fredericgrolleau.com


"Le bonheur existe-t-il ?"

Publié le 19 Janvier 2020, 19:04pm

Catégories : #Philo (Notions)

"Le bonheur existe-t-il ?"

Introduction 

L’objectif de cette leçon est de remettre en question une croyance assez répandue sur le bonheur. Nous croyons que le bonheur est le but ultime à atteindre dans notre existence, mais nous allons essayer de prouver qu’il n’est pas une fin en soi.

Étymologiquement, le mot bonheur désigne la « bonne augure », la chance. Nous avons effectivement le sentiment que le bonheur est une chance à la portée de tous, que nous devons saisir. Métaphoriquement, le bonheur est donc le point culminant de notre existence. Par exemple, les lycéens désirent obtenir leur bac. Ainsi, ils pourront faire des études qui les intéressent et leur donneront accès à un métier qui leur correspond.

Aristote explique que le bien, qui est synonyme de bonheur, est une fin en soi. C’est un but final, un état de satisfaction totale et durable. Nous ne pouvons pas être davantage comblé. Deux questions se posent alors.
• Est-ce que cet état de béatitude absolue existe ?
• Si oui, comment faire pour l’atteindre à coup sûr ?

Pour répondre à cette double problématique, nous définirons tout d’abord le bonheur. Pour cela, nous distinguerons en première partie bonheur et plaisir éphémère. Nous verrons ensuite que le bonheur, c’est en fait désirer. Enfin, nous verrons que le bonheur est un idéal et non une réalité, mais que c’est en continuant à désirer le bonheur que nous œuvrons pour l’atteindre.

1. Bonheur et plaisir éphémère 

Est-il possible d’être totalement satisfait ? Si oui, le bonheur réside-t-il dans la recherche constante du plaisir?

a. La satisfaction de tous nos désirs peut-elle conduire au bonheur ? 

Jouir sans cesse ? Dès l’Antiquité et jusqu’à aujourd’hui, beaucoup s’accordent à dire que le bonheur s’obtient par la recherche du plaisir. Cette conception se nomme hédonisme. Il est tentant de définir ainsi le bonheur.

Hédonisme : Selon l’hédonisme, pour être heureux, il suffit de multiplier les désirs et les réaliser, faire en sorte de jouir sans cesse.

Platon et le bonheur : la satisfaction des désirs est une quête sans fin. Depuis l’Antiquité, beaucoup s’accordent à dire que le bonheur s’obtient par la recherche du plaisir. Cette conception se nomme l’hédonisme. Définir ainsi le bonheur est tentant. Selon l’hédonisme, pour être heureux, il suffit de multiplier les désirs et de les réaliser, pour faire en sorte de jouir sans cesse. Dans le Gorgias de Platon, le sophiste Calliclès s’entretient avec Socrate à ce sujet. Ces deux philosophes se sont connus car Platon était le disciple de Socrate. (Dans l’Antiquité grecque, un disciple est un élève qui suit l’enseignement philosophique d’un maître. Socrate a donc été le maître à penser de Platon qui est à son tour devenu celui d’Aristote.)

Pour en revenir à Calliclès et à sa conception du bonheur, il dit que : « vivre dans la jouissance, éprouver toutes les formes de désirs et les assouvir, voilà, c’est cela la vie heureuse ! »  Cette devise est tentante, mais Socrate y répond sans ménagement par une métaphore.

Platon et le bonheur : la satisfaction des désirs est une quête sans fin

« Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains et remplis de vin, de miel, de lait […] de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir. Mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il est forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ? » 

Platon, Gorgias.

Pour Socrate, la conception de Calliclès et son mode de vie ressemblent au sort des Danaïdes, ces femmes condamnées à remplir à jamais un tonneau percé. Pour résumer la thèse platonicienne sur le bonheur, une vie passée à courir après le plaisir est épuisante. Pour vivre heureux, il faut absolument maîtriser la force de notre désir. Le bonheur n’est pas dans le plaisir à répétition, mais dans la quête des plaisirs durables. Platon pointe de façon très avant-gardiste un défaut de notre société contemporaine : la tyrannie des désirs. Nous devons cependant reconnaître que nous avons du mal à élaborer une conception différente du bonheur.

b. Le bonheur de consommer, une invention économique ? 

Dans notre société, le bonheur est une préoccupation politique depuis le XVIIIe siècle. Après la Révolution française, l’article 1 de la Constitution de 1793 affirme : « le but de la société est le bonheur commun ». 

