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"Elysium" (Neill Blomkamp, 2013)

Publié le 5 Janvier 2020, 10:34am

Catégories : #Philo & Cinéma

"Elysium" (Neill Blomkamp, 2013)

J’avais été bluffé par District 9 (2009), du sud-africain Neill Blomkamp, qui, avec un budget plutôt modeste (une trentaine de millions de dollars, ce qui n’est pas rien non plus), était parvenu à produire une science-fiction visuellement innovante, qui immergeait brutalement le spectateur dans les taudis d’un ghetto d’extra-terrestres réfugiés sur terre, autant qu’emprisonnés. Blomkamp, qui n’avait que trente ans à la sortie du film, était déjà l’auteur d’un certain nombre de courts-métrages de science-fiction futés et très bien réalisés. Il faut dire que malgré son jeune âge, ce réalisateur avait déjà une longue carrière dans le domaine des effets visuels puisqu’il a travaillé depuis la fin des années 1990 sur Stargate SG1, Smallville, Dark Angel, et réalisé de nombreuses publicités reposant sur les effets spéciaux.
Avec un budget quatre fois supérieur à celui de District 9, et des acteurs internationaux, il vient donc de sortir Elysium, film américain qu’il a scénarisé, produit et réalisé.

Max Da Costa (Matt Damon), a grandi dans le Los Angeles du XXIIe siècle. Son monde est pollué, crasseux, surpeuplé, pauvre et malade. Il n’existe apparemment plus vraiment d’États, ni d’autre droit que celui du plus fort. C’est un immense bidonville, placé sous une étoile artificielle, ou plus exactement une immense roue céleste1, Elysium, monde de perfection où la maladie n’existe plus, où l’on ne vieillit pas, et où se sont réfugiés les terriens les plus riches. Le nom Elysium fait référence aux Champs-Élysées de la mythologique grecque, le lieu des enfers où les héros et les vertueux reposent après leur mort2. Ce « paradis » high-tech au nom prétentieux a bien quelque chose de morbide car ses habitants paraissent ne plus rien attendre de la vie. Ils ont de grandes villas, nagent dans leurs piscines, organisent des réceptions, mais ne semblent pas être animés par grand chose. Leur Beverley Hills céleste, hygiéniste et policé semble bien ennuyeux, et on peut imaginer qu’il finira par devenir un monde décadent tel que celui des « éternels » dans le film Zardoz (John Boorman, 1974), auquel Elysium a été souvent comparé.

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En fait, l’unique personne qui semble ne pas connaître l’ennui, sur Elysium, c’est l’affreuse Jessica Delacourt (Jodie Foster, impeccable comme toujours), ministre de la défense du satellite artificiel, qui se charge d’une sale besogne : empêcher les terriens d’approcher Elysium. Elle ordonne sans états-d’âme le meurtre des éventuels clandestins et ne craint qu’une chose : l’attendrissement de ses congénères, à commencer par le président d’Elysium, face au sort des terriens, du moins lorsque l’horreur de leur condition est trop flagrante. Avec Carlyle (William Fichtner, que Jodie Foster avait eu comme partenaire dans Contact), le directeur de la société Armadine, qui fabrique des robots et des drones, elle songe à un coup d’État.
Pour le spectateur, qui s’identifie aux pauvres Terriens, Jessica Delacourt est un personnage froid et inhumain, mais dans le même temps, il est impossible de ne pas comprendre son point de vue : elle défend son monde. Beaucoup de gens ont supposé que ce personnage était inspiré d’Hillary Clinton, mais Neill Blomkamp a expliqué s’être en réalité inspiré de Christine Lagarde, la directrice du fonds monétaire international. Elysium parle moins des inégalités aux États-Unis que de l’économie mondiale.

