"Ma troisième maxime était de toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible.
Et ceci me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content.
Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants ou des ailes pour voler comme les oiseaux.
Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune et, malgré les douleurs de la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux.
Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu'aucun des autres hommes qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent."
René Descartes, Discours de la méthode (1637), partie 3.
Situation du texte.
1637, parution à Leyde, Pays-Bas, le pays où habite Descartes, du Discours de la méthode. L’ouvrage est écrit en français, une nouveauté à l’époque pour un livre de philosophie. Il comporte six parties. Le texte qui est l’objet de cette explication appartient à la troisième partie. On a coutume d’appeler celle-ci morale provisoire ou, comme l’écrit Descartes «morale par provision». Le sens de cette «provision» fait débat, nous y reviendrons plus tard.
La place, le rôle de cette troisième partie ne peuvent être comprises que relativement au projet cartésien tel que présenté dans ce Discours de la méthode. Descartes commence par faire une sorte de bilan de ses années d’études et de ses années de voyages. Un bilan présentant au final un solde négatif et faisant naître un sentiment de déception. Son esprit se meut dans l’incertain, au mieux le vraisemblable. Comment dépasser ce scepticisme et parvenir enfin à établir une certitude ? Pour cela il convient de tout reprendre à zéro en s’appuyant sur une méthode – d’inspiration mathématique – grâce à laquelle il va pouvoir conduire sa raison. Le premier principe de cette méthode : «ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse auparavant être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.»
La mise en œuvre d’un tel principe conduit ainsi Descartes à examiner attentivement le fondement de ses opinions, à rejeter comme fausses celles qui ne se présentent pas comme absolument évidentes et cela, jusqu’à ce qu’il trouve enfin une certitude absolument indubitable. Bref, le projet cartésien commence avec une exigence de vérité inséparable d’une mise en question radicale de tout ce qui, jusqu’à maintenant, a tenu lieu de vérité. C’est le fameux doute cartésien.
Mais la vie intellectuelle adopte un autre rythme que la vie tout court. La découverte de cette certitude première peut attendre, le chemin de la remise en question peut être long. La vie, elle, n’attend pas. Elle exige que nous agissions, que nous prenions des décisions, souvent dans des situations incertaines. Comment vivre cette vie le mieux possible ? Comment, privé de toute certitude intellectuelle, se donner les moyens raisonnables d’être heureux ? Pour cela Descartes décide de se donner des règles pour agir, soit ce qu’il appelle des maximes, «trois ou quatre maximes» écrit-il. L’énoncé, l’explicitation de ces maximes sont précisément l’objet de la troisième partie du Discours de la méthode et le texte que je me propose d’expliquer concerne la troisième de ces maximes.
Les données du problème :
Ce que visent les désirs c’est, sans conteste, le bonheur ou, ce que Descartes appelle le «contentement». Tout homme cherche le contentement. Cette quête est universelle. Elle est ce qui donne sens à la vie de chacun, car ce que chacun entreprend de faire, il le fait pour être heureux. Le bonheur, quelle que soit l’idée que l’on s’en fait, est la fin ultime de l’action humaine.
Comment expliquer que ce désir d’être heureux soit si peu satisfait chez la plupart des hommes ? L’homme désire être heureux et il n’y parvient pas, ou mal. Sa recherche du bonheur le conduit paradoxalement à un sentiment d’échec qui se manifeste comme déception, regret, remords : si j’avais su ! J’aurais dû faire autre chose, etc.
On explique communément le malheur, l’échec par la malchance. Si je suis malheureux c’est que les circonstances m’ont été défavorables, je n’ai pas eu de chance. L’homme malheureux a tendance à accuser ainsi les circonstances (Ah ! si j’avais vécu à une autre époque), les autres (si j’avais rencontré d’autres personnes !), le monde, etc.
Mais le malheur qu’éprouve l’homme n’est-il pas souvent dû en partie à lui-même ? L’homme serait ainsi en partie responsable de son propre sentiment d’échec. Le sentiment d’être malheureux serait moins le fait de circonstances extérieures que le résultat de dispositions intérieures, de désirs mal orientés. A trop désirer l’impossible, un homme ne risque-t-il pas d’aller au devant des déconvenues, de nourrir des regrets sans fin ?