Comment la politique s’est-elle orientée vers ce but ? Sur quels types de plaisirs et de biens positionne-t-elle le bonheur ? Pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), l’idée d’une conquête du bonheur par la consommation s’installe dans les pays industrialisés. C’est une suite logique de la croissance économique de l’époque, qui produit en quantité croissante une large gamme de biens matériels. Pour les vendre, la publicité transforme ces nouveautés en besoins. Les foyers s’équipent alors d’automobiles, de télévisions ou d’électroménager. Cependant, l’idée d’une consommation contribuant au bonheur sera vite contestée.

Le fonctionnement de la société de consommation

Le sociologue Baudrillard met en évidence le principe de fonctionnement actuel dans La Société de consommation écrit en 1970. En satisfaisant sans cesse les besoins matériels, la société de consommation en génère automatiquement d’autres, et provoque ainsi l’aliénation de l’Homme. Son bonheur est « monté de toutes pièces » par un capitalisme dont l’ambition est l’enrichissement de certains patrons et industriels. Tout est fait pour préserver l’identification entre bonheur et possession matérielle. Plus je suis persuadé, notamment par les publicités, que je manque de quelque chose, plus je suis en souffrance, et plus je suis apte à acheter ce qui me manque pour sortir de cette souffrance.

À ce titre, les publicités pour les portables sont assez réussies. On nous persuade que sans tel mobile, nous n’aurons plus de vie affective et sociale, que nous serons moins performant et séduisant, bref que nous serons des ratés. Mais sommes-nous réellement et profondément heureux dans cette frénésie de la consommation ? Nous pouvons penser que le capitalisme nous impose un idéal de bonheur, celui de nous faire consommer pour nous donner l’illusion d’être heureux. Ce bonheur commercialisé ne finit-il cependant pas par être insatisfaisant et lassant ?

De nombreuses personnes ne parviennent plus à éprouver de plaisir, même lors de réjouissances exceptionnelles. Elles prennent peut-être conscience d’être aliénées à des désirs imposés par d’autres.

Attention : cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à désirer, mais qu’il faut se méfier de l’influence qu’a le monde extérieur sur ce que nous désirons.

2. Le bonheur, c’est désirer 

a. Se sentir libre de choisir nos désirs 

Nous laisser commander par des désirs préfabriqués ne nous donne pas accès au bonheur.

The Truman Show, le film de Peter Weir avec Jim Carrey met en scène un homme qui semble posséder tout ce dont on peut rêver : une femme adorable et des enfants géniaux. Il vit dans une ville paradisiaque et exerce un travail passionnant. Mais cette vie rêvée l’ennuie profondément. Il va alors tenter d’en repousser les limites. Il va alors découvrir que ces limites existent au sens propre puisque depuis sa naissance, il est en fait le héros d’une télé-réalité suivie par des milliers de personnes. Son existence est entièrement fabriquée, calquée sur ce que la majorité des gens voit comme le bonheur. Peu à peu, lorsque Truman découvre la supercherie, il comprend que ses désirs lui ont été imposés. À la fin du film, il trouve une porte pour sortir du studio. Le réalisateur s’adresse à lui en voix off, et lui propose de rester vivre dans cette illusion de bonheur pour ne pas avoir à subir les difficultés du monde extérieur. Mais Truman, en anglais « l’homme vrai », refuse. Mieux vaut souffrir et se débattre dans une vie parfois pénible, mais être libre de découvrir la singularité des idéaux qui nous animent.

Être heureux ne consiste donc pas à se conformer à un idéal de bonheur tel que l’entend la croyance commune, mais à se sentir libre de déployer notre propre désir.

b. Ne rien désirer rend malheureux 

Même si nous ne parvenons pas à satisfaire nos envies, désirer est primordial. La preuve en est que l’absence de désir nous rend malheureux, quel que soit ce que nous possédons. Lorsque nous sommes insatisfait ou déprimé, on nous dit parfois « De quoi te plains-tu ? Tu as tout pour être heureux. » Et pourtant, nous ne le sommes pas. Nous manquons d’appétit de vivre, d’un bien-être authentique. Nous nous sentons apathique et sans aucune motivation.

Un cas de désespoir : Octave de Saville, personnage romantique

C’est ce qui arrive à Octave de Saville, un personnage romantique inventé par Théophile Gautier en 1857 dans Avatar. Octave possède tout pour faire son bonheur : famille fortunée, amis sincères, magnifique demeure. Pourtant il n’est pas heureux. Il est saisi d’un étrange mal-être, d’un spleen qui paralyse sa joie de vivre :

« Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement Octave de Saville. […] Interrogé par les médecins, que le forçaient à consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n’accusait aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul symptôme alarmant […] Comment se faisait-il que jeune, beau, riche, avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement ? Vous allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait que des dettes ; toutes ces suppositions manquent de vérité. » 
Théophile Gautier, Avatar, 1857

Cet exemple illustre l’idée que l’on peut être comblé par de nombreuses choses ou personnes, mais ne pas se sentir heureux. En effet, Octave souffre d’ennui, plus rien ne le divertit. Du coup, il regarde sa vie telle qu’elle est : un vide profond. Octave semble avoir perdu ce qui l’anime, ce qui le rend vivant. Il a perdu son désir. Octave ne « veut » pas consciemment son malheur. Il ne sombre pas intentionnellement dans le désespoir, mais il n’arrive plus à désirer. Or, a priori, ne plus rien désirer signifie que l’on est comblé, et par conséquent heureux. Mais Octave ne l’est pas.

