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Lamartine, "L’isolement" ("Méditations poétiques",1820)

Publié le 9 Avril 2020, 16:57pm

Catégories : #Philo (Notions)

Lamartine, "L’isolement" ("Méditations poétiques",1820)

"Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une âme errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : Nulle part le bonheur ne m’attend.

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un oeil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi restè-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !"

Alphonse de Lamartine, "L’isolement" (Méditations poétiques,1820)
 

Introduction : définir l’enjeu de la lecture

Éléments de contexte
• Les Méditations poétiques sont en 1820 le premier recueil poétique du romantisme
français, après un premier développement en prose du mouvement autour de
Chateaubriand.
• « L’isolement » est le premier poème du recueil, ce qui lui donne une valeur particulière : il
annonce le reste de l’œuvre et présente ainsi la nouveauté de la poésie de Lamartine.
 

L’unité du passage choisi
• Les sept premières strophes du passage (des quatrains d’alexandrins en rimes croisées,
autrement dit une forme assez simple) dressent la description (le « tableau changeant »,
puis les « doux tableaux ») du paysage à l’intérieur duquel se tient la figure du poète, dans
une solitude avouée au dernier vers du passage.

Mouvement du passage
• Les quatre premières strophes font la description du paysage au moment de la fin du jour.
• Les trois strophes suivantes explicitent le regard du poète sur ce paysage : il affirme sa
tristesse et au-delà même son indifférence.
Enjeu de l’explication
• Quel lien le texte crée-t-il entre le paysage (extérieur) et la personnalité (intérieure) du
poète ?
• Comment la construction du paysage permet-elle au poète d’inventer sa voix et de
dessiner sa figure à l’orée du recueil ?
Éléments d’explication linéaire
• Le titre
- Le poème a pour titre un substantif très général, qui semble décrire un état, une
condition objective dont rien ne dit qui il concerne : le poète ? l’homme en général ? Le
voyageur ? Alphonse de Lamartine ?
• Première strophe
- La strophe dessine la figure d’un poète qui regarde d’en haut un paysage complexe.
- Le rythme est très régulier, avec une superposition des groupes grammaticaux et des
ensembles prosodiques.
- La figure du poète, installée au cœur de la strophe (dans les quatrième et cinquième
hémistiches), semble à l’arrière-plan par rapport aux éléments du paysage (la montagne,
le vieux chêne, la plaine) qui occupent la majorité de la strophe, consacrée au « tableau
changeant » du soir qui tombe.
- La strophe oppose – de façon très claire dans le dernier vers – l’immobilité retirée du
poète et le mouvement fuyant du monde qu’il regarde.
- On est donc dans un univers qui semble construit selon la perspective d’un regard
poétique tourné vers l’extérieur.

• Deuxième strophe
- Ce regard désigne aux lecteurs les différents éléments qui construisent le paysage,
structurant la strophe entre « ici » et « là ».
- Le monde apparaît comme une totalité vivante : le fleuve, animalisé par les verbes,
dessine la ligne de fuite du tableau ; les eaux « dormantes » du lac participent également
de cette âme du monde mise en place progressivement par le poème.
- Au mouvement du fleuve s’oppose l’immobilité du lac, rejouant dans le paysage
l’opposition esquissée dans la première strophe entre le poète et le monde.
- Le soir annoncé dans la première strophe se poursuit ici avec l’évocation de l’étoile.
- La description semble se faire en plusieurs dimensions : non seulement le regard
du poète crée de la profondeur, mais à l’horizontalité du lac répond la verticalité du
mouvement de l’étoile réfléchie dans le fleuve.
- Un effet de totalité très puissant est mis en place par la substitution des eaux du lac
au ciel qu’elles reflètent : le lecteur se retrouve dans un univers très homogène et
enveloppant.

• Troisième strophe
- Le tableau se complète encore, comme si le regard du poète continuait de faire le tour de
ce paysage nocturne.
- Le vieil arbre de la première strophe trouve un écho dans les « bois sombres » où
s’anticipe – par l’effet de rime – la mention de la nuit qui s’élève : au fur et à mesure que
le lecteur avance dans sa lecture, le soleil disparaît et la nuit s’impose. Si le paysage est
ainsi changeant, c’est qu’il correspond à un moment de la journée emblématique de la
fugacité du monde, le crépuscule.
- Cette strophe fait bien apparaître la grandeur du paysage, avec les forêts qui
« couronn[ent] » les monts.
- Cette noblesse se traduit aussi par la périphrase très codée et très datée de « la reine
des ombres » et de son « char vaporeux » pour désigner la lune et les nuages. Rimbaud
parlera de la « forme vieille » qui « étrangl[e] » encore Lamartine : cette strophe montre
la subsistance de l’influence néo-classique sur le jeune Lamartine, qui pourtant lutte
contre elle en simplifiant son écriture pour donner l’impression d’une expression sincère
et directe du sentiment.

