Avant « La vie est belle » de Julia Roberts, il y a eu La vie est belle de Roberto Benigni (La vita e bella, 1997). Mais bien avant cela, il y a eu encore La vie est belle de Franck Capra (It’s a wonderfull life, 1946). Le pitch : un homme a passé sa vie à penser aux autres et faire le bien autour de lui – c’est un homme « vertueux ». Résultat : il est malheureux, ou du moins, il croit l’être. Alors, le « Ciel » lui envoie un ange gardien pour qu’il soit récompensé de ses bonnes actions et trouve enfin le bonheur qu’il mérite. Un classique, un chef-d’œuvre, même qui, sous ses allures de film de Noël pose le problème du lien entre bonheur et vertu.
Au début du film, le soir de Noël, on entend des voix qui font des prières pour le salut de George Bailey (le héros joué par James Stewart). L’appel est entendu par le Ciel : on voit des « bonnes » étoiles discuter entre elles (Dieu ? Saint-Pierre ?) qui décident d’envoyer sur terre un ange gardien pour sauver George Bailey, malheureux, désespéré et au bord du suicide. Comme le raconte la suite en forme de flash-back, depuis son enfance, George a passé sa vie à faire le bien autour de lui : il a sauvé son petit frère de la noyade, repris l’entreprise de son père à sa mort et surtout, il a offert un toit à tous les habitants de sa petit ville. A chaque fois, il a dû pour cela renoncer à son propre bonheur et notamment, son rêve de faire un grand voyage. Pendant tout le film, George est aux prises avec un certain Henry Potter (un nom qui rappelle vaguement celui d’un petit sorcier) : c’est LE méchant, un promoteur immobilier sans foi ni loi, très riche et qui possède presque toute la ville. Seul George Bailey s’oppose à lui. A la fin, monsieur Potter parvient à ruiner le pauvre héros en lui volant 8000 dollars. George abandonne donc femme et enfants pour aller se jeter du haut d’un pont.
Ainsi, dès le début, l’histoire suggère que bien acquis ne profite jamais. Quand on est gentil, on finit mal, et la vertu ne mène pas forcément au bonheur, ce serait même l’inverse. Et pourtant, on aurait tendance à penser que les bons devraient être récompensés de leurs bonnes actions. Celui qui a fait le bien devrait mériter d’être heureux.
D’ailleurs, c’est à peu près ce que pensaient les philosophes de l’antiquité, « amoureux de la sagesse ». Comme le rappelle le philosophe Kant au 18ème siècle :
« Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain Bien, et que le bonheur n’est que la conscience de la possession de la vertu, comme appartenant à l’état du sujet. L’épicurien soutenait que le bonheur est tout le souverain Bien, et que la vertu n’est que la forme de la maxime recommandant d’y aspirer » (Critique de la raison pratique).
Vous ne comprenez pas tout ? C’est normal. « Le souverain Bien », dans la tradition philosophique, c’est le but de la vie. Quand on se demande « comment faut-il vivre ? » encore faut-il savoir quel est le but de la vie. Que recherchons-nous ? Eh bien, la plupart des philosophes s’accordent à dire que tous les hommes recherchent le bonheur : tout le monde veut être heureux, et tout ce que nous faisons dans la vie – études, travail, famille, argent, etc. – a pour but de nous rendre heureux. Une vie « réussie » est une vie qui rend heureux. Ainsi, les philosophes de l’antiquité prétendaient expliquer aux hommes le meilleur moyen de parvenir au bonheur, à « l’ataraxie », l’absence de trouble de l’âme, ou comme on dit aujourd’hui, la « zénitude » ou la « sérénité ». Mais suffit-il d’être heureux pour avoir réussi sa vie ? L’exemple du méchant dans La vie est belle nous montre que non, tout comme le proverbe « bien mal acquis ne profite jamais ». Ou plutôt, on suppose, on espère du moins, que bien mal acquis ne profite jamais. Si un homme a réussi sa vie en ruinant celle des autres, s’il est heureux en ayant fait le mal autour de lui, on trouve cela injuste ou indigne. Le souverain bien, le modèle d’une vie vraiment réussi, consisterait donc à être à la fois bon (ou « vertueux ») et heureux. On trouve injuste qu’un méchant soit heureux. A l’inverse, on trouve injuste qu’un gentil soit malheureux – parce qu’il ne le mérite pas, et qu’au contraire, une vie consacrée aux autres et aux bonnes actions devrait pouvoir servir à quelque chose – rendre heureux.
Comme le rappelle Kant, les philosophes de l’antiquité résolvaient ce problème en montrant que l’homme vertueux était forcément heureux, et le méchant, forcément malheureux. Chacun à sa manière : les épicuriens – et en particulier Epicure – pensaient bien que le bonheur était le seul but de la vie. Mais ils montraient que le meilleur moyen d’être heureux, c’était d’être raisonnable, sage : se contenter de peu, ne pas craindre la mort et cultiver l’amitié. En bref, pour être heureux, il faut être vertueux. Les stoïciens à l’inverse – Epictète, Sénèque surtout – considéraient que le seul but de la vie était la vertu : faire le bien, de qui nous paraît juste, être quelqu’un de moral. Mais ils pensaient aussi que la nature est bien faite : on est forcément heureux quand on est quelqu’un de bien. Ce que montre aussi le film de Capra : le fameux méchant, Henry Potter, est vieux et en chaise roulante, ce qui suggère que sa maladie physique est l’expression de sa maladie de l’âme. S’il parvient bien à escroquer tout le monde, il est seul, il n’aime personne et personne ne l’aime. En bref, malgré sa réussite professionnelle, il renvoie bien l’idée de quelqu’un de malheureux. Et malgré tout, le spectateur ne peut s’identifier qu’au héros, malheureux, mais vertueux. Mais malheureux.
Le film montre aussi que la vertu ne rend pas forcément heureux, contrairement à ce que croyaient les Epicure et Sénèque. Comme le dit encore Kant :
« On ne peut dans le monde attendre de la plus exacte observation des lois morales aucune liaison nécessaire et suffisante pour le souverain Bien entre le bonheur et la vertu. »
En fait, rien ne montre, et donc, il n’y a aucune raison de penser que les gens vertueux, les gens bien seraient forcément heureux. Dans le film, il faut une intervention céleste – ou divine ou surnaturelle – pour que le bon George soit récompensé. Il faut envoyer un ange. Bien sûr, nous trouvons cela injuste que les bons finissent malheureux. Mais le monde ne correspond pas forcément à nos exigences ou à nos désirs. Pour espérer que nos bonnes actions soient récompensées, il faut, comme le dit justement Kant, supposer qu’un « Être supérieur » (Dieu ou la Nature) intervienne pour assurer l’équilibre entre les efforts et les mérites.
C’est que notre bonheur ne dépend pas de nous, comme l’indique son étymologie (bon-heur : la bonne « chance » ou la bonne « fortune »). Ce qui dépend de nous, en revanche, c’est de faire le Bien, parce que c’est une question de volonté. Il est donc inutile de rechercher à la fois le bonheur et la vertu. D’après Kant, nous ne devons pas chercher à être heureux, mais à nous rendre « digne du bonheur ». Le reste ne dépend pas de nous.
gilles vervisch
source : http://blog.letudiant.fr/gilles-vervisch/2016/10/05/1365/
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