« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or, sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner ; aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré ».
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818)
Tantale : roi de Lydie ou de Phrygie, était le fils de Zeus et de la nymphe Plouto, père de Niobé et de Pélops. Selon la version du mythe la plus communément admise, il divulgua aux hommes les mystères du culte des dieux ; on rapporte aussi que, désirant éprouver l'art de la divination des dieux, il leur servit, au cours d'un festin, son propre fils. Le crime fut découvert par Zeus, et Pélops fut ressuscité par Hermès. On raconte encore que Tantale aurait encouru une peine éternelle en ne prenant pas soin d'un chien d'or qui lui avait été confié pour garder un temple consacré à Zeus. Le châtiment qui lui fut infligé pour tous ces crimes supposés passait dans l'antiquité pour particulièrement horrible. Soit qu'un rocher menaçât perpétuellement de l'écraser, soit que, consumé par la soif et la faim, il ne pût se désaltérer ni manger les fruits d'un arbre qui se dérobaient quand il voulait les cueillir, Tantale souffrait le pire des supplices : celui de ne pouvoir saisir ce qu'il désirait.
Les Danaïdes étaient les cinquante filles de Danaos, roi d'Argos, qui, sur le conseil de leur père, égorgèrent leurs époux le soir de leurs noces. Mais, outre la mort, elles furent condamnées aux Enfers à un supplice sans fin : remplir éternellement un tonneau dont le fond était percé.
Ixion incarne, dans la mythologie grecque, un personnage particulièrement ingrat et qui reçoit un châtiment proportionné à son ingratitude. Ce roi, après avoir épousé Dia, la fille du roi Déionée, refusa à son beau-père les riches présents qu'il lui avait promis ; puis il tua son beau-père en le précipitant dans une fournaise. Le crime était doublement odieux, car son auteur se montrait coupable et d'un parjure et d'un meurtre sur la personne d'un parent. Ixion, que personne ne consentait à pardonner, implora Zeus : le souverain des dieux fut touché par ses pleurs et l'invita même à sa table, où il consomma le nectar et l'ambroisie, lesquelles assurent l'immortalité. Toutefois, sans aucune reconnaissance pour son bienfaiteur, Ixion tenta de séduire Héra, l'épouse de Zeus. Alors ce dernier créa une nuée qui ressemblait à Héra. Ixion s'unit à cette apparence. Les centaures furent les fruits de ces amours illusoires. Et le Dieu Hermès reçut mission d'appliquer à l'ingrat le châtiment qu'il méritait : il lia Ixion au moyen de serpents à une roue enflammée qui tourne sans relâche au fond des Enfers.
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NB :
Ixion
Ixion, fils de Phlégyas (ou Antion ou Peision), roi des Lapithes, accepta d'épouser Dia, fille d'Eionée, mais il refusa d'apporter les cadeaux de mariage qu'il avait promis.Ceci fit enrager son beau-père qui confisqua les chevaux qu'il lui avait donnés. Alors Ixion l'invita à un festin de réconciliation, mais il avait aménagé devant le palais une fosse dissimulée où brûlait du charbon de bois et quand le roi Eionée passa à côté il le poussa et son beau-père périt d'une mort atroce dans les braises ardentes.
Personne ne voulut le purifier pour ce crime car le meurtre se doublait d'un sacrilège et les Erinyes le poursuivirent sans relâche au point qu'il commença à devenir fou. Zeus, le prit en pitié sans doute parce qu'il avait des vues sur Dia et non seulement le purifia sur l'Olympe mais il le convia aussi à sa table. Ixion se montra ingrat et essaya de séduire Héra, mais Zeus devinant ses pensées, façonna un nuage à la forme d'Héra, et Ixion, sans doute trop ivre pour remarquer que c'était une créature illusoire, s'unit à cette nuée
Il fut surpris dans ses étreintes par Zeus qui donna l'ordre à Hermès de le flageller sans pitié puis de l'attacher à une roue enflammée qui tournoierait sans cesse dans les enfers (ou dans les airs).
Danaïdes
Les Danaïdes étaient les cinquante filles de Danaos qui, mariées aux cinquante fils d'Aegyptos, les assassinèrent durant leur nuit de noces à l'exception d'une seule qui épargna son époux.