En bref, faut-il pour satisfaire son désir d’être heureux, attendre tout des circonstances, des occasions, de la chance, donc de ce qui ne dépend pas de soi, ou bien faut-il au contraire apprendre à orienter ses désirs vers ce qui dépend vraiment de soi ?
La thèse cartésienne.
Elle se trouve énoncée dés le début du texte :"tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde". La règle que se donne Descartes : chercher toujours à orienter, ou plutôt réorienter, ses désirs vers des choses accessibles plutôt que de vouloir changer ce qui est difficile voire impossible à changer, à savoir l’ordre du monde ou encore la réalité extérieure.
Disant cela, Descartes ne fait pas mystère de la philosophie qui l’inspire : le stoïcisme et sa fameuse distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. S’il ne s’agit pas pour Descartes de vivre à la façon de ces philosophes antiques, il s’agit plutôt de s’habituer «à regarder de ce biais toutes les choses» pour éviter de tomber dans ces regrets et ces remords stériles qui souvent font le lit du malheur. Pour Descartes en somme, le bonheur dépend moins, comme nous avons tendance à le croire, des circonstances extérieures que des dispositions intérieures de chacun, de celles qui sont véritablement en notre pouvoir.
ANALYSE
Première étape
Descartes expose ce qu’il appelle sa «troisième maxime».
Qu’est-ce qu’une maxime ? Une règle de conduite. Elle se présente souvent sous la forme d’une formule plus ou moins succincte. Se donner une règle de conduite c’est supposer en soi la RAISON. Par définition, la raison est le pouvoir de se donner des règles, aussi bien pour penser (cf. le domaine de la logique, du rationnel) que pour bien se conduire (cf. le domaine de la morale, du raisonnable). Ce que Descartes affirme implicitement en se donnant une maxime c’est que la conduite de son existence relève d’abord du pouvoir de la raison. Plutôt que de se laisser conduire par des habitudes, des préjugés, certaines passions, Descartes prend le parti de s’efforcer de conduire sa vie, précisément parce qu’il fait confiance au pouvoir de sa raison.
Que nous dit précisément cette maxime ? «de TÂCHER toujours plutôt à me vaincre (…) et généralement de m’ACCOUTUMER à croire que…». Les deux verbes mis en relief semblent indiquer que cette règle de conduite ne va pas de soi, qu’elle n’est pas naturelle puisqu’elle requiert un effort (tâcher) et la mise en place d’une habitude (s’accoutumer). Contre quoi cet effort doit-il être tourné ? Contre quelle habitude cette nouvelle habitude doit-elle être prise ?
Ce qui est visé ici : la manière habituelle de vivre nos désirs. D’habitude, nous voulons que les circonstances aillent exactement dans le même sens que nos désirs ou, plus simplement, que le monde soit conforme à nos désirs. Ainsi le bonheur dépendrait-il en premier lieu de la chance, des circonstances favorables, d’un «ordre du monde» qui collerait à nos moindres désirs. Ah, si nous pouvions rencontrer l’homme ou la femme idéale ! Si nous pouvions croiser la relation susceptible de changer notre condition professionnelle ! etc. En bref, concernant notre bonheur, notre attitude naturelle consiste à attendre tout ou presque de la chance (la «fortune»), du monde, des autres.
C’est précisément parce que cette attitude est si ancrée en nous qu’il convient, pour s’en débarrasser, de faire un EFFORT, de remplacer cette habitude par une NOUVELLE HABITUDE. Reste à comprendre deux choses : pourquoi cette manière de vivre nos désirs est-elle si tenace ? Et en quoi est-il vraiment nécessaire de s’en débarrasser ?
