ÉTUDE DU FILM
Commentaire philosophique
Le plan de Barry Lyndon est simple et bien connu : une ascension suivie d’une chute. La clé de voûte, au milieu du film, est une scène de jeu et de séduction toute en douceur et en finesse. Dans le clair-obscur des chandelles, les maquillages blafards masquent les sentiments, les corps engoncés dans de somptueux costumes sont figés. Tout respire ici le raffinement et la civilisation, sans trop soulever les poitrines, sans qu’un souffle bruyant rappelle inopportunément l’animalité première de notre condition. Celle-ci est pourtant bien là, tapie dans l’ombre, et guide les regards qui, seuls, vont exprimer le désir.
Comme il a bien progressé, ce jeune Barry, que l’on a vu d’abord si nigaud, si maladroit, avec sa cousine qui le séduit en se jouant de lui, avec son rival qui se débarrasse de lui grâce à un subterfuge, avant qu’il ne se fasse détrousser au coin du bois dès ses premiers pas d’aventurier en herbe ! Barry a « appris la vie » comme disent les cyniques d’aujourd’hui, enfin, il a appris à jouer et à tricher. Il a appris les codes des apparences, mais ceux-ci sont superficiels, ils suffisent pour donner le change, pas pour s’installer dans la profondeur de l’Être.
Barry a saisi sa chance, mais saura-t-il en profiter ? Juste après la scène de séduction on retrouve Barry et sa jeune maîtresse sur un plan d’eau. Un homme dirige leur coquille de noix avec une perche, un voilier traverse l’arrière-plan. Barry se laisse porter, il se laisse diriger par d’autres et profite simplement des circonstances. Il agit, certes, et fait des choix. Sans cela il n’aurait pu accomplir son ascension.
Mais il reste toujours, au fond, ce garçon qui bénéficie de sa belle figure et d’un caractère opportuniste qui ne suffiront pas pour s’installer durablement dans la haute société. Il ne dispose pas de la science qui lui permettrait de naviguer dans les salons du « beau monde », il ne saura pas se concilier le fils de son épouse et renforcer sa situation en se conduisant en famille comme un « bon père, bon époux ». En fait il ne saura pas apprécier sa chance et la vivre pleinement. Barry Lyndon sait survivre en saisissant au coup par coup les perches qui lui sont tendues, mais il ne sait pas vivre en habitant vraiment la place qui est devenue la sienne. Question de caractère ? Question d’éducation ?
Nous ne savons rien du père de Barry, à part qu’il est mort dans un duel. Nous ne savons rien de l’éducation qu’il a reçu, sinon que sa mère, devenue veuve, a refusé de se remarier pour se consacrer entièrement à son fils. Nous ne savons rien de son enfance. Nous découvrons Barry en jeune adulte plutôt pataud et maladroit avec sa cousine et l’on peut voir qu’une fois marié Barry ne peut s’intégrer à la noblesse, car il n’en possède pas la culture. La superficialité et l’opportunisme de Barry, qui lui ont permis de s’élever, provoqueront sa chute. Car il n’est pas donné à tout le monde d’être, comme le dit Nietzsche à propos des Grecs, «superficiel par profondeur ».
Textes philosophiques
« Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière (…) parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre tandis qu’elle continue à se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère sans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.»
Spinoza, Lettre 58 à Schuller
L'art et les passions
"La sauvagerie, force et puissance de l'homme dominé par les passions, [...] peut être adoucie par l'art, dans la mesure où celui-ci représente à l'homme les passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l'homme tel qu'il est. Et en se bornant à dérouler le tableau des passions, l'art alors même qu'il les flatte, le fait pour montrer à l'homme ce qu'il est, pour l'en rendre conscient. C'est [...] en cela que consiste son action adoucissante, car il met ainsi l'homme en présence de ses instincts, comme s'ils étaient en dehors de lui, et lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce rapport, on peut dire de l'art qu'il est un libérateur. Les passions perdent leur force, du fait même qu'elles sont devenues objets de représentations, objets tout court. L'objectivation des sentiments a justement pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou moins étrangers. Par son passage dans la représentation, le sentiment sort de l'état de concentration dans lequel il se trouvait en nous et s'offre à notre libre jugement."