Légendes
Le roi Bélos, qui régnait à Chemmis en Haute-Egypte, était le fils de Libye et de Poséidon et frère jumeau d'Agénor. Sa femme Anchinoé, fille de Nilos, lui donna Aegyptos, Danaos et Céphée. Aegyptos reçut le royaume d'Arabie; mais il conquit aussi le pays des Mélampodes, et l'appela: Égypte, d'après son nom. Il eut cinquante fils de différentes mères.
Danaos, qui avait été envoyé pour gouverner la Libye, avait cinquante filles appelées les Danaïdes, nées également de différentes mères. A la mort de Bélos, les jumeaux se querellèrent sur leur héritage et, dans un geste de conciliation, Aegyptos proposa un mariage général entre les cinquante princes et les cinquante princesses. Danaos, soupçonnant un complot, n'y consentit pas et, lorsqu'un oracle vint confirmer ses craintes en disant qu'Aegyptos avait l'intention de tuer les Danaïdes, il fit ses préparatifs pour fuir la Libye. Avec l'aide d'Athéna, il construisit un bateau et, tous réunis, ils voguèrent vers la Grèce en passant par Rhodes. Là, Danaos dédia une statue à Athéna dans un temple érigé pour elle par les Danaïdes.
De Rhodes, ils se rendirent au Péloponnèse et abordèrent près de Lerne; Danaos annonça qu'il avait été choisi par les dieux pour devenir roi d'Argos. Gélanor aurait certainement gardé son trône, en dépit des déclarations de Danaos qui prétendait posséder l'appui d'Athéna, si à ce moment-là n'était descendu de la montagne un loup audacieux qui attaqua un troupeau au pâturage non loin des murs de la ville, tuant le taureau chef du troupeau. Ils considérèrent cet incident comme un présage indiquant que Danaos prendrait le trône par la force si on lui résistait et ils convainquirent Gélanor d'abandonner son trône sans résistance. Danaos, persuadé que le loup n'était autre qu'Apollon déguisé, lui dédia le fameux temple d'Apollon Lycien à Argos, et il devint si puissant que tous les Pélasges de Grèce s'appelèrent Danaens. Il construisit aussi la citadelle d'Argos et ses fils y apportèrent d'Egypte les Mystères de Déméter et les enseignèrent aux Pélasgiennes. La ville fut frappée par la sécheresse et Danaos envoya ses filles chercher de l'eau. Partie à la recherche du précieux liquide Amymoné était sur le point d'être violée par un Satyre sans l'intervention de Poséidon qui lui fit présent d'une source.
Mariages
Aegyptos envoya alors ses fils à Argos en leur interdisant de revenir avant d'avoir châtié Danaos et toute sa famille. A leur arrivée, ils demandèrent à Danaos de revenir sur sa décision et de leur permettre d'épouser ses filles, qu'ils avaient l'intention de les tuer le soir de leurs noces; comme il refusait encore, ils mirent le siège devant Argos.
Comprenant que la soif le contraindrait tôt ou tard à capituler, Danaos promit de célébrer les mariages avec les fils d'Aegyptos aussitôt que le siège serait levé. Un mariage général fut décidé et Danaos forma les couples: Hypermnestre l'aînée et Gorgophoné épousèrent respectivement Lyncée et Protée car ils étaient de sang royal puis les autres selon la similitude de leur nom et enfin les dernières par simple tirage au sort. Mais pendant les fêtes des noces, Danaos distribua en secret de longues épingles que ses filles devaient cacher dans leurs cheveux et, à minuit, chacune des filles poignarda son mari en plein cœur.
Il n'y eut qu'un seul survivant: sur le conseil d'Artémis, Hypermnestre sauva la vie de Lyncée, parce qu'il avait respecté sa virginité; elle l'aida dans sa fuite. A l'aube, Danaos apprit qu'Hypermnestre lui avait désobéi; elle passa en jugement mais fut acquittée par les juges d'Argos. Les têtes des hommes assassinés furent enterrées à Lerne, et on rendit à leurs corps les honneurs funèbres sous les murs d'Argos mais, bien qu'Athéna et Hermès eussent purifié les Danaïdes dans les eaux du lac de Lerne avec la permission de Zeus, les Juges des Morts les condamnèrent à remplir éternellement des jarres percées après leur mort.