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Les Terriens ont été abandonnés par les habitants d’Elysium, et pourtant ces derniers ont besoin d’eux, car il faut bien quelqu’un pour fabriquer leurs serviteurs robotiques. Il y a beaucoup de robots sur Terre aussi, dédiés au maintien de l’ordre, et dotés de manières plutôt brutales. Les robots et les drones montrés dans le film sont odieux, non pas parce qu’ils sont faits de métal et de circuits électroniques, mais bien parce qu’ils ont été conçus et programmés par des humains pour maltraiter d’autres humains, physiquement ou administrativement3.

L'automate administratif (services sociaux ?) qui gère l

En 21544, notre héros, Max, voit sa vie bouleversée en quelques heures : traité sans ménagement par un robot à cause d’une remarque humoristique et parce qu’il a fait de la prison, il a le bras fracturé, ce qui l’amène à retrouver son amie d’enfance, Frey Santiago (Alice Braga, que l’on a vu dans La Cité de Dieu, I Am Legend et Repo Men), devenue infirmière et dont la fille, Matilda, souffre d’une leucémie. Sur Elysium, elle serait guérie en quelques secondes, mais sur Terre, elle est condamnée.

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Les retrouvailles entre Max et Frey ne durent pas longtemps : piégé par une porte défectueuse dans son usine, Max est gravement irradié et n’a plus que quelques jours à vivre. Son unique chance de survie est d’être soigné sur Elysium. Pour y parvenir, il accepte de travailler avec Spider (Wagner Moura), un caïd et hacker qui organise le passage de terriens vers Elysium. Spider veut sonder l’esprit d’un habitant d’Elysium pour récupérer des mots de passe de comptes bancaires. Max, quant à lui, exige que la proie ne soit pas choisie au hasard, mais soit Carlyle, le directeur d’Armadine, dont le cerveau, Max ne l’apprendra que plus tard, contient une clef pour modifier radicalement Elysium.

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Pour avoir les forces nécessaires à son aventure, Max est équipé d’un exosquelette qui le rend aussi fort que les droïdes qu’il va rencontrer sur son chemin, et qui lui permet de se battre avec Kurger (Sharlto Copley, qui tenait le rôle principal dans District 9), un agent « dormant » mentalement dérangé qui vit sur Terre où il travaille pour la ministre Delacourt.

J’imagine que j’en ai déjà beaucoup trop raconté, mais l’important, dans le film, est moins de savoir ce qui va se passer que de le voir se passer. La structure du scénario est très proche de celle de District 9 : un homme infecté cherche à tout prix à survivre, puis comprend que ses actes peuvent changer la vie de bien plus d’êtres, et en tire les bonnes conclusions.

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La première qualité d’Elysium, c’est la cohérence et le raffinement de chacun de ses détails visuels. Les armes, vaisseaux, objets divers sont tous pensés avec le plus grand soin, y compris ceux qui n’apparaissent que comme lointain élément de décor. La distribution est, elle aussi, impeccable, jusqu’aux enfants — Matt Damon expliquait dans une interview que l’enfant qui interprète son personnage jeune lui ressemble plus qu’il ne se ressemblait à lui-même lorsqu’il était enfant. Chaque acteur semble connaître sur son personnage des détails biographiques qui ne sont jamais dits au court du récit mais que le spectateur ressent : Jessica Delacourt est sans doute plus que centenaire ; Frey est l’archétype de la jeune femme issue des bidonvilles qui a cherché à améliorer sa condition par l’effort ; au delà de son activité maffieuse, « Spider » a une conscience politique et une forme de patriotisme terrien ; etc. L’usage de plusieurs langues (anglais, espagnol, français, afrikaner) ajoute une dimension intéressante à la civilisation décrite dans le film, et nous permet d’imaginer son histoire et d’imaginer le parcours ou les origines des personnages.

