FIGARO. – Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter... On vient... c'est elle... ce n'est personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! – Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens !
EXPLICATION:
Introduction :
Ce texte est le début du monologue de Figaro, un des plus longs du théâtre français. Dans l'acte précédent, la Comtesse a ordonné à Suzanne d'accepter le rendez-vous avec le Comte. Elles échangeront leurs vêtements et c'est la comtesse, sous le déguisement de servante qui ira au rendez-vous nocturne. Mais la Comtesse a refusé de mettre Figaro dans la confidence et celui-ci croit que sa futur femme s'est finalement décidé à le tromper. Cela explique les différents sentiments qui animent Figaro au cours de sa tirade.
I/ De la colère au désarroi
1) Le délire de la jalousie
- A cause de la colère que lui apporte la tromperie de Suzanne, Figaro généralise d’emblée : si Suzanne a agi de la sorte, c’est que la femme est irrésistiblement portée à la perfidie et au mensonge. Cette généralisation est créée par la triple répétition du mot « femme » dès le premier vers.
- La nature féminine est jugée négativement. Le groupe nominal « créature faible et décevante » se rapporte aux textes bibliques qui voient dans les femmes, les filles d’Eve, des créatures portées au pêché. La tromperie est dans la nature de la femme.
- Figaro sous-entend aussi que la femme est inférieure à l’homme en la désignant par « animal ».
Tr : Quand Figaro revient au cas particulier de Suzanne, c’est pour porter sa colère sur le comte
2) La révolte contre le comte
- Figaro, qui croyait avoir triomphé de son maître, se sent à nouveau dupé par celui-ci. De plus il est en colère contre lui-même et se reproche d’avoir été un ‘benêt’. En fait, il se sent impuissant devant le comte comme le montre la répétition « vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. ». Il ne sait plus comment déjouer les projets du comte et il n’a plus que la parole pour se donner l’illusion qu’il peut encore agir.
3) Le désarroi de Figaro
- En plus de sa colère, il ressort de ce monologue un trouble profond qui montre le désarroi de Figaro.
- La ponctuation révèle l’intensité des sentiments (points d’exclamation) et la confusion qui règne dans l’esprit de Figaro (points de suspension montrent que les idées se bousculent pèle-mêle). Il souffre fortement de la tromperie de Suzanne. La souffrance est encore renforcée par la simultanéité de la tromperie avec le mariage : ‘à l’instant’, ‘au milieu même de la cérémonie’. Cela augmente la déception de Figaro et donc sa souffrance.
- Figaro a l’esprit tellement embrumé par son malheur qu’il croit que les bruits qu’il entend sont ceux de celle qu’il aime « On vient… c’est elle… ce n’est personne »
- Figaro est si décontenancé par ce qui lui arrive qu'il ne parvient plus à penser correctement. Ainsi il se dit « fils de je ne sais qui » alors qu'il a auparavant appris qui sont ses véritables parents. Il fait un résumé rapide de sa vie comme le montre le rythme vif des lignes 13 à 15.
- Figaro se penche ensuite mélancoliquement sur sa vie qu’il trouve ratée. Ce passage prend la tonalité de la tragédie comme le montre principalement l’emploi de ‘destinée’ qui appartient à l’univers tragique. Il a le sentiment d’être emporté par des forces qu’il ne maîtrise pas.
Malgré son désarroi, Figaro dresse dans son monologue un tableau satirique de sa société.
II/ Tableau satirique de la société
Il critique deux sujets majeurs : l'inégalité sociale et l'absence de liberté d'expression.
1) Inégalité sociale
- Figaro oppose la place qu'occupe le Comte : « grand seigneur », c'est à dire puissant, et son « génie ». L'emploi du verbe « croire » montre que Figaro est de l'avis contraire : son maître est loin d'être un génie.
- L'énumération « Noblesse, fortune, un rang, des places » introduit un rapport de conséquence. Or pour arriver à avoir 'la fortune' ou 'des places', il faut d'abord être noble, c'est à dire naître d'une famille noble : 'Vous vous êtes donné la peine de naître'. L’homme noble n’a donc aucun effort à fournir : il lui suffit de naître pour avoir tous les privilèges.
- Figaro méprise le Comte, 'homme assez ordinaire', qui n'a rien eu à faire pour parvenir à être seigneur (‘rien de plus’). L’opposition avec Figaro est marquée par ‘tandis que moi. Rien que pour 'subsister', il a du travailler dur. Les hyperboles 'cent ans', 'toutes les Espagnes', plus l'énumération 'la chimie, la pharmacie, la chirurgie' montrent les grands efforts que Figaro a du fournir pour devenir seulement vétérinaire.
- Un homme qui naît sans reconnaissance sociale a très peu de chance de parvenir à s’en sortir. Figaro a de grandes connaissances et a même l’appui d’un seigneur, mais malgré cela il n’obtient qu’une place » de vétérinaire.
2) Liberté d'expression
- La censure est très forte à cette époque et Beaumarchais profite de ce monologue pour la critiquer. Le point qui est particulièrement développé ici, est son absurdité.
- Figaro, qui sait devoir éviter de s’attaquer à la société parisienne de peur de s’attirer des ennuis, décide de faire la satire d’une société lointaine. Il est espagnol et s’attaque ‘aux mœurs du sérail’.
- La première absurdité est marquée par l’opposition entre la simple ‘comédie’ et l’énumération des lieux offensés.
- Figaro est obligé d’abandonné sa comédie alors que les personnes visées ne savent pas lire ! Ces personnes sont de plus ennemies avec l’Espagne, qui pourtant prend leur défense en interdisant à Figaro d’écrire sa comédie.
Conclusion
La pièce n’est certes pas une tragédie, elle demeure une pièce gaie, enjouée, célébrant le bonheur de vivre. Toutefois elle véhicule une dimension sérieuse : Beaumarchais se livre à une véritable critique sociale et montre l’effet dévastateur que peut produire un abus d’autorité. Figaro voyant le comte lui voler celle qu’il aime, est le symbole de l’homme sans défense exploité par les puissants. Il cesse le temps de cette scène de faire sourire pour apitoyer.
source : connect.over-blog.com
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