En 1946, Cary Grant et Ingrid Bergman incarnaient l’un des couples les plus bouleversants de l’histoire du cinéma dans Les Enchaînés d’Alfred Hitchcock. Douze ans plus tard, Stanley Donen réunit à nouveau ce duo dans la comédie romantique Indiscret, tourné à Londres. Le réalisateur détourne les règles de censure imposées par le Code Hays et dénonce en filigrane une certaine forme d’hypocrisie morale qui n’a plus lieu d’être.
Conventions morales anachroniques
Anne Kalman, une célèbre comédienne en quête de l’homme idéal, a le coup de foudre pour Philip Adams, un séduisant fonctionnaire de l’OTAN, célibataire endurci qui prétend être marié pour éviter de s’engager dans une relation durable avec ses nouvelles conquêtes. Dans ce contexte, le titre anglais Indiscreet, qui signifie « sans tact », prend tout sens. Lorsqu’Anne découvre le pot aux roses, leur passion tourne au vinaigre. La première partie du film est sans doute la plus réussie, portée par un pari finalement plus audacieux qu’il n’y paraît. Contrevenant aux règles de bienséance, Stanley Donen filme une situation d’adultère sous un jour à la fois ordinaire et émouvant. Il montre à quel point la représentation de l’adultère n’a plus rien de transgressif. Anne et Philip sont deux adultes, plus tout jeunes, qui ont passé l’âge qu’on leur fasse la morale. Si le film fait preuve de second degré dans sa manière de déjouer les règles de la censure, il ne construit pas pour autant de vraies situations de comédie. Au contraire, le thème musical, le jeu sur les silences et l’épure de la mise en scène frappent par leur qualité dramatique.
En banalisant la transgression, Stanley Donen insiste sur la désuétude des règles de censure imposées par le Code Hays depuis 1934 à Hollywood. Régissant la moralité des films américains, ce code est affaibli dans les années 1950 par des cinéastes redoublant d’inventivité pour le contourner, mais aussi par la distribution de films européens moralement moins corsetés. Dans Indiscret, Stanley Donen se retrouve sur le vieux continent, avec un couple d’acteurs vieillissants, à travailler sur un genre de comédie lui-même en déclin. Au crépuscule de l’âge d’or des studios, il joue avec des principes moraux qui semblent appartenir au passé. Les décors surchargés et étouffants du film donnent parfois l’impression de reconstituer un cadre victorien. Les personnages évoluent dans un univers anachronique, dînent dans des clubs d’un ennui mortel et s’aventurent dans les salles de concert et de théâtre qui croulent sous leur prestige. Çà et là, la modernité de Stanley Donen transparaît, mettant à jour des conventions obsolètes qui ne demandent qu’à voler en éclat. Lorsque Cary Grant et Ingrid Bergman se retrouvent réunis dans leur lit, côte à côte, grâce au procédé ingénieux du split-screen, la scène n’a rien de scandaleuse, dépourvue de connotations sexuelles, et ne vise qu’à représenter simplement un moment à la fois banal et attendrissant de la vie d’un couple.
Les limites du dispositif
Le film aurait pu s’en tenir à ce propos, mais Stanley Donen continue son entreprise de détournement de la censure dans un dernier acte à la tonalité et aux enjeux très différents, qui dévoile toute l’hypocrisie du célibataire Philip Adams. Une réplique d’Anne, sans doute la plus drôle du film, résume bien l’absurdité de la situation : « Comment osait-il me faire l’amour et ne pas être un homme marié ! » Oui, c’est absurde, car Philip Adams s’en tient à des règles, des lois de moralité, des principes, qui finissent par devenir incompréhensibles tant ils sont déconnectés de la vérité des sentiments et de toute réalité sociale. La posture de l’honnête homme qui ne repose que sur le mensonge et l’hypocrisie, voilà ce que Stanley Donen dénonce, ridiculisant le personnage joué par Cary Grant en recourant au procédé de l’ironie dramatique.
Ce que l’on peut reprocher au film, c’est finalement d’être victime de son dispositif : il repose sur des situations comiques (souvent volontairement) faibles qui ne permettent pas de libérer le rire et oscille de manière indécise entre le drame émouvant et la comédie romantique vieux jeu. Stanley Donen semble nous dire ceci : accrocher une toile d’art moderne dans un salon au luxe suranné ne suffit pas à le moderniser ; de même, se jouer de conventions démodées ne suffit pas à faire d’Indiscret un film transgressif. Si les comédies de Billy Wilder fonctionnent toujours aussi bien, c’est que sa mise en scène parvenait à s’affranchir de la censure en créant de l’ambiguïté et de la subversion dans un cadre moral contraignant. En montrant les failles et les contradictions d’un système en voie de péremption, Stanley Donen limite forcément la portée de son film.
françois giraud
source : https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/indiscret/
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