Pourquoi cette attitude est-elle si tenace ? Parce qu’elle remonte à l’enfance. Ne pas oublier, comme l’écrit ailleurs Descartes que «nous avons tous été enfants avant que d’être hommes». C’est dans l’enfance que les désirs ont commencé à se manifester : "Nous avons tant de fois éprouvé en notre enfance qu’en pleurant ou commandant, nous nous sommes fait obéir de nos nourrices et avons obtenu les choses que nous désirions, que nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n’était fait que pour nous et que les choses nous étaient dues" (Lettre mars 1638). L’enfant désire comme un tyran. Comme lui il veut que le monde soit à sa disposition, qu’il se conforme à ses désirs. Mais, comme les choses n’arrivent pas nécessairement comme il le désire, alors il ne comprend pas, souffre, est malheureux. Or chaque homme porte encore en lui un peu de l’enfant qu’il a été et, avec lui, cette façon de vivre ses désirs : vouloir que le monde se conforme à ceux-ci.
Pourquoi une telle façon de vivre ses désirs doit-elle être, aux yeux de Descartes, combattue ? Parce qu’elle conduit inévitablement au malheur. Un malheur se manifestant comme déception, comme regret. Nous regrettons que les choses ne se soient pas déroulées comme nous aurions voulu qu’elles se déroulent. Nous accusons la fortune (la malchance), le monde, les autres d’être responsables de nos échecs, de nos malheurs. Une existence empoisonnée par les regrets ne saurait en effet être heureuse.
Nous comprenons ainsi que c’est dans notre manière de vivre nos désirs que se trouve une des des raisons principales de notre sentiment d’être malheureux et que c’est nous qui contribuons, pour une large part, à entretenir ce sentiment : la plupart du temps, nous désirons l’impossible et l’impossible ne se produit pas. Nous comprenons du même coup pourquoi cet infantilisme persistant doit être combattu. D’où cet effort dont parle Descartes pour s’habituer à voir les choses d’une autre manière.
Mais où porter cet effort et quelle est cette autre manière de voir les choses ?
Il s’agit d’un effort portant sur soi-même : «tâcher plutôt à ME vaincre que la fortune, et à CHANGER MES désirs que l’ordre du monde.». Il convient ainsi d’opérer une distinction ou mieux, de faire comme si une telle distinction existait : d’un côté MOI et mes DESIRS, de l’autre la FORTUNE, l’ORDRE du MONDE. D’un côté ce qui dépend de moi, de l’autre ce qui n’est pas complètement en mon pouvoir.
Dans la tyrannie propre au désir infantile, l’enfant veut que ce qui dépend le moins de lui (la chance, la réalité extérieure, les autres) en dépende. En revanche il refuse de modifier la seule chose qui dépend de lui, ses désirs. D’où les faux espoirs, les déceptions. Ainsi l’homme ne voulant pas passer sa vie à faire dépendre son bonheur de circonstances qu’il ne commande pas, va devoir opérer une REVOLUTION.
Celle-ci va consister à ne pas vouloir en priorité et à tout prix changer l’ordre du monde mais plutôt à changer l’orientation de ses désirs. S’agissant de la chance, des circonstances historiques, économiques, biologiques, etc., les possibilités de les modifier sont pour chacun bien faibles. S’agissant en revanche de ses désirs, la possibilité est donnée à chacun de les juger, d’en apprécier la valeur. S’ils sont désirs de l’impossible, alors autant les réorienter vers la sphère du possible.
Une remarque. Descartes invite-t-il l’homme à pratiquer une «morale» frileuse où il devrait se contenter de peu ? Non, Descartes n’a pas pour objectif (contrairement aux Stoïciens) de supprimer les désirs – d’ailleurs est-ce souhaitable et même possible ? - ni de se conformer à un ordre du monde qui serait comme un destin - Descartes n’y croit pas -. Descartes invite seulement à réorienter ses désirs de telle sorte que leur satisfaction, aussi imparfaite soit-elle, ne laisse aucun regret et donc rende heureux.
Cette réorientation de nos désirs n’a de sens que si l’on rapporte ceux-ci à l’ordre des PENSEES. Celles-ci sont, chez l’homme, ce qui est le «plus entièrement en son pouvoir». La fortune, l’autre nom de la chance, échappe complètement, par définition, à notre pouvoir. Je n’ai pas le pouvoir de choisir l’époque à laquelle je nais, d’être grand ou petit, beau ou laid, etc. Le monde, lui, n’échappe qu’en partie à notre pouvoir. Par la connaissance que nous avons de ses lois, nous pouvons changer, encore que modestement, tel ou tel aspect du monde. Il ne faut pas oublier que Descartes est témoin et acteur, à son époque, d’une révolution scientifique qui, dit-il, peut faire espérer à l’homme qu’il se rende un jour «comme maître et possesseur de la nature». Mais l’ordre du monde est si complexe qu’il ne saurait, à l’instar de nos pensées, être entièrement en notre pouvoir. C’est pourquoi, étant certain du pouvoir que nous avons sur nos pensées, il faut prendre cette habitude de changer celles-ci quand elles visent l’impossible et nous rendent malheureux. D’où l’effort requis pour cela, effort inhérent à tout changement d’habitude.