Le désir est donc le moteur essentiel pour ressentir les bonheurs qui s’offrent à nous.

Si au sens absolu du terme, le bonheur ne réside ni dans les possessions, ni dans les amis, ni dans la richesse, ni dans la famille, où se situe-t-il exactement ?

3. Le bonheur est un idéal 

Dans sa chanson La robe et l’échelle, Francis Cabrel exprime ce qu’est le bonheur : « Et voilà que, du sol où nous sommes, Nous passons nos vies de mortels À chercher ces portes qui donnent Vers le ciel ».  Nous voyons que le bonheur est un état impossible à atteindre. Les « portes qui donnent vers le ciel » montrent qu’il s’agit en fait d’un idéal, d’un absolu. Nous le convoitons, mais à défaut de l’atteindre, nous ne pouvons qu’imaginer à quoi il ressemble.

Kant : « le bonheur est un idéal de l’imagination »

« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. […] Le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble […] parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

Puisqu’il est un idéal impossible à atteindre, le bonheur n’existe donc pas réellement. Ce n’est ni un état, ni un but : c’est une idée. En tant qu’idée, le bonheur est imaginé différemment par chacun d’entre nous. C’est pour cela que certains, qui à nos yeux possèdent pourtant peu de choses, peuvent assurer qu’ils sont heureux. Ils ont trouvé leur bonheur là où nous ne le trouverions pas forcément. Ils ont atteint leur idéal particulier. Plusieurs choses peuvent permettre de construire notre bonheur particulier.

L’exemple du désir amoureux

Le désir amoureux a quelque chose à voir avec le bonheur. Lui aussi nous élève vers un idéal de perfection. En effet, l’amour ne rend pas aveugle, mais voyant : il nous transporte vers des valeurs spirituelles comme la beauté, les émotions, le dévouement… Nous apprécions alors des choses que nous ne remarquions même pas auparavant. Notre âme est transportée, et s’élève vers un idéal de perfection. Nous en sommes heureux et assimilons cela au bonheur absolu. Mais l’amour n’est pas un sentiment permanent. Il est changeant, il s’apaise lorsque la passion du début s’atténue, et peut parfois cesser. L’amour participe au bonheur, mais n’est pas à lui seul le bonheur.

Le bonheur peut se construire avec plusieurs choses comme l’amitié, la famille, la connaissance ou les divertissements. Retenons toutefois qu’aucun de ces éléments n’est à lui seul le bonheur. Plus encore, ils ne feront pas le bonheur de tout le monde. Pour se rapprocher d’un idéal de bonheur, chacun doit déterminer quelles occupations et quelles interactions avec les autres le rendent heureux, et essayer de les satisfaire.


Conclusion 

De nos jours, nous peinons à atteindre le bonheur et cela occasionne des frustrations. Le problème est que souvent, nous identifions le bonheur au plaisir. Or, plus que jamais, les plaisirs sont faussés par notre modèle de société tourné vers la consommation. Pour la plupart d’entre nous, chercher son bonheur là-dedans revient à faire fausse route. En effet, dès l’Antiquité, les philosophes ont mis en évidence qu’accumuler les plaisirs éphémères ne suffit pas à être heureux. Or, la société de consommation n’offre rien de plus que des objets rapidement démodés, usés et finalement jetés.
Mieux vaut trouver notre bonheur dans des plaisirs durables. Cela peut être l’amour, l’amitié, la famille, la construction d’un patrimoine ou l’étude d’un sujet qui nous passionne. Mais là encore, la déception peut survenir car ces choses censées faire notre bonheur ne conviendront pas à tous. Ces exemples ne sont heureusement pas les seuls que nous pourrions trouver.

Si nous peinons tant à atteindre le Bonheur avec un b majuscule, c’est parce qu’il n’existe pas. Il n’est rien de plus qu’une construction de l’esprit humain. Kant l’a très bien dit « le bonheur est un idéal de l’imagination ». C’est à la fois frustrant et réconfortant. En effet, si trouver le bonheur est impossible, inventer notre idéal particulier et tout faire pour l’atteindre est en revanche tout à fait possible.


  


  

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article