Lyncée et Hypermnestre furent réunis et Danaos, ayant décidé de marier ses autres filles aussitôt que possible, il se mit à la recherche de prétendants. Il suggéra une épreuve de course à pied en vue du mariage: le vainqueur aurait le droit de choisir son épouse le premier, parmi toutes les autres; les autres auraient le second choix, d'après leur ordre d'arrivée. Comme il ne put réunir suffisamment d'hommes disposés à risquer leur vie en épousant des meurtrières, seul un petit nombre prit part à la course mais lorsqu'ils virent que la nuit de noces s'était bien passée, sans catastrophe pour les époux d'autres prétendants se présentèrent et une autre course eut lieu le lendemain. C'est ainsi que naquit la race des Danaens. Pendant ce temps, Aegyptos était arrivé en Grèce, mais lorsqu'il connut le sort de son fils, il s'enfuit à Aroé où il mourut. Il fut enterré à Patras, dans un sanctuaire de Sérapis.
Plus tard elles furent tuées comme leur père par Lyncée et condamnées dans les enfers à remplir les jarres percées comme l'avaient ordonné les juges.
Tantale
Tantale était roi de Lydie (ou de Phrygie) et fils de Zeus (ou Tmolos). Sa mère était selon les auteurs Eurynassa, la fille de Pactole ou Eurythémisté fille de Xanthos ou Clytia fille d'Amphidama ou la Titanide Ploutô. Il avait la réputation d'être extrêmement riche et les dieux le considéraient comme supérieur à tous les mortels.
C'est pour cela qu'il était invité à leur table sur l'Olympe, mais il avait la fâcheuse habitude de dérober le nectar et l'ambroisie des dieux qu'il partageait avec d'autres mortels et de colporter tous les ragots de l'Olympe.
Pourtant les dieux vinrent une fois dîner dans son palais. Parce la région souffrait d'une terrible disette ou pour vérifier la prescience des dieux, Tantale égorgea son fils Pélops, le fit cuire dans un chaudron et le servit à l'occasion du banquet. Les dieux se rendirent immédiatement compte de l'horrible nature de cette nourriture à l'exception toutefois de Déméter qui, à cette époque là, était fortement troublée par la disparition de sa fille.
Ils ressuscitèrent Pélops et inventèrent un supplice terrible pour Tantale. Il fut pendu à un arbre (ou immergé jusqu'à la poitrine) pour l'éternité dans le Tartare et affligé d'une soif et d'une faim inextinguibles. Chaque fois qu'il se penchait pour boire de l'eau, elle se retirait et l'arbre regorgeait de fruits, mais quand il voulait en saisir un, le vent en écartait les branches.
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Commentaire :
Dans cet extrait, Schopenhauer entreprend de mettre en évidence l’origine du malheur pour l’homme : le désir en est la cause, lui qui nous condamne à l’insatisfaction et qui nous maintient dans une perpétuelle inquiétude. Ainsi, le désir serait une pure négation, un manque et une privation sans solution, auxquels on ne saurait espérer mettre un terme et dont nul ne peut prétendre se libérer. Dès lors, le désir place la condition humaine sous le signe d’une répétition infernale : la quête infinie, par essence inachevée, d’une satisfaction impossible.
De toute évidence pessimiste, une telle interprétation du désir le réduit à l’expérience d’une souffrance et d’une pure aliénation : le désir est le signe d’une condition misérable qui s’impose à l’homme comme une volonté inconsciente, sans délibération, qui le détermine malgré lui et le livre à cette poursuite infinie. Or, peut-on comprendre ainsi le désir comme une pure négation ? Doit-on l’interpréter comme une nécessité absurde, une fatalité, qui s’imposerait au suj et ? Le désir est-il donc un manque sans solution ? Ne peut-on lui reconnaître une perfection propre, considérer ainsi qu’il y a un bonheur même à désirer et que le désir peut donner forme à une expérience de liberté ?
Dans un premier temps, nous verrons comment Schopenhauer interprète ainsi le désir comme l’origine de notre condition malheureuse puis nous entrerons en dialogue avec une telle thèse, mettant à l’épreuve ses fondements.