Hegel, Esthétique, 1818-1829
« J’ai traité le déterminisme physique de cauchemar. C’est un cauchemar parce qu’il affirme que le monde entier, avec tout ce qu’il contient est un gigantesque automate, et que nous ne sommes rien d’autre que des petits rouages, ou des sous-automates dans le meilleur des cas.
Il détruit ainsi, en particulier, l’idée de créativité. Il réduit à l’état de complète illusion l’idée que, dans la préparation de cette conférence, je me suis servi de mon cerveau pour créer quelque chose de nouveau. Ce qui s’est passé là, selon le déterminisme physique, c’est que certaines parties de mon corps ont tracé des marques noires sur un papier blanc, et rien de plus : tout physicien disposant d’une information suffisamment détaillée pourrait avoir écrit ma conférence grâce à cette méthode très simple : prédire les endroits précis ou le système physique composé de mon corps (y compris mon cerveau , bien sûr, et mes doigts) et de mon stylo tracerait des marques noires.
Ou, pour utiliser un exemple plus frappant : si le déterminisme physique est correct, alors un physicien complètement sourd, qui n’aurait jamais entendu de musique de sa vie, pourrait écrire toutes les symphonies et tous les concertos de Mozart ou de Beethoven, au moyen d’une méthode simple, qui consisterait à étudier les états physiques précis de leur corps et à prédire où ils traceraient des marques noires sur leur portée. Et notre physicien sourd pourrait même faire bien mieux : en étudiant les corps de Mozart et de Beethoven avec assez de soin, il pourrait écrire des partitions qui n’ont jamais été réellement écrites par Mozart ou Beethoven, mais qu’ils auraient écrites si certaines circonstances de leur vie avaient été différentes - s’ils avaient mangé, disons, de l’agneau au lieu de poulet et bu du thé au lieu de café. »
Karl POPPER, La Connaissance objective, 1972.
@ « La conformité à un plan du cours de la vie de chacun, à laquelle nous faisons ici allusion, s’explique certainement en partie par l’immutabilité d’un caractère inné, et sa conséquence inflexible qui reconduit toujours l’homme dans la même voie. Chacun reconnaît ce qui convient le plus à son caractère d’une manière si immédiate et si sûre qu’il ne l’admet pas du tout dans sa conscience claire et réfléchie, mais il agit pourtant immédiatement et comme instinctivement d’après cela. (…) Grâce à lui, tous, à moins qu’il ne leur soit fait violence de l’extérieur ou par l’effet de leurs propres idées fausses et de leurs préjugés, poursuivent et saisissent ce qui leur convient individuellement, mais sans pouvoir s’en rendre compte. Ils ressemblent à la tortue couvée par le soleil dans le sable qui, une fois sortie de l’œuf, réussit aussitôt à prendre la bonne direction, bien qu’elle ne puisse pas voir l’eau. C’est donc là le compas intérieur, la traction secrète qui mène exactement chacun sur le chemin qui lui est seul convenable, chemin dont il n’aperçoit la direction régulière qu’après l’avoir parcouru. – Pourtant, cela peut sembler insuffisant, en face de la puissante influence et de la grande force des circonstances extérieures. »
A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena, Tome I, Partie I, Spéculation transcendante sur l’apparente préméditation dans le destin de l’individu.
@ «Notre monde civilisé n’est donc qu’une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des ecclésiastiques, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et le reste ; mais ils ne sont pas ce qu’ils représentent ; ils sont de simples masques sous lesquels se cachent en général des spéculateurs (moneymakers). L’un revêt le masque du droit qu’il a emprunté à son avocat uniquement pour pouvoir faire enfermer un autre, le second a choisi celui du bien public et du patriotisme dans le même but, le troisième celui de la religion ou de la réforme religieuse. Beaucoup se sont déjà revêtus du masque de la philosophie, de la philanthropie, etc., à toutes sortes de fins. Les femmes ont moins de choix ; dans la plupart des cas, elles utilisent le masque de la décence, de la pudeur, des qualités domestiques et de la modestie. Et puis il y a aussi les masques universels, sans caractère particulier, les dominos, pourrait-on dire, que l’on rencontre partout ; ce sont ceux de la stricte intégrité, de la politesse, de l’intérêt sincère et de l’amabilité souriante. Presque toujours, comme nous venons de le dire, sous ces masques se cachent des industriels, des commerçants et des spéculateurs. De ce point de vue, les marchands constituent la seule classe honnête. Seuls ils se donnent pour ce qu’ils sont, vont donc sans masque ; pour cette seule raison ils occupent un rang peu élevé. Il est très important d’apprendre de bonne heure, dès la jeunesse, qu’on se trouve au milieu d’une mascarade. Autrement il est beaucoup de choses qu’on ne pourra ni comprendre ni atteindre. »
A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena, Partie II, VIII De l’éthique, § 114.
@ « Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence était la vertu ; si nos maximes nous servaient de règles (…) ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, et la vertu ne marche guère en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, et son élégance un homme de goût ; l’homme sain et robuste se reconnaît à d’autres marques : c’est sous l’habit rustique d’un Laboureur, et non sous la dorure d’un Courtisan, qu’on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l’âme. L’homme de bien est un Athlète qui se plait à combattre nu : il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l’usage de ses forces, et dont la plupart n’ont été inventé que pour cacher quelque difformité. Avant que l’Art eut façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles ; et la différence des procédés annonçait au premier coup d’œil celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure, mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnait bien des vices. »
J. J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I.
@ « Celui qui vit parmi les hommes se sent toujours de nouveau tenté d’admettre que méchanceté morale et incapacité intellectuelle soient étroitement liées, parce qu’elles naîtraient directement d’une racine unique. (…) Cette illusion qui vient simplement de ce qu’on les trouve toutes les deux souvent ensemble, s’explique entièrement par l’apparition très fréquente des deux ; il leur arrive par conséquent facilement de devoir cohabiter sous un seul toit. Mais il est incontestable qu’elles y collaborent pour leur avantage réciproque, et de là vient l’apparence si désagréable que bien trop d’hommes présentent, et que le monde va comme il va. La sottise est particulièrement favorable à la claire manifestation de la fausseté, de la bassesse et de la méchanceté, alors que la finesse sait mieux les dissimuler. Et, d’autre part, combien de fois la perversité du cœur de l’homme l’empêche de comprendre des vérités à la hauteur desquelles son intelligence s’élèverait parfaitement. »
A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena, Partie II, VIII De l’éthique, § 114.
Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
Séquences étudiées
Le début du film (générique et 1er duel)
Le jeu de séduction avec Nora
Les rencontres fortuites (les brigands, le cheval dérobé)
La rencontre avec Lady Lyndon
"Nous nous croyons libres car nous ignorons les causes qui nous déterminent."
Déterminisme ou liberté ? Opportunisme ou stratégie ? Un homme normal, oserais-je dire banal, plongé dans un destin hors norme, qui le dépasse, qu'il croit avoir choisi alors qu'il est choisi. Contraste entre beauté transcendantale de l'Art et banalité immanente de l'humain pris dans le flux de l'histoire. Kubrick est un mélancolique qui sublime l'âme humaine dans ce qu'elle possède de plus vil mais aussi de plus touchant. Barry Lyndon est une œuvre dans laquelle nous aimons retrouver toute la vanité de l'homme, à laquelle nous nous identifions - comme un plaisir masochiste - tout au long de notre existence. Un phare qui nous rappelle à notre pauvre condition et à la splendeur que l'art peut faire jaillir en nous et contre nous. Tout le paradoxe de l'être humain qui opère toujours sur nous avec la même fascination.
Barry Lyndon condense en 3h l'Histoire de l'homme dans un monde rétréci à sa plus impure quintessence, à la fin d'un siècle qui montre l’achèvement d'un cycle et le commencement d'une nouvelle ère.
La verticalité transcendantale de l'Histoire, qui écrase l'homme, dans l'horizontalité des événements de l'histoire. La crudité, la trivialité de l'histoire en train de se faire face à la beauté formelle (visuelle et sonore) de l’œuvre.
Barry ne fait que suivre la trajectoire de tout humain à qui semble se profiler le libre arbitre mais où une volonté supérieure (rôle de la voix off qui annonce ce qui va advenir, incarnation du narrateur, du réalisateur, du démiurge ?) agit au-delà de lui-même, à l'image d'un déterminisme quantique. Les espaces de "libertés pures" sont réduits à des propositions anecdotiques auxquelles le spectateur peut s'identifier mais que l'histoire a mis sur son chemin comme une conséquence de la grande Histoire. Les recherches de causalités sont toujours liées à un "objet identifiable" et dont l'origine, même si elle est le fruit d'un hasard ou d'une contingence imbriqués au scénario (le capitaine Podzdoff qui se trouve dans la maison en présence de Barry...) peut être, à son tour, déconstruite. Ces impulsions, certes scénaristiques mais intrinsèquement liées à Barry et aux choix ou opportunités qu'il opère au fil de ses péripéties, servent à donner des inflexions majeures à la tournure de l’histoire pour Kubrick qui fait évoluer son "pion" comme un joueur d'échec dans le damier déjà établi de l’Histoire.