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Elysium rappelle District 9, mais se réfère aussi à la littérature cyberpunk, ainsi qu’à de nombreux films. J’ai personnellement vu plus d’un lien avec le Métropolis de Fritz Lang, la science-fiction dystopique des années 1970 (RollerballSoylent Green), avec la série Firefly et le film Serenity, (pour leur manière particulièrement naturelle de traiter les effets spéciaux, mais aussi pour des détails comme le multilinguisme ou le high-tech crade) et même avec les films Wall-E et Idiocracy. John Carpenter, enfin, n’est pas bien loin, et Elysium a plus d’un point commun avec Escape from L.A., par exemple.

J’analyserai avec attention cet aspect avec l’édition DVD, lorsqu’elle sortira, mais j’ai trouvé les interfaces informatiques très intéressantes, en décalage avec l’interactivité élégante que l’on voit, par exemple, dans Iron Man 3. Ici, beaucoup d’interface textuelles, monochromes, rappelant le code informatique, et à qui l’on transmet des commandes simples. La vue subjective des drones ou des véhicules militaires évoque quant à elle très directement les images que produisent les guerres récentes5. Le parti-pris politique de l’auteur ne fait pas de doute.

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La station spatiale Elysium s’inspire des habitats célestes imaginés par la science-fiction mais aussi par les revues de vulgarisation scientifiques. Par leur caractère lisse et leurs couleurs, ces images rappellent aussi les illustrations de cabinets d’architectes qui servent à vendre des résidences ou des pavillons avant qu’ils ne soient construits.

La critique, qui attendait beaucoup de Neill Blomkamp après District 9, a globalement (mais pas unanimement) exprimé sa déception : naïf, simpliste, caricatural, manichéen, apparenté au jeu vidéo6, ennuyeux, inconsistant, prévisible, sentimental, commercial, raté.
Je trouve ces critiques injustes, car si le propos est simple — il s’agit d’une fable destinée à nous parler de l’inégalité sociale présente —, il n’en est pas moins traité avec talent et efficacité. Le film aurait peut-être gagné à donner un peu moins de place aux combats, qui sont très correctement réalisés mais n’apportent pas grand chose aux situations et aux personnages. On peut, enfin, railler certains détails techniques, comme la dépendance de la station Elysium à la configuration d’un logiciel et la manière dont on le change en effectuant un « reboot », mais je vois là une manière de dire, métaphoriquement, que pour changer la marche du monde, il faut reprendre certaines choses à zéro.
Elysium n’est pas un film sans défauts, sans doute, mais je l’ai plutôt apprécié.

A-t-on le droit de faire simple quand on veut parler de progrès social ?

Lors d’une discussion sur Twitter avec Stanislas Gros et Thomas Cadène au sujet du traitement médiatique d’Elysium, Stanislas a eu une intuition qui mériterait d’être vérifiée méthodiquement : le reproche d’être trop « simpliste » est plus facilement fait aux films qui défendent un point de vue pacifiste et/ou social — osons même dire : un point de vue de gauche7 — qu’à des films qui promeuvent l’individualisme et la justice expéditive ou même, assument une philosophie réactionnaire8 comme The Dark Knight Rises, qui prend parti, et certainement pas avec l’ambiguïté que certains lui prêtent généreusement, contre la mobilisation façon Occupy Wall Street.

Si cette intuition devait se vérifier, qu’est-ce que cela signifierait au juste ? Est-ce que, comme me l’ont dit certains, on s’attend plus à une idéologie simpliste lorsqu’il s’agit de soutenir un propos réactionnaire ? Est-ce, au contraire, que l’on n’aime les discours « gauchistes » qu’à la condition d’être certain qu’ils n’aient qu’une poignée de spectateurs dans une salle d’art et d’essai ? Tout cela pose beaucoup de questions, me semble-t-il.

Le film a en tout cas révolté les médias conservateurs américains (Fox, par exemple), qui y ont vu du « sci-fi socialism », et ont regretté qu’il s’agisse d’un des films hollywoodiens « les plus ouvertement communistes de l’histoire, battant lourdement le tambour non seulement pour une sécurité sociale universelle, mais pour l’ouverture des frontières, l’amnistie inconditionnelle et l’abolition des distinctions de classe »9.