Qu’est-ce que désirer ? C’est poursuivre ce qu’on n’a pas ou ce qu’on n’est pas. Le désir est, en ce sens, une expérience négative, l’expérience d’un manque, d’une privation, tel que celui -ci qui l’éprouve recherche la négation de cette négation : la satisfaction de ce désir. Telle est la façon dont Schopenhauer définit le désir, ne le distinguant pas sur ce point du besoin : l’un et l’autre sont cause d’un même « vouloir », c’est-à-dire d’un même effort pour tendre vers la satisfaction, pour combler ce manque douloureux dont ils sont l’expression. « Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance ». En posant cette identité, Schopenhauer laisse clairement entendre que l’expérience du désir ne prend jamais une autre forme que l’effort pour s’en libérer en le comblant. Implicitement, il rejette la distinction entre le manque du besoin et le manque du désir : il n’est aucune différence spécifique en matière de manque ; qui éprouve une privation, quelle qu’en soit la nature, souffre tout de même et la souffrance n’a qu’ un seul visage. Qu’est-ce qui motive un tel postulat, une telle identité (désir=privation=souffrance) ?
On pourrait objecter à cela qu’un désir est toujours l’annonce d’un plaisir à venir, d’une satisfaction différée et non moins plaisante d’ailleurs qu’elle est ainsi retardée. Or, tout l’effort de Schopenhauer, dans cet extrait, consiste justement à montrer qu’une telle réplétion ne peut jamais être atteinte, que, par sa nature même, le désir la repousse comme une fin impossible. Ainsi, si « la satisfaction (…) met fin » logiquement au désir, ce terme est un horizon sans cesse repoussé. On pourrait, sur ce point, rétablir une différence entre le besoin et le désir, que Schopenhauer ne relève pas : en effet, si le manque du besoin suppose une réplétion possible (ce sans quoi la vie tout simplement trouverait son terme), la satisfaction des désirs, elle, n’enveloppe aucune nécessité. Le penseur pointe ici deux attributs du désir qui rendent vain l’espoir d’une satisfaction véritable.
Premièrement, parler « du » désir est une façon de faire singulièrement abstraction de la nature plurielle et contradictoire de nos désirs. Si nous avions un désir maître, si le désir était un et unique, peut-être pourrions-nous croire le satisfaire ; or, nous n’avons jamais un seul désir mais des désirs qui se heurtent et se contredisent. Ainsi, « pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ». Qu’est-ce à dire ? Que la satisfaction d’un désir accroît paradoxalement notre manque et, par conséquent, notre souffrance : la satisfaction d’un désir a supposé, en effet, que nous sacrifions à celle-ci bien d’autres désirs, qui ne sont rendus que plus cuisants et ne cessent ainsi de nous harceler. Tout contentement est, dès lors, immédiatement terni par l’horizon de frustration sur lequel il se détache. Me voilà Directeur de la multinationale de mes rêves, mais, voilà, tout à coup, que je suis saisi d’un vague à l’âme : j’aurais voulu être artiste, poète, danseur, clown, marchand de gaufres, marcher pieds nus jusqu’à la prochaine oasis… Le désir produit par nature un infini de possibles qui obscurcit toute satisfaction, niant sa plénitude en rappelant incessamment la limite qui la caractérise.
La seconde raison consiste dans la durée comparée du désir et de la satisfaction : si « le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée ». Ainsi, il y a clairement un déficit de satisfaction au regard de la dépense qu’engage le désir. Nous nous épuisons, en effet, à déployer les moyens pour satisfaire nos désirs et ne sommes payés en retour que par une satisfaction des plus éphémères qui, à peine obtenue, déjà s’estompe.
En ce sens, sur un plan purement « comptable », le désir est, pourrait-on dire, ruineux : les souffrances et les sacrifices consentis ne sont jamais compensés. L’analogie faite à la suite avec l’aumône souligne l’injustice de la « transaction », la cruauté même de la rétribution, car le plaisir entretient l’espoir plus qu’il ne procure de la joie. De même que l’obole faite au mendiant ne lui fait que mieux sentir le poids de sa misère, de même la satisfaction ne fera qu’aiguiser le sentiment de souffrance qui accompagne les désirs à venir. L’économie du désir est injuste et cette injustice est ontologique (attaché à l’être même), étant entendu que nul ne peut s’en départir, que désirer est le lot de notre condition. L’hypothèse cartésienne du « malin génie » est soudain vérifiée pour qui interroge l’expérience du désir : car quel signe plus probant pourrions-nous trouver de ce mauvais tour cosmologique, dont notre nature est l’expression, hormis ce déséquilibre entre l’espoir que suscitent nos désirs et le plaisir dont cet espoir est payé en retour ?
