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exercice sur le langage (Borges, "L'Aleph")

Publié le 8 Mai 2020, 09:54am

Catégories : #Exercices philo

exercice sur le langage (Borges, "L'Aleph")
A l'appui de ce document sur Borges :
http://www.fredericgrolleau.com/2019/03/borges-l-aleph.html 
 
expliquez en rapport avec la question du langage le sens philosophique de cet extrait :
 
"(...) je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d'eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacun de leur grain de sable, je vis à Inverness une femme que je n'oublierai pas, je vis la violente chevelure, le corps altier, je vis un cancer à la poitrine, je vis un cercle de terre desséchée sur un trottoir, là où auparavant il y avait eu un arbre, je vis dans une villa d'Adrogué un exemplaire de la première version anglaise de Pline, celle de Philémon de Holland, je vis en même temps chaque lettre de chaque page (...), je vis un monument adoré à Chacarita, les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo, la circulation de mon sang obscur, l'engrenage de l'amour et la transformation de la mort, je vis l'Aleph, sous tous les angles, je vis sur l'Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l'Aleph et sur l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j'eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avait vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé : l'inconcevable univers ."
Borges, L'Aleph, 1962.
 
 
 

Proposition de traitement par Mlle Daria Singer, lycée Albert-Ier de Monaco, mai 2020:

Selon Bergson, dans La pensée et le mouvant, la pensée est infinie, le langage fini, donc le langage ne peut pas tout rendre de la pensée, il est parcellaire. Nous voyons cette même idée dans l’extrait de L’Aleph par Borges, écrit en 1962. Le narrateur raconte un événement, mais il est bien incapable de décrire ou de raconter ce qu‘il a vu. Nous pouvons même citer l’auteur par rapport a cela: “Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage”.
La problématique proposée par le texte est donc la suivante: le langage permet-il rendre compte de sa vision?

La nouvelle « L’Aleph » illustre la quête d’un homme pour saisir la totalité de l’univers, à travers un point de l’univers. L’Aleph désigne la première lettre de l’alphabet hébreu et renvoie, pour la cabale, à la divinité illimitée et pure. Dans cette nouvelle, le personnage central est convaincu d’avoir eu accès à l’Aleph : c’est une sorte de point, de lumière dans l’espace contenant l’ensemble de l’univers. Le thème de cet extrait est donc cette vision. La thèse de ce passage nous explique que tout ce qui s’est produit, se produira, en tous les lieux, par tous les temps au sein de l’univers est visible dans ce point de l‘espace qu’est l’Aleph.

Cet extrait se déroule en trois temps. Tout d’abord, de la ligne 1 à la ligne 7, le narrateur explique tout ce qui est concret est visible dans l’Aleph. De la ligne 7 à 10, il décrit toutes les choses abstraites qui peuvent y être vues également. De la ligne 10 a la fin, il fait part de sa réaction face a cette vision.
Ce texte permet ainsi d’aborder plusieurs aspects de la question du langage. Quelle est l’utilité du langage? Y a-t-il un rapport entre langue et l’installation du doute ? Le langage implique-t-il la présence d’autres personnes?

 

Lorsque nous nous interrogeons sur l’utilité du langage, nous supposons que ce dernier en a au moins une. Effectivement, dans ce texte, le langage sert a communiquer, car le narrateur communique sa vision à tous ceux qui lisent ce texte, mais il sert aussi à exprimer quelque chose que j’ai à l’intérieur de moi (une pensée, une émotion). Il a donc une double utilité. Si nous suivons cette logique, plus les phrases sont longues, plus il y a d’envie de communiquer, et plus cette dernière est effective. Au contraire, dans La Route de J. Hilcoat, le manque de sujets de conversation et la réduction drastique du langage entre père et fille illustrent parfaitement le repli de l'individu sur lui-même, le recul de la culture et le retrait de la morale.

Ensuite, d’après Edward Sapir, toute conception du monde est relative à une grammaire, une syntaxe, et à un vocabulaire. Effectivement, la description, presque embrouillée, du narrateur, suppose un manque de fiabilité. Peut être, l’Aleph semblerait-il complètement différent s’il était décrit par une autre personne, parlant une autre langue. De plus, Bergson dit que "notre mémoire se ressaisit, au fur et à mesure que nous avançons, (...) sous une forme nouvelle" au sein de cadres sociaux dont l'évolution n'a de cesse de restructurer les souvenirs qui la composent. Donc le langage permet de faire part de nos pensées, mais nos souvenirs ne sont pas fiables.

Le lecteur n’a donc pas intérêt a prendre littéralement les mots de Borges. Ceci installe donc un sentiment du doute. Dans cette même idée, une autre caractéristique propre de cet auteur est l’utilisation fréquente d’une mise en abyme (“je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph”). Ceci donne des doutes sur ce qu’il nous présente. Il y a donc une remise en question récurrente de tout ce qui est écrit : c’est soit faux soit incomplet.