  1. Ce satellite en forme de roue doit en fait être appelé tore de Stanford, ai-je appris chez le Traqueur Stellaire. [↩]
  2. Les Champs-Élysées des Grecs et des Romains, ainsi que leurs autres enfers (le morne Pré de l’Asphodèle, où erre le tout-venant des morts, et le Tartare, où sont punis les méchants) ont été repris par les Chrétiens : Paradis, Purgatoire et Enfer. Les premiers chrétiens, comme les juifs des siècles qui précèdent Jésus Christ, n’avaient pas de notion de lieu pour le repos ou le tourment des morts, mais croyaient en une résurrection de tous les morts qui le méritent au moment de la fin des temps. Avant leur rencontre avec les Zoroastriens à Babylone, les Juifs n’avaient développé aucune notion de vie après la mort : ce que l’éternel offrait à celui qui suivait ses commandements, c’était essentiellement un grand troupeau et une longue descendance. [↩]
  3. Je renvoie le lecteur à l’article Machines hostiles, que Le Monde diplomatique m’a fait l’honneur de publier il y a deux ans et où je développais moi aussi une vision pessimiste de la machine, comme outil d’oppression : si un automate n’est mû par aucune ambition personnelle, ses actions sont le fruit de la volonté de celui qui l’a conçu ou programmé, et il n’aura, contrairement à un humain, aucun scrupule à exécuter les ordres qu’on lui a donnés. [↩]
  4. 2154 n’est sans doute pas une date choisie au hasard : c’est la même année que se déroule l’action du Avatar de James Cameron, apprend-on dans la critique d’Alexis Hyaumet. [↩]
  5. Voir par exemple Keep shoot’n, Keep shoot’n [↩]
  6. De fait, il existe un lien entre Elysium et le jeu vidéo, mais il est dommage d’utiliser le mot pour dénigrer le film. Autrefois, on disait « c’est une bande dessinée ». À présent, on dit « c’est un jeu vidéo ». Il s’agit chaque fois, avant tout, d’une démonstration d’ignorance de ce que peuvent apporter les médiums cités. [↩]
  7. Pensons par exemple à Avatar, de James Cameron, que le critique de l’Humanité avait jugé « simpliste » et celui de Marianne « sans audace ». Des idées politiques progressistes, c’est moins bien quand on réussit à convaincre des dizaines de millions de spectateurs ? [↩]
  8. Citons au hasard Matthieu Santelli, pour Critikat : « Le décor, on commence à le deviner, est ce qui motive vraiment Blomkamp, pas en tant que sujet de révolte, le discours politique de Elysium étant trop inconsistant pour qu’on croit à sa prétendue indignation, mais comme objet de folklore. Il y a chez lui, sous couvert de le dénoncer, une fascination assez dégoûtante pour l’univers du bidonville. Soudain, ce ne sont plus les oripeaux futuristes qui déguisent la réalité sociale mais la misère tiers-mondiste qui colore la SF. Cette perversité était déjà en gestation avancée dans District 9. Dans Elysium, elle est carrément accablante ». Sur The Dark Knight Rises, le même critique avait été excessivement indulgent : « Bruce Wayne (Christian Bale, décidément dans le rôle de sa vie) est un personnage fascinant parce qu’il redoute la quête qu’il s’impose et qui consiste à le mettre face à ce qu’il sait déjà, mais qu’il tente désespérément de fuir. C’est dire sa complexité ». [↩]
  9. Voir la critique de Variety : « one of the more openly socialist political agendas of any Hollywood movie in memory, beating the drum loudly not just for universal healthcare, but for open borders, unconditional amnesty and the abolition of class distinctions as well ». [↩]

 

source :  http://hyperbate.fr/dernier/?p=27321

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