Quelle conséquence résulte de cette nouvelle manière de penser et d’être à l’égard du monde et de nous-mêmes ?
Concernant les choses «qui nous sont extérieures», autrement dit celles qui ne sont pas entièrement en notre pouvoir, il ne s’agit pas, dit Descartes, de ne rien faire, mais de faire de notre mieux. Qu’il s’agisse par exemple de convaincre quelqu’un d’autre du bien-fondé d’un projet, de mener une campagne électorale, de préparer un concours, etc., il convient de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour tenter d’atteindre l’objectif visé. Il y a néanmoins des choses dont nous ne sommes pas les maîtres : notre interlocuteur est de mauvaise foi, les électeurs sont sensibles à d’autres propagandes, quelques membres du jury sont d’une humeur exécrable…
Si nous avons fait tout ce qu’il était possible pour nous nous de faire, alors, ce qui échoue, peut être considéré de notre point de vue, «au regard de nous», comme «absolument impossible». Certes, il se peut que telle ou telle chose ne soit pas en elle-même impossible. Mais dés lors que nous avons fait tout notre possible, ce qui échoue n’est pas de notre ressort et peut donc être considéré, de notre point de vue, comme impossible et donc comme quelque chose que nous ne saurions regretter ou à propos de quoi nous aurions des remords.
Ce qui compte dans cette perspective est moins la réussite elle-même que notre propre volonté dirigée par notre pensée. Il s’agit d’exécuter les choses telles qu’elles ont été jugées par nous-mêmes, ce qui témoigne de notre liberté et favorise ce que Descartes appellera «l’estime de soi».
Deuxième étape
Descartes y précise le but que vise sa maxime.
«Me rendre content» écrit-il. Aujourd’hui, peut-être parlerions-nous plutôt de bonheur. Trois remarques à ce propos :
D’abord en faisant d bonheur le but de sa morale – fut-elle provisoire -, Descartes reste dans la continuité des «morales» élaborées par différentes traditions philosophiques : aristotélicienne, sceptique, épicurienne, stoïcienne. Pour ces traditions la fin ultime de l’action humaine est ce sentiment de plénitude que traduit bien le mot de «contentement».
Ensuite, à l’instar des ces traditions, Descartes fait dépendre ce contentement beaucoup moins des circonstances extérieures (situation sociale, chance, etc.) que de sa pensée, de son jugement. C’est lui qui, par la manière de penser les choses, œuvre à l’obtention de ce bonheur. Descartes n’écrit pas par hasard ; «pour me rendre content». La formule signifie que ce contentement éprouvé est d’abord son œuvre, qu’il dépend avant tout de lui-même.
Il faut remarquer enfin que ce contentement ne trouve pas son origine dans la multiplicité des choses extérieures (telle ou telle chose rendrait heureux, telle autre malheureux) mais dans l’unité et la simplicité d’une règle qui, à elle seule, «me semblait être suffisante» pour parvenir à cet état de contentement.
Reste à comprendre la relation entre la maxime et le contentement visé. Pour pouvoir éprouver ce contentement, il suffit de mettre en œuvre cette maxime, ce qui revient, dit Descartes, à «m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse».
«m’empêcher». On retrouve le caractère forcé, volontariste dont il a été question plus haut. Contre une pente naturelle il faut mettre en œuvre sa volonté. A une force spontanée, celle de désirs anarchiques, il faut opposer la force de sa volonté.
«de rien désirer à l’avenir». Cet effort porte sur le désir, sur ce qui est en nous spontané, à cette tendance spontanée du désir à attendre sa satisfaction des choses qui ne dépendent pas de nous. A cela il convient d’opposer une autre façon d’être avec ses désirs.