Claude Lévi-Strauss dit que le langage fait partie d’une culture, et que les mots servent a faire apprendre des choses à d’autres personnes. Donc, la présence du langage implique-t-elle la présence d’autres personnes ? Dans cet extrait, dans la description de la vision, le narrateur dit avoir vu “ton visage”. S’il a vu une autre personne, et qu’il la désigne dans ce texte, c’est parce qu' il veut lui faire part de sa pensée. Donc, si cet extrait n’avait aucun lecteur, le langage n’aurait pas rempli son utilité (communication et partage de sa pensée). Or, d’après Platon, dans La République, l’autarcie n’est pas possible individuellement. La présence des autres est donc indispensable, surtout au langage, mais ils peuvent aussi être insupportables, et il peut souvent être difficile ou même impossible de correctement raconter quelque chose que nous avons pensé ou vu (c’est le cas dans L’Aleph). Donc, quels que soient les rapports que nous avons avec autrui, nous ne pouvons en aucune manière accéder à son intériorité, ce qui empêche la connaissance totale que l'on pourrait avoir de lui, tout comme l’intériorité du narrateur, qui ne nous est pas accessible.

En conclusion, dans cet extrait, plusieurs aspects du langage, sont abordés. Les différentes façons de communiquer peuvent parfois constituer un obstacle, mais d’autres fois permettent de s’exprimer et de dialoguer (qualité proprement humaine). Cependant, les paroles n’ont de portée que celle autorisée, comme le dit Bourdieu, et la pensée profonde d’une personne ne nous est pas accessible par le langage.

 

Proposition de traitement par Mlle Alice Rolfe, lycée Albert-Ier de Monaco, mai 2020 :

“Aleph” est un terme linguistique, la première lettre de l’alphabet hébraïque. Le langage est la faculté de communiquer la pensée par un système de signes. L’extrait est issu du recueil de 17 nouvelles, L’Aleph, écrit par Jorges Luis Borges en 1962. Ce texte est riche en images, nous faisant, en tant que lecteurs, recourir à notre pensée. En revanche, à la fin, l’auteur mentionne l’aleph, qu’il la “vu” et rassemblant à “l’univers”.
Le monde entier est contenu dans cet Aleph, signifiant peut-être l’immortalité, et la plupart des hommes l’ignorent. Ainsi, en décrivant ce que l’auteur a vu, il immortalise ces images dans le temps et dans la pensée. On ressent une certaine angoisse du personnage qui n’arrive pas à appréhender cet univers.

Comment alors ce texte, aux images variées et transparentes, peut-il nous faire recourir au langage ? Comment démontre-t-il les différents point de vue sur l’utilité du langage ? Ce texte démontre dans la première partie (“je vis des grappes […] Holland”) que la parole a pour projet de faire en sorte que l’autre agisse ou réagisse ; la deuxième partie (“je vis en même temps […] de la mort”) nous fait comprendre que ce n’est pas juste par le langage que l’on peut comprendre  et, finalement, dans la troisième partie (“je vis l’Aleph […] univers”), l’auteur démontre l’impuissance du langage à travers le danger de comprendre l’univers.

 

Dans une première partie, le langage peut être évoqué dans l’écriture de Borges. L’auteur montre bien que l’homme est “un être doué de langage”. Ainsi, la description imagée de la première partie nous fait imaginer les scènes. La répétition de “je vis” renforce ceci, elle nous fait imaginer cela d’autant plus à travers les yeux de l’auteur. Nous avons aussi beaucoup d’éléments pour faire appel aux sensations (par exemple, le “tabac” que l’on peut sentir lorsqu’on lit le mot). Par conséquent, la première partie affirme bien la citation de Hegel: “C’est dans les mots que nous pensons.”, qui traduit la verbalisation des pensées, ce qui distingue donc la communication animale du langage humain.
Effectivement, nous assistons à une description d’un corps, les cheveux étant caractérisés par un adjectif (“violente chevelure”) qui rend la description plus vive. Donc, le début du texte justifie que l’on a besoin du langage et des mots pour imaginer et penser.

Dans un deuxième temps, le langage peut aussi exprimer infidèlement la pensée. L’auteur écrit : “je vis chaque lettre de chaque page”, il ne lit pas mais il voit les lettres. Il n’a pas besoin d’interpréter les choses avec les mots car le langage peut être inapte à exprimer les sentiments et à représenter les choses. Par exemple, le texte évoque le corps de Beatriz Viterbo, avec la seule description : “les restes atroces”. Dans ce cas-là, le narrateur n’arrive pas à utiliser le langage pour exprimer ses sentiments, et pour décrire ce qu’il ressent en pensant à ce corps.
Comme Bergson l’a dit, "Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.”D’autant plus, l’empathie n’est pas une fonction du langage, c’est un sentiment humain.

Pour finir, à partir de la troisième partie de ce texte, nous pouvons parler de l’impuissance du langage. Cette troisième partie évoque “l’Aleph” qui désigne la première lettre de l’alphabet hébreu et renvoie à la divinité illimitée et pure. C’est ce que le narrateur essaye de démontrer grâce à ce passage du texte. Le narrateur est incapable de décrire ce qu’il voit car aucun homme ne l’a regardé. Pour parler et utiliser un langage, le destinataire du langage doit être capable de comprendre, donc d’avoir auparavant vécu ce dont on parle. Ce n’est pas le cas de l’Aleph (“mais qu'aucun homme n'a regardé : l'inconcevable univers .”).
Pour finir, nous pouvons observer la forme de ce texte. Il n’y a pas de points, donc les phrases ne se finissent pas, seulement à la fin. En effet, la forme compte plus que le contenu, évoquant cet infini, et nous confrontant à la question de l’espace, du temps et de la réalité que Borges exploite.
 

Pour conclure, ce texte se rapproche bien à la question philosophique du langage. Borges arrive à évoquer les choses avec le langage explicitement mais il parvient aussi à montrer que le langage ne peut pas tout décrire.

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