Barry est toujours l'objet de stratèges et donc de stratagèmes associés (que ce soit le premier duel truqué, le capitaine Podzdoff qui le piège avec le général Williamson, puis le chef de la police qui l'embauche pour espionner M. de Bari Bari, sa mère qui lui rappelle que l'obtention d'un titre est tributaire de son ascension sociale et de la conservation d'un patrimoine, ou la société elle-même qui le manipule, et enfin le réalisateur lui-même qui tire toutes les ficelles). La stratégie de Barry ne se voit qu'a posteriori car Kubrick insiste sur les hasards des rencontres qui orientent ses choix, a priori, et sa volonté d'ascension sociale. C'est là toute l’ambiguïté de Barry Lyndon. Il est arrivé à l’endroit où il le voulait (apogée sociale) en se servant du réel tel qu'il se présentait à lui, par opportunisme, et non par un choix volontaire. C'est ce qui le différencie d'un stratège, anticipant les coups, avec intelligence et clairvoyance. En ce sens Kubrick, comme dans tous ses films, a une vision pessimiste et amoindrie de l'homme.
Il n'en demeure pas moins que toute l’ambiguïté qui existe entre le destin de Barry (dualisme entre liberté et déterminisme) et ce que nous montre et nous fait entendre Kubrick à l'écran, laisse une étrange saveur que la voix off (par exemple) permet de relativiser. Elle donne au spectateur la voie de sa liberté vers une réflexion (raison) et une dimension ironique caractéristiques du cinéma de Kubrick.
"Le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née de l'esprit et renaissant toujours à partir de l'esprit."
Une histoire de la peinture ou une peinture de l'Histoire ?
Toute la première partie du film suggère des tableaux, en plans fixes, animés par des zooms arrières par ? quelques mouvements de caméra. Ces tableaux sont à l'image de la picturalité que veut dépeindre Kubrick, rendant hommage aux peintres de l'époque et imposant au cinéma une innovante perspective. On découvre ainsi la teneur des plans (point de départ ou cadrage initial, composition, mouvements des personnages s'il y en a, intensité dramatique, "tableau complet" ou point d'arrivée...) et le sens qu'ils apportent au récit dans leur imbrication successive.
De ce fait, Kubrick modifie le cadrage initial (élargissement progressif) pour mieux insérer son personnage dans un autre cadre, plus complet, plus complexe aussi, relativisant son inscription dans le décor. Tout se passe comme si nous étions l’œil collé sur un détail et que progressivement (la vitesse constante est essentielle) nous nous reculions jusqu'à découvrir un tableau avec un cadre fini.
Une cinématique axiale dans la troisième dimension (profondeur), propre au cinéma, caractérise un choix formel d'un nouveau type de plan séquence et une volonté de toujours limiter le personnage (et donc sa liberté de mouvement) dans un cadre fermé. La somme des "tableaux cinématographiques" joue ainsi le rôle formel d'une narration visuelle dynamique de juxtaposition, comme si nous étions dans un musée (se référer aussi à la séquence où Barry sélectionne un tableau dans une galerie), observant avec une acuité maximale chaque tableau depuis un point central, nous reculant peu à peu jusqu'à le voir dans ses contours les plus grands, sans voir notre déplacement latéral entre chacun d'eux. Elle éclaire le sens du personnage pris dans le flux dramatique du récit, avec une certaine distanciation comme on pourrait le voir dans un tableau de Hogarth, Menzel ou Chodowiecki.
Ce choix esthétique est révolutionnaire pour le cinéma mais classique pour l'art pictural. A cet égard, nous pourrions nous interroger sur le lien singulier que veut établir le réalisateur entre la cinématique (mouvement dans le temps) propre au cinéma et la fixité d'une œuvre picturale (notion d'espace) unifiées par le cadre et sa composition (étagements des plans, perspective/profondeur de champ, harmonie, équilibre, beauté, sens) comme point de convergence.