On pourrait ici faire une nouvelle objection : qu’importe la durée relative du désir et de la satisfaction si cette dernière surmonte cette différence quantitative en ouvrant sur une Joie infinie, incommensurable. Or, comme le relève Schopenhauer, « ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue ». Non seulement la satisfaction est éphémère mais elle est illusoire : la satisfaction n’est pas tant ce qui met un terme à un désir, la négation d’une négation, mais ce qui inaugure un nouveau désir. Paradoxalement, on peut dire que celui qui se satisfait n’en finit pas avec son désir, il se prépare à désirer à nouveau. Schopenhauer n’est pas ici sans retrouver la tradition antique, comme le signale les exemples mythologiques qui closent l’extrait : désirer est une course sans frein et qui pense atteindre le bonheur en satisfaisant ses désirs se condamne à une quête infinie. Ixion, Tantale ou bien encore les Danaïdes, dont Platon faisait l’expression analogique de l’infinie inquiétude auquel nous condamne le désir : chacune de ces figures sont les symboles de la répétition infernale d’une privation sans solution dont on ne saurait se libérer, le mouvement du désir étant infini. Schopenhauer met ici en évidence l’attribut qui fait du désir une souffrance : le désir est sans fin ; il ne connaît en lui aucune limite et ne s’achève qu’avec la vie elle-même. « La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable ».
Dès lors, quel bonheur pouvons-nous attendre du désir ? Aucun, assurément. Bonheur et désir sont strictement antinomiques et la recherche du premier suppose que nous nous libérions du second. « Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos ». Fidèle à nouveau à une opposition antique, Schopenhauer rapporte le bonheur au repos, à l’immobilité de l’être qui ayant atteint le lieu de sa perfection (télos) est libéré du mouvement, car seul un être imparfait se meut, à la recherche du lieu qui lui convient.
Or, si « sans repos le véritable bonheur est impossible », on peut se demander si une telle quiétude, une telle « absence de trouble » (ataraxie) peut être atteinte. Si l’on tient compte des arguments précédents de Schopenhauer, un tel bonheur semble illusoire ou impossible à atteindre, compte tenu de notre nature : en effet, comment se libérer d’un tel « vouloir », si la satisfaction censée y mettre un terme, ne le permet pas ? Comment pourrions-nous être autre que « sujets du vouloir », entraînés, du fait même de notre nature, dans la poursuite infinie d’une satisfaction impossible ?
Par « vouloir », ici, Schopenhauer ne semble pas entendre une délibération volontaire, c’est-à-dire un choix librement consenti. Le « vouloir », dont le désir est l’expression, apparaît bien plus comme une impulsion, le mouvement propre qui caractérise notre condition et qu’il nous est impossible d’interrompre autant qu’il nous est impossible de nous défaire de notre nature propre. Or, si tel est le cas, ce bonheur, que Schopenhauer définit comme repos, nous serait tout simplement refusé. La conséquence est donc bien pessimiste : si du bonheur nous avons bien un concept, nous n’en ferons jamais l’expérience propre, condamnés que nous sommes à désirer incessamment, à subir incessamment la souffrance d’une privation, dont nous espérons tout aussi vainement et naturellement nous libérer un jour. La plénitude est l’attribut des dieux ; notre lot est la privation et le seul terme que connaît le manque du désir est notre mort. Et c’est là une nouvelle cruauté ontologique : de la perfection, nous avons une idée, rien qu’une idée… « on » aurait voulu nous rendre notre condition plus cuisante encore que l’ « on » ne s’y serait pas pris autrement. Encore une fois, nous serions tentés de faire l’hypothèse d’un « malin génie » ou bien encore celle d’un dieu méchant, qui aurait placé notre existence sous le signe de la souffrance.
Comme nous venons de le voir, Schopenhauer désigne clairement, dans cet extrait, le désir comme l’origine de notre condition malheureuse, sans qu’il soit possible, semble-t-il, de se libérer d’un tel vouloir. Etres de désir, nous serions condamnés ainsi à poursuivre incessamment une satisfaction aussi éphémère qu’illusoire.
Désirer ne serait-ce pas toujours, dès lors, comme le relevait ironiquement le stoïcien Epictète, « désirer des figues en hiver » ? Or, si rien ne nous autorise à récuser en droit un tel pessimisme, quand bien même il ferait sombrer notre condition dans l’absurde, on peut se demander s’il est en adéquation avec l’expérience même du désir.