«que je n’acquisse». Contre le désir vain, stérile, que les choses se conforment comme par magie à ce que je veux, le désir de déterminer par notre pensée les moyens de faire telle ou telle chose. Il s’agit en somme de désirer que les choses soient faites comme elles ont été pensées. Pour Descartes, en agissant, il y a un primat de la pensée sur les choses et les situations extérieures et ce primat est à la source du contentement visé. Ainsi le bonheur est-il moins le résultat de la chose qui réussit que le résultat de l’action elle-même, pour autant que celle-ci dépend de ce qui est «entièrement en notre pouvoir», à savoir mes pensées
Troisième étape
Descartes explicite maintenant cette relation entre la maxime et le contentement qu’elle vise. Cette explicitation repose sur l’harmonie entre deux de nos facultés : la volonté, l’entendement.
Qu’est-ce que la VOLONTE ? C’est en chaque homme le pouvoir de décider ; c’est à proprement parler la faculté d’agir (et non de réagir ce qui est la marque de la passivité), car il n’est pas d’action sans décision. Vouloir n’est pas en rester à la simple idée de faire telle ou telle chose –ce qui est velléité – mais c’est passer de l’idée à l’acte, sauter le pas, trancher. Pour Descartes ce pouvoir est infini. Il est un autre nom de la LIBERTE ou du LIBRE-ARBITRE.
Qu’est-ce que l’Entendement ? C’est en chaque homme le pouvoir d’examiner, de connaître. C’est un autre non de la raison. Sans la mise en œuvre de ce pouvoir de juger, tout n’est que préjugé, opinion et incertitude. Mais, contrairement à la volonté, notre entendement est limité, nous ne pouvons tout connaître. D’où la nécessité d’une méthode pour user au mieux de notre entendement.
L’harmonie entre volonté et entendement. Les deux pouvoirs, celui, infini, de la volonté, celui, fini, de l’entendement ne sont pas là naturellement pour s’opposer, mais ils sont là pour se compléter, s’épauler. L’entendement examine et la volonté suit ce que lui a montré l’entendement. Il suffit donc de bien juger pour bien agir. Mal agir, et donc éprouver des regrets, des remords, vient le plus souvent du fait que nous n’avons pas pris le temps de réfléchir, d’examiner le pour et le contre. Là encore, primat de la pensée sur l’action.
L’entendement nous permet ainsi de juger ce qui, d’une part, est hors de notre portée, ce qui est pour nous inaccessible et, d’autre part, ce qui est possible, ce qui est à notre portée. Considérant tous les biens qui ne dépendent pas de nous comme inaccessibles, notre volonté ne nous portera pas à désirer ce que nous jugeons impossible. Par conséquent, nous n’aurons pas plus de regrets de ne pas jouir des biens dont la nature nous a privé (par exemple, la force physique, la beauté, la bosse des maths…) que nous n’avons de regrets de ne pas occuper une fonction sociale par nature impossible pour nous : être roi de Chine ou du Mexique). Là encore il faut insister sur le rôle que Descartes donne à l’entendement pour que nous devenions les véritables artisans de notre bonheur. C’est justement lorsque nous négligeons notre pouvoir de juger, que nous agissons sous la seule influence des croyances, des idées confuses, que nous regrettons nos décisions. La seule mise en oeuvre de notre entendement peut en revanche éclairer nos décisions.
Ainsi, «faire de nécessité vertu», c’est comprendre que la nécessité (ce qui ne peut être autrement), ou encore l’ordre du monde, ne peut être vaincue sauf à faire les efforts les plus vains dont ne résultent que regrets et malheur. C’est du même coup nous donner la force (cf. la vertu comme force d’âme) d’agir en ne nous fondant que sur ce que la raison nous montre et donc de supporter notre état actuel (être malade, être en prison) comme nous supportons la réalité (être corruptible ou mortel, être soumis à la pesanteur, etc.
Mais cette manière de voir ne nous conduit-elle pas à estimer que Descartes fait ici preuve de fatalisme, qu’il défend l’idée selon laquelle toute activité serait vaine puisque rien ne saurait vaincre la fatalité ?