• Quatrième strophe
- La strophe suivante reste attachée à cette hauteur, à cette verticalité omniprésente dans
le poème et que balance régulièrement une forme d’horizontalité réaffirmée.
- Mais après les éléments picturaux – et peut-être parce que la nuit semble maintenant
tombée et que le paysage disparaît ou s’estompe – ce sont des éléments sonores qui
apparaissent, avec le son des cloches d’une église gothique. Le poème mobilise ici,
comme souvent dans le romantisme (aussi bien littéraire que pictural), un imaginaire
médiéval et religieux, pour compléter la scène.
- La grande simplicité de la scène affirme à nouveau la profonde cohérence de cet univers
qui semble vibrer d’une musique omniprésente (les « saints concerts » des vêpres
riment avec « les airs »), et rien ne semble échapper à cet instant de cohésion du monde,
pas même le « voyageur » qui semblait devoir figurer le caractère éphémère de la vie
humaine.

• Cinquième strophe
- Le « mais » initial marque un tournant dans le texte : le poème évoque la rupture entre ce
monde, qui semblait habité par une promesse de paix et de cohérence, et le poète.
- S’explique ici l’impersonnalité du titre choisi, avec cette « âme indifférente » du poète
(capable cependant de noter que le monde est composé de « doux tableaux »).
- Ce n’est donc pas l’émotion face au monde qui fait écrire le poète ; ce n’est pas la beauté
de l’univers qui semble pouvoir le « charme[r] » ou le « transport[er] ». Au contraire, il
semble écrire depuis une position de retrait radicale : ce qui lui permet de « contempl[er]
la terre », c’est bien d’être séparé d’elle. Ce n’est pas seulement qu’il est en hauteur,
c’est qu’il est « une âme errante » (la figure du voyageur est ainsi radicalisée de façon
inquiétante) et même – comme le dit la chute de la strophe – un « mort », un fantôme.
- Ce dernier vers synthétise en une formule frappante toute une série d’éléments du
poème : la nuit qui tombe sur l’univers apparaît ainsi comme le signe de la mort sous
lequel existe désormais le poète.
eduscol.education.fr/ - Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse - Juillet 2019 5

• Sixième strophe
- Si le mouvement du regard amorcé dans la première strophe est repris ici, il se retourne
contre lui-même et aboutit à un échec. Le second hémistiche, construit sur l’écho
sonore entre « en vain » et « ma vue », mais plus généralement les rythmes binaires
omniprésents dans la strophe, semblent enfermer le poète dans un univers qui se défait
sous son regard.
- La prise de parole marquée par le discours direct du dernier vers, en mettant en scène
le discours du poète dans le poème, glose l’« indifférence » de la strophe précédente par
l’affirmation de l’absence de bonheur.
- Le cosmos évoqué dans les strophes précédentes, et repris par l’accumulation de
rythmes binaires omniprésents dans les deux premiers vers, synthétisé par le rappel
de « tous les points » au troisième vers, se voit annulé par le « nulle part » dramatisé
énonciativement au quatrième vers. Pour la voix fantomatique du poète, l’univers entier
semble échapper. La fugacité de l’univers devient la sensation partagée avec le lecteur.
• Septième strophe
- Aux effets binaires succède un rythme ternaire, à l’effet de totalité marqué : le poète
continue ainsi à décliner cette idée de la vanité du monde.
- La prise de parole directe – qui relègue le monde au second plan en rompant avec
la logique descriptive des premières strophes – se poursuit avec des phrases
interrogatives et exclamatives qui affirment la déprise du monde caractéristique du
poète.
- Les rythmes prosodiques permettent à l’écriture par apposition de mimer cette
destruction du monde opérée par le poète : « ces vallons, ces palais, ces chimères »
sont repris par l’expression de « vains objets », comme les « fleuves, rochers, forêts »
apparaissent comme autant de « solitudes ».
- Le dernier vers du passage donne la clef de cette mort qui caractérise la voix poétique :
il a perdu l’être aimé. La forte opposition rhétorique « un seul »/« et tout » dramatise cet
« isolement » du poète privé du seul être qui rendait pour lui le monde habitable.

Conclusion
- L’isolement et le retrait deviennent ainsi, à l’orée du recueil, des caractéristiques du
poète endeuillé, marqué par la perte de l’être aimé, et l’entrée dans la nuit d’un paysage
qui n’est peint que pour être « absenté » ne laisse de cette figure que la voix élégiaque :
le « je » du poète parle paradoxalement pour marquer sa solitude, pour prendre congé
du monde voire lui donner congé. Mais le tableau lui-même est déjà construit selon un
mouvement de fuite : il s’évanouit sous le regard du poète, avant même d’être assombri
par la nuit.

source : 
https://cache.media.eduscol.education.fr/file/FRANCAIS/86/6/RA19_Lycee_GT_2-1_FRA_ExplicationLineaire-exemple_1160866.pdf

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