La violence et la mort chez l'humain ,...trop humain.
La seconde partie, plus "humaine", va signifier à la fois l'apogée puis la chute de Barry. Elle est plus contrastée sur le plan formel, contenant des mouvements de caméra d'une beauté et d'une subtilité rarement atteintes au cinéma. Les gros plans sont plus nombreux, les travellings et panoramiques également. On songe au plan qui montre la première apparition de Lady Lyndon en profondeur de champ, après un travelling latéral, Barry au premier plan. Leur union est scellée par ce mouvement d'appareil (zoom avant).
Cette séquence fait émerger la violence de Barry à l'encontre de son beau fils, Lord Bulington. Lors d'un concert dans leur château, c’est-à-dire au point culminant de la représentation sociale, Barry se jette littéralement sur Bullington, manquant de le tuer et l'humiliant. La chute sera sociale, humaine (perte de sa jambe), et cinématographique (personnage, anti-héros). La violence chez Kubrick est inhérente à l'être humain, elle le corrompt et l'isole. Dans 2001, ou Orange mécanique, elle était originaire chronologiquement dans la transformation des hommes. Dans Barry Lyndon, elle est secondaire, même si elle implique des conséquences similaires.
La thématique de la mort, corréla de la violence, sera l'autre motif de cette seconde partie.
On pourrait se poser la question de ce qui anime la volonté de créer chez Kubrick. Ce qui le pousse, trouve-t-il son origine dans un déterminisme quelconque ou s'inspire-t-il d'actes animés par la seule liberté ? Il sait que les (grands) artistes sont attendus sur le plan formel, seule véritable expression de la liberté. La forme ne se voit pas, elle est.
Kubrick est un cinéaste-philosophe qui nous donne à voir sa vision pessimiste de l’être humain, qui ne trouve qu'à de très rares moments grâce à ses yeux, et notamment dans l'invisible perception que l'Art permet.
La dialectique chez Kubrick
L’œuvre de Kubrick est une immense preuve dialecticienne. Il aime opposer deux mondes antagonistes pour mieux appréhender son discours de cinéaste et mettre en perspective la dualité de l'Homme.
Le début de Barry Lyndon met en place la situation dans laquelle va devoir évoluer le jeune Barry (rites initiatiques). Que ce soit d'ordre amoureux, social ou la rivalité avec les autres, ce monde apparaît de plus en plus hostile. C'est en créant une première rupture (créée artificiellement, puisque nous apprendrons plus tard dans le film que le duel était truqué) dans le récit que Kubrick "embarque" le jeune Redmond Barry dans de nouvelles aventures. Son ascension, comme développée précédemment, n'est que le fruit d'une contingence d'événements dont il sait profiter. Il acquiert ainsi une nouvelle stature sociale qui s'incarne dans la rencontre avec Lady Lyndon (scène au centre de "gravité" du film). Il est alors au sommet, à son apogée. L’œuvre est construite comme une parabole (aux deux sens du terme) avec une période d'ascension, un point culminant qui précède une phase de décroissance.
A l'instar d'Alex dans Orange Mécanique qui pendant toute la première partie du film est dans son élément naturel, il met en œuvre ce pourquoi il existe : l'expression de sa violence. Il jouit de ce qu'il est. La comparaison peut se prolonger à Full Metal Jacket (la violence explicite de l'instruction militaire de la première partie), Shining (Jack trouve dans l’hôtel Overlook un lieu apaisant pour se consacrer à l'écriture), Eyes Wide Shut (le calme apparent d'une relation d'un couple très aisé new-yorkais). Tous ces mondes trouvent leurs antagonismes dans une seconde partie de film. Pour Barry Lyndon, ce sera la violence à l'égard de son beau-fils qui le fera basculer dans l'autre monde, celui d'une déchéance absolue (perte de la reconnaissance sociale, perte de son fils, perte de sa femme, perte de sa jambe,....). Kubrick montre de la sorte que tout à un revers et que le calme apparent n'est qu'une illusion, un artifice créé de toute pièce par la société humaine. Tout ce qui comptait de plus cher à ses yeux disparaît et le remet dans une situation qui semble pire que celle qu'il avait au début du film, retrouvant, comme l'ultime preuve d'un déterminisme (en tout cas social) sa place de modeste Irlandais (conférant à la voix off finale un rôle d'aplanissement ironique, puisque nous sommes tous égaux quoi qu’il en soit).