Ce serait néanmoins mal comprendre Descartes. L’application de cette troisième maxime doit être fonction d’une situation donnée. Vaincre telle maladie mortelle par exemple, ou bien «avoir des ailes pour voler comme les oiseaux» sont absolument impossibles au regard de tel individu – Descartes par exemple -, à telle époque - le dix-septième siècle -, mais non pour un individu d’une autre génération – la nôtre par exemple -. Jamais Descartes ne conçoit-il « l’ordre du monde » comme un ordre immuable, une fatalité. Au contraire, travaillant lui-même à acquérir des connaissances certaines, il sait combien de telles connaissances (en physique, en médecine…) pourraient donner aux hommes un pouvoir d’agir sur le monde, sur les corps qui changerait beaucoup notre condition d’homme. Mais, tant que nous n’avons pas ces connaissances et, avec elles le pouvoir de transformer le monde, il est prudent de ne pas fonder son bonheur sur des désirs dont les satisfactions impossibles et forcément décevantes nous rendent malheureux.
Ainsi, la maxime que se donne Descartes incite-t-elle moins au renoncement, comme nous serions tentés de le croire, qu’à agir en s’appuyant sur nos propres ressources intellectuelles, soit en faisant confiance à notre jugement.
Quatrième étape
Descartes y fait deux remarques :
Premièrement sur la difficulté rencontrée à mettre en œuvre cette maxime.
On retrouve là chez Descartes quelque chose qui était au cœur des philosophies de l’Antiquité, les exercices spirituels. Dans cette perspective la philosophie ne se réduit pas à une manière de penser, elle est en même temps une manière de vivre. Il s’agit de changer sa manière de penser pour changer sa manière de vivre. Or un tel changement requiert un entraînement : «il est besoin d’un long exercice…».
La difficulté de l’exercice : renoncer à une façon de penser spontanée consistant à croire que le monde doit se conformer à nos désirs. La difficulté tient ici au fait de devoir changer d’habitude, de renoncer à l’ancienne pour pouvoir en mettre en place une nouvelle tout à fait contraire. Quelle est cette nouvelle habitude ? « regarder de ce biais toutes les choses », autrement dit, distinguer, parmi les choses, celles qui échappent à notre pouvoir et que nous ne saurions désirer et celles qui sont en notre pouvoir.
Deuxièmement sur les penseurs qui ont inspiré cette maxime.
Un tel regard sur les choses est, nous dit Descartes, un emprunt aux philosophes stoïciens. Né en Grèce à la fin du 4ème siècle a.v. JC, le stoïcisme fut une école philosophique influente et qui s’est maintenue jusqu’à l’époque de l’Empire Romain. Le trait peut-être le plus saillant de cette morale stoïcienne : l’indifférence à l’égard des circonstances sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir est la condition d’une vie bienheureuse.
Cinquième étape
Descartes nous éclaire sur ce qui, dans la morale stoïcienne, est la condition d’une vie heureuse.
Cette condition tient toute entière dans une disposition intérieure ; «ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées». Faire dépendre son bonheur des seules choses qui ne sont pas en notre pouvoir (condition sociale, santé, etc.) c’est s’exposer aux déconvenues. C’est la tendance spontanée des hommes. C’est pourquoi, aux yeux des Stoïciens, il convient d’inverser cette tendance. Comment ? Par un travail sur soi-même. Un travail consistant à transformer son attitude intérieure, ses pensées (cela seul qui dépend véritablement de soi-même). Le malheur vient de ce que les hommes attribuent une fausse valeur à certaines réalités extérieures. C’est parce qu’ils jugent mal les choses qu’ils en sont affectés.
D’où cet idéal stoïcien de suppression de tout affect, l’apathie. «Cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection». Précisons qu’une telle mise entre parenthèses des affections reste, pour le sage stoïcien un idéal, un horizon dont, par des exercices répétés, il s’efforce de se rapprocher.
