions humanistes a priori partagées. Sauf que le cinéaste la filme à peine. Il balade plutôt sa caméra hors du périmètre éthique, là où plus aucun de ces principes ne tient.
Que se passe-t-il quand l’asile tombe ? Autrui suscite-t-il confiance ou méfiance ? Pour Thomas Hobbes, seule la peur nous pousse à formaliser un pacte social pour nous sortir des dangers de l’état de nature, en déléguant à l’État souverain – Le Léviathan – la charge de nous protéger.
Or pour Ruben Östlund, l’impuissance politique des gouvernements aurait amplifié la désaffection des individus envers la société. Ses membres, tentés par le repli dans des communautés fermées, seraient rattrapés par leurs instincts. Bref, la confiance entre nous serait sapée.
Inspiré par les expériences de psychologie sociale, notamment celle décrivant « l’effet témoin » – à savoir que plus nous sommes nombreux à assister à une situation critique, moins nous sommes à agir car la responsabilité est diluée –, Ruben Östlund creuse les paradoxes éthiques de ses personnages.
Parmi eux, Christian dirige le musée d’art contemporain. Commanditaire de l’œuvre d’art, cet intellectuel est animé d’idéaux humanistes. Mais tout bascule dans son existence, lorsqu’il se retrouve confronté au réel, quand le confort de sa sphère personnelle se fissure au contact de la misère, à l’occasion d’un incident.
Le cinéaste observe alors comment notre comportement (le fait d’aider ou pas, par exemple) dépend d’une situation plutôt que d’un caractère ou de valeurs personnelles. Avec cette aporie de cinéma, loin de tout manichéisme, convaincu que la vie repose sur un dilemme – agir selon ses principes lorsque les situations de la vie nous poussent à opérer les « mauvais » choix –, le réalisateur n’a décidément pas volé sa Palme d’or, à Cannes.
cedric enjalbert
source :
https://www.philomag.com/lactu/zone-dexperimentation-25329
La scène la plus délirante de « The Square » expliquée par son réalisateur
Récompensé au dernier Festival de Cannes, « The Square » offre une satire mordante du monde de l'art contemporain. Pour « Vanity Fair », le réalisateur suédois Ruben Östlund revient sur la scène la plus mémorable du film, la prestation de l'homme-singe.
Susciter le malaise. Ruben Östlund est passé maître dans l’art de pousser le spectateur hors de sa zone de confort. Snow Therapy s’attachait déjà à capturer ce moment délicat où les faux-semblants s’écroulent, où le trop plein d’animosité gâche un rituel social polissé. Comment oublier ces scènes de dîner où Ebba, rongée par la colère et l’incompréhension, prend en otage ses invités en déversant sa bile ? The Square, Palme d’or du dernier Festival de Cannes, entretient cet héritage aux sensibilités bunueliennes : à travers une série de saynètes, centrées sur le directeur d’un musée d’art contemporain (interprété par Claes Bang), le cinéaste croque ce milieu bourgeois tout en s’interrogeant sur la disparition de l'empathie dans nos sociétés.
Un cheminement qui atteint son apothéose lors d’une scène de dîner ubuesque, en forme de déclaration d'amour au punk GG Allin. Réunis dans la salle de réception d'un hôtel de Stockholm aux allures de galerie des glaces, les invités assistent en live à la performance d’un homme-singe. Une créature sauvage qui surgit au milieu de cette faune bon chic bon genre, reniflant à même leur costume trois-pièces le parfum de la gêne et de la peur... Jusqu'au dérapage.
L'inimitable Terry Notary
Derrière cette confrontation aux allures surréalistes, une inspiration pourtant bien réelle : « Ce passage est basé sur une véritable scène à laquelle j’ai assisté. Une performance de l’artiste russe Oleg Kulik (jouant sur la figure du chien, NDLR) qui a mal tourné. Ils ont dû appeler la police car il avait fini par mordre la cheville du conservateur », confie Ruben Östlund. Sorte de Jane Goodall au masculin – « il devrait y avoir des singes dans toutes les œuvres », confiait-il d’ailleurs – le cinéaste imagine donc une variation sur le même thème. D’autant qu’il trouve, au cours de ses pérégrinations sur Internet, l’interprète parfait : « Je suis souvent sur Youtube. J’adore passer du temps à regarder des vidéos. En faisant une recherche, je suis tombé sur un clip incroyable de Terry Notary », poursuit-il. Dans les coulisses de La Planète des singes, cet ex-membre du Cirque du soleil et star de la motion capture y fait une brillante démonstration de son talent, se glissant en clin d’œil dans la peau d’un gorille. Après avoir incarné animaux et créatures fantastiques à l’écran, Terry Rotary a enfin le privilège d’apparaître dans le plus simple appareil à l’écran. « Il n’y avait rien de différent pour moi. À part que ma mère m’a dit : “Terry, tu es enfin dans un film !” », confiait-il au site Awards Circuit.
Experimentation sociale
Pour plus d'authenticité, Ruben Östlund caste ses figurants dans le monde de l'art car « ils savent comment s'habiller et se comporter dans ces situations ». Si la majorité de la scène est minutieusement préparée – hormis quelques détails comme le jeu avec la serviette – le réalisateur laisse de prime abord les participants dans le flou total. « Je voulais que les figurants ressentent cette crainte de l'inconnu, qu'ils ne sachent pas ce qui allait se passer. Ils n'ont pas rencontré Terry avant la première prise, et son arrivée dans la salle », précise le cinéaste. Un sentiment de malaise qu'ils devront entretenir pendant quatre jours, le temps nécessaire pour que le réalisateur obtienne la prise parfaite.
Mission réussie : s'il y a bien une image qui reste dans l'esprit du spectateur à la sortie de The Square, c'est celle de Terry Notary tournant en cercle autour de ses proies, affichant un comportement de plus en plus agressif dans un silence pesant. Une démonstration en temps réel de ce qui est communément appelé « l'effet du témoin », soit la dissolution de la responsabilité individuelle dans un contexte de groupe, la lâcheté humaine face au danger.
Si Ruben Östlund revendique une certaine approche sociologique, ce point culminant a aussi été conçu sur mesure pour un public cannois. « J'ai imaginé cette scène en pensant à sa projection au festival. J'aimais bien l'idée que les gens en costumes dans l'auditorium Louis Lumière soient confrontés à leur propre reflet », précise-t-il. Poussant le concept jusqu'au bout, le cinéaste avait même imaginé un happening en pleine montée des marches : « Ruben avait prévu que Terry aille chercher la bagarre au hasard (...) Bon le souci, c'est que Terry avait besoin de ses bras mécaniques pour la performance. À l'aéroport de Nice, ils ont paumé son bagage. La mort dans l'âme, Ruben a été obligé d'annuler la cascade », confiait un membre de l'équipe à So Film. L'art du scandale, à l'écran comme dans la vie réelle...
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