Dans certaines séquences ce mouvement dialectique est interne à la scène même. Il est montré dans une même temporalité narrative. Il en va ainsi du rôle de la voix off et de la musique qui s'opposent le plus souvent aux images et/ou à la narration. Ce conflit nietzschéen entre deux forces antagonistes anime toute l’œuvre du réalisateur et il est impossible pour le spectateur de s'identifier complètement à un personnage (ce qu'on a souvent reproché à Kubrick). Il n'exprime de ce fait qu'à de très rares moments de l'empathie à l'égard de ses protagonistes, exception faite de Lady Lyndon, pour laquelle nous ressentons une certaine peine que sa mélancolie effective renforce.
La raison contre la passion. Ce film se déroule au XVIII, siècle qui obsède Kubrick dans tous ses films. Que ce soit dans Les Sentiers de la Gloire (château qui accueille les officiers), dans 2001, L’Odyssée de l’Espace (chambre où Bowman vieillit, à la fin du film), dans Orange Mécanique (Alex dans la boutique habillé en habits de l'époque), dans Eyes Wide Shut (scène dans le château avec les masques). Ce siècle, apogée du rationalisme, doit admettre la réalité de la passion et son expression au travers des beaux arts et de la poésie. Ainsi, comme l'écrit J. Starobinski dans L’Invention de la Liberté 1700-1789, "d'emblée l’œuvre d'art se voit assigner une fonction psychologique où prédominent la valeur de l'émoi et de l'intensité. L’œuvre se définit par son effet subjectif."
Analyse séquence : le jeu amoureux de Barry et Lady Lyndon.
Cette séquence est construite comme une pièce de musique. Kubrick passait beaucoup de temps à rechercher la musique de ses films. Il n’utilisa que très peu de musique de film à proprement parlé, c’est-à-dire composée par un musicien pour le film. Il préférait prélever de la musique déjà composée et en particulier celle du répertoire classique, romantique ou contemporain. En ce sens, son rapport à la musique est une singularité que la vision de ses films renforce par un sens aiguisé de la musicalité des images. Kubrick est un cinéaste de l’image pure et du son pur. Il reste un héritier de la grande tradition des frères Lumière. Son parcours de photographe y est sans doute pour beaucoup. La séquence est donc bâtie en parfait synchronisme avec le Trio Op. 100 de Schubert (en particulier le 2e mouvement andante, c’est-à-dire « en marchant »). La version choisie par Kubrick privilégie la tension, l’étirement des tempi et le romantisme qui s’en dégage. Toute la structure donnée par le piano correspond au tempo, au rythme de cette scène. Elle se décompose en deux grandes parties, la première autour de la table de jeu où le jeu de regards est plus explicite que tous les dialogues imaginables et la seconde qui nous montre Lady Lyndon, après avoir quitté la table de jeu, être rejointe par Barry.
Le climax du film, une apothéose dans le jeu et le raccord des instruments (violon et violoncelle) est en parfaite adéquation avec le mouvement de la caméra et celui des personnages (aussi bien sur le plan psychologique, accord des sentiments; que physique, jusqu’au moment où Barry lui prend la main). La musique de Schubert et l’intention de chacun des protagonistes expriment une unité, un sens où convergent émotions et beauté formelle. Kubrick montre que le cinéma est l’art insurpassable de l’union de l’image et du son, qui participent ensemble à créer une émotion particulière chez nous spectateur. La confrontation, au sens de juxtaposition concomitante, de certaines images et d’une certaine musique crée une nouvelle entité "audiovisuelle" propre au langage cinématographique. On se souvient de l’expérience similaire dans 2001, L’Odyssée de l’Espace avec Le Beau Danube Bleu de J. Strauss. Une valse intersidérale où la beauté surgissait de ce décalage entre une musique d’une autre époque avec des images du futur et l’adéquation entre le mouvement des vaisseaux dans l’espace et le rythme insufflé par la musique. Une force capable d’imprimer en nous une sensation de découverte dans le connu et un souvenir indélébile qu’une telle séquence continue à agir en nous longtemps après son audio-vision.
source : https://fractale24.blogspot.com/p/barry-lyndon.html
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