Ainsi, cette disposition intérieure, fruit d’un travail par lequel le stoïcien apprend à distinguer ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas, va le conduire à une authentique révolution. La richesse, le pouvoir, la jouissance… toutes choses qui communément seraient la condition du bonheur, changent de sens avec le Stoïcisme. A côté des biens inauthentiques et fragiles fruits de circonstances hasardeuses, peuvent advenir les vraies richesses, la vraie puissance, l’authentique liberté. Celles-ci n’ont rein à voir avec ce que l’on entend communément : la quantité de biens matériels, la position sociale, la satisfaction sans limite de tous les désirs. La vraie richesse est intérieure, la vraie puissance, puissance sur soi-même, capacité de juger correctement la valeur des choses, La vraie jouissance consiste à ne dépendre que de soi. Nous pouvons tout avoir et être insatisfait, malheureux. Nous pouvons ne rien posséder (matériellement, socialement) et être entièrement satisfait. Inversion des valeurs
CONCLUSION
Descartes est-il stoïcien au sens strict ?
Il est évident qu’il se réfère explicitement à la tradition stoïcienne, qu’il s’en inspire.
Il lui emprunte notamment la pratique des exercices spirituels, exercices par lesquels on va chercher à adopter une autre manière de penser mais aussi, au-delà, une autre manière de vivre.
Autre emprunt explicite à la tradition stoïcienne : la prééminence qu’accorde Descartes à la pensée, au jugement par rapport à l’action. Il faut commencer par bien juger (notamment distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas) pour orienter le désir ou la volonté et ainsi accéder au contentement.
Mais s’inspirer d’un modèle est une chose, une autre est de s’y conformer :
le sage stoïcien se donne pour objectif l’insensibilité, l’apathie, l’indifférence. Descartes part en revanche de ce qu’il est, de ce que sont les hommes, à savoir des êtres sensibles, affectés par des passions. Celles-ci ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, sauf à nous submerger, nous accaparer. C’est pourquoi à l’indifférence stoïcienne Descartes préfère-t-il une attitude comme le détachement, plus réaliste.
Descartes ne vise pas non plus l’idéal ascétique du stoïcien. Il ne prétend à aucun héroïsme. Il reconnaît que les biens issus des circonstances (aisance matérielle, sociale…) peuvent contribuer au bonheur, qu’ils ne sont pas en eux-mêmes méprisables. Il faut seulement les relativiser car, à eux seuls, ils sont trop fragiles pour nous faire accéder à une véritable plénitude, un authentique contentement.
Descartes est-il pour autant moderne ?
Les mots de «morale», de «vertu» nous parlent-ils encore aujourd’hui ? Le terme de «morale» nous hérisse quelque peu aujourd’hui. Nous lui préférons celui d’éthique. De même le mot de «vertu» ne nous parle plus guère à cause précisément de sa connotation moralisante. Mais Descartes ne se situe-t-il pas ici plutôt du côté de l’éthique que de la morale entendue au sens de registre de bonnes conduites ? Et quand il parle de la vertu – on pense notamment à la générosité, la vertu des vertus pour Descartes – c’est au sens de force d’âme, cette force par laquelle je fais confiance à ma faculté de juger.
Sa conception du désir n’a pas grand-chose à voir avec celles qui aujourd’hui ont cours en philosophie, en psychologie, dans ce que l’on appelle le développement personnel. Dans cette dernière perspective notamment, le désir (comme pulsion) est ce qui doit être dégagé des obstacles qui le contraignent pour pouvoir accéder à la satisfaction et ainsi conduire l’homme au bonheur. Il n’est pas certain que l’individualisme contemporain et son culte du plaisir rejoignent la philosophie de Descartes toute emprunte de modération.
D’un autre côté ce texte de Descartes nous parle encore aujourd’hui parce qu’il nous parle d’expériences humaines qui sont toujours présentes. Comment prendre les bonnes décisions pour être le plus heureux possible ? Comment se mettre à l’abri des regrets, des déceptions qui trop souvent minent nos existences ? N’oublions-nous pas souvent de juger de ce que sont vraiment les choses et nous précipitons-nous sans réfléchir sur ce qui d’abord nous séduit ?
La lecture et l’explication de ce texte laissent voir Descartes comme un philosophe à mi-chemin entre une philosophie antique déjà lointaine et une modernité qui ne s’est pas encore déployée.
jean-michel logeais
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