Peut-on, en effet, interpréter le désir comme une pure privation ? Comme une simple négation qui ne saurait trouver solution que dans la satisfaction ? N’est-ce pas là méconnaître la différence qui sépare le désir du simple besoin ? Une telle différence, Schopenhauer semble l’ignorer comme inessentielle. Et pourtant, puis-je dire que j’éprouve une même privation quand j’éprouve un manque tel que la faim et un sentiment tel que l’amour ? Est-ce d’ailleurs si évident d’interpréter le second comme une privation ? Que celui qui aime puisse en venir à plus aimer l’amour que l’objet même qu’il semble pourtant poursuivre de ses assiduités, tel Don Juan, découvre bien que le désir peut être à lui-même sa propre fin et non un manque qui attendrait d’être comblé.
Tel est bien ce que souligne Rousseau, dans la fameuse lettre de Julie dans La Nouvelle Héloïse : le bonheur n’est pas la conséquence de la suppression du désir dans sa satisfaction ; il se peut tout au contraire que l’expérience du bonheur soit consubstantielle au désir lui-même. Telle est, du moins, l’expérience faite par Julie, expérience qu’elle rassemble dans un paradoxe : « on n’est jamais heureux qu’avant d’être heureux ». Aussi ne serions-nous pas en droit de reconnaître dans le désir une perfection propre ?
On pourrait déjà se demander quelle saveur aurait une existence qui ne serait plus animée par le désir. Assimiler le bonheur au « repos » peut aussi apparaître comme une façon de réduire notre perfection à une atonie béate. Comme le relève Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles, « on n’est fécond qu’à ce prix : être riche de contradictions ». La « flèche du désir », selon l’expression même de Nietzsche, est ce qui donne son signe à notre existence, ce qui nous engage perpétuellement à nous inventer nous-même, à surmonter ce que nous sommes en vue d’une valeur supérieure. Au repos imbécile, Nietzsche oppose ainsi la vertu du mouvement, d’un désir créateur qui féconde l’existence et lui donne son intensité.
En admettant même que le désir se résolve en une pure privation, comme l’interprète Schopenhauer, en quelle mesure y a-t-il identité entre privation et souffrance ? Si un être de désir est un être qui ne se satisfait pas de ce qu’il est ou de ce qu’il a, faut-il pour autant interpréter cette insatisfaction comme une imperfection ? Comme le relève Sartre, dans L’Etre et le néant, on ne saurait interpréter le manque du désir comme une pure négation, comme un « trou à boucher ». Si le désir, en effet, est manque, se manquer ainsi est le signe même de la liberté du sujet conscient : désirer est le signe d’un être « pour-soi », d’un être-pour autre chose, jamais enfermé dans la présence, dans le « gros plein d’être » de ce qui est immédiatement et toujours égal à soi-même. Certes, parce que nous désirons, nous ne sommes jamais pleinement et définitivement nous-mêmes, mais c’est aussi ce qui fait de nous des êtres libres qui inventons notre identité plutôt que de la recevoir, qui contestons notre identité plutôt que de la subir. Aussi, le désir n’est pas antinomique avec le bonheur, pour qui reconnaît dans la liberté l’éclat le plus intense de l’existence.
Fidèle à toute une tradition antique, Schopenhauer interprète le désir, dans cet extrait, comme une course sans frein, qui nous condamne à une insatisfaction perpétuelle. Comme Pascal, dans ses Pensées, il pourrait dire que « le malheur de l’homme, c’est de ne pouvoir rester tranquille dans sa chambre ».
Si, comme nous l’avons vu, une telle interprétation ne semble pas tenir compte de la perfection propre du désir, de l’intensité créatrice dont il est l’expression, reste qu’elle met lucidement en question l’identité illusoire du désir et du plaisir, illusion dont nous ne sommes pas, nous modernes, sans connaître la raison suffisante : comment, en effet, produire un bon consommateur sans le maintenir dans la croyance que tout désir est un manque auquel correspond adéquatement un plaisir – contre monnaie trébuchante, bien entendu ? Le pessimisme de Schopenhauer, en ébranlant cette identité sophistique entre satisfaction des désirs et bonheur, nous libère peut-être d’un tel miroir aux alouettes.
Une société capitaliste a besoin que ses membres croient dans la possibilité d’être heureux car un pessimiste ne fait jamais un bon… consommateur.
source : http://jmgate.philo.pagesperso-orange.fr/Schopenhauer%20-%20le%20desir.htm
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