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Delacroix, "La mort de Sardanapale" (1827) (+ 3 vidéos) : sexe et cruauté - de la luxure vers la mort

Publié le 11 Janvier 2020, 10:50am

Catégories : #Philo (Notions)

Delacroix, "La mort de Sardanapale" (1827) (+ 3 vidéos)  : sexe et cruauté - de la luxure vers la mort

Après La Barque de Dante, Delacroix continue de faire scandale avec Scènes des massacres de Scio (1824), qui renvoie aux massacres perpétrés en 1822 en Grèce par les Ottomans, pendant la guerre d’indépendance grecque. Mais plus encore, c’est La Mort de Sardanapale, immense tableau de 4 m sur 5 m, présenté au Salon de 1827, qui choque la critique. Le tableau puiserait son inspiration dans le drame Sardanapulus, de Lord Byron. Déjà, on pouvait voir une référence au célèbre poète dans Scènes des massacres de Scio : Lord Byron a en effet trouvé la mort lors de la guerre d’indépendance grecque.

Le scandale est si total que même son ami Hugo ne prend pas sa défense, attendant un an avant de mentionner, dans une lettre privée, que « Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues ». Scandale, donc. « Quelle œuvre bizarre ! » souligne le Quotidien, « les règles de l’art ont été violées ! » ; c’est une « erreur de peinture ».

Sardanapale est un roi légendaire de Ninive en Assyrie qui aurait vécu de 661 à 631 av. J.-C. Il serait une mythologisation d'Assurbanipal, un roi très cultivé et pacifique. Selon une autre version, Sardanapale serait le frère d'Assurbanipal nommé par le dernier gouverneur de Babylone. Sardanapale aurait ensuite intrigué contre Assurbanipal, ce qui aurait poussé celui-ci à faire le siège de Babylone pour le punir (650-648). Lorsque Sardanapale sentit la défaite approcher, il décida de mourir avec toutes ses femmes et ses chevaux et fit incendier son palais.
Le poète anglais Lord Byron a publié en 1821 en Angleterre un drame Sardanapalus, traduit en français dès 1822. Le poème raconte la fin tragique de ce roi légendaire d’Assyrie, qui, voyant le pouvoir lui échapper à la suite d’une conspiration, choisit, lorsqu'il se rendit compte que sa défaite était inéluctable, de se jeter en compagnie de sa favorite, Myrrha, une esclave ionienne, dans les flammes d’un gigantesque bûcher.
Le poème a inspiré à Eugène Delacroix La Mort de Sardanapale, à Hector Berlioz une cantate, à André Caplet et Maurice Ravel des cantates également, intitulées Myrrha, pour le Prix de Rome en 1901.

Scandale, donc. « Quelle œuvre bizarre ! » souligne le Quotidien, « les règles de l’art ont été violées ! » ; c’est une « erreur de peinture », assène l’influent Delécluze dans le Journal des débats ; « c’est l’apothéose de la cruauté » susurre-t-on ailleurs.

La scène représentée par Delacroix raconte l’épisode dramatique de la mort du souverain. Sardanapale aurait vécu à Ninive, en Assyrie, au VIème siècle avant Jésus-Christ. Pour des raisons obscures, il fut assiégé, sans espoir de délivrance. Après avoir brûlé sa ville pour priver l’ennemi de ses richesses, Sardanapale décida de se suicider en compagnie de tous ses gens dont sa favorite, Myrrha. « Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses esclaves d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris : aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre », précise Delacroix, sans doute soucieux de rappeler les fondements historiques d’un sujet aussi controversé. Autre objet de fascination : l’Orient, auquel l’époque prête tout ce qu’elle n’assume pas chez elle - barbarie, passion, sensualité débridée.

L’histoire de Sardanapale fonctionne comme un réservoir de possibles pour Delacroix. Elle allie massacre en groupe (propre à une composition dynamique et virtuose) et débordements orientaux – étoffes chatoyantes, matières précieuses, qui offriront à la palette du peintre le jeu de couleurs chaudes et contrastées qu’il recherche. Virtuose, la composition l’est incontestablement. Vertigineuse, même.

Le premier regard prend appui en haut de la diagonale, sur le suzerain allongé.
• Tout autour règnent violence et confusion.
• Au bas du lit, une femme se voile la face pour échapper à l’horreur du drame.
• Plus bas encore, une autre, cambrée, est maintenue par la main ferme d’un homme qui s’apprête à l’égorger.
• A droite, une troisième s’est pendue à une tenture.
• Au premier plan, à gauche, un esclave noir tenant un cheval par la bride lui enfonce un poignard dans le cœur.
• Aux pieds du monarque, Myrrha à demi couchée, ventre sur le lit, chevelure déployée, nuque dégagée, morte sans doute.
• La perspective est fausse, curieusement inclinée, la scène semble se déverser sur nous, prête à basculer et à nous engloutir.
• Elle déborde le tableau et se poursuit en dehors. Il n’y a rien à débusquer en profondeur, il y a à se prémunir de tout ce qui nous tombe dessus. Nous sommes les personnages ultimes de la scène. Or le chaos nous ôte nos points de repère.
• Le sol, invisible, se dérobe, recouvert de tissus, de coussins, d’objets. Il n’y a plus de haut ni de bas, d’intérieur ou d’extérieur. Les corps sont emportés dans des postures contournées, dramatiques.
• Il y a trop de tout : carafes renversées, bijoux étranges, coupes, fruits, nudité des corps, dans un amoncellement désordonné. Le regard sature, cherche des échappatoires, part de Sardanapale, glisse le long du lit en suivant le chemin de la lumière, descend sur la femme cambrée, puis tourne en spirale en quête d’un espace où respirer.
• Le rouge semble s’écouler du lit du souverain perse comme une vague sanglante ouvrant le tableau en deux.
• En haut à droite, la ville en feu pénètre la chambre et la contamine de sa violence, on croirait une descente aux enfers. On imagine des cris, des gémissements, des halètements, sans savoir s’ils émanent des hommes ou des animaux.

On est à la fois ébloui et mal à l’aise. Le massacre, la violence y sont évidemment pour quelque chose. Mais pas seulement.

Renversement

Car de cette scène se dégage autre chose. Et son point de basculement réside dans Sardanapale en personne. Bravant le titre même du tableau, il est bien vivant. Comme la plupart des personnages. Sans doute la mort va-t-elle venir, mais elle est pour plus tard. Elle est hors du tableau.

Le temps déborde, comme l’espace. Le suzerain domine la scène. Résigné, l’air rêveur, le bras replié sous la tête, il est confortablement allongé sur sa couche moelleuse, sur le point, qui sait, de boire à la coupe dorée qu’un esclave tient à sa disposition malgré le tumulte. Est-ce vraiment l’expression d’un homme qui contemple l’assassinat de ses proches et va lui même mourir ? Quelque chose en lui jouit du spectacle. Comme d’un beau tableau. C’est cela, il regarde la scène, et induit ainsi notre regard.
Voilà que nous adoptons son point de vue sans compassion, son recul. A la faveur de cet ajustement, les postures lascives des femmes se font jour. L’une n’est-elle pas alanguie au pied du lit, les seins découverts. Myrrha n’est-elle pas assoupie, offerte, les hanches nues dans une corolle de soie. La troisième le visage masqué par un drap, pourrait dissimuler sa jouissance. Les couples eux-mêmes semblent pris dans des joutes amoureuses, et les épées brandies feraient les joies d’un psychanalyste.

Cet homme, en bas à droite, ne tend-il pas les bras à la femme qui le surplombe pour en implorer les faveurs? On savoure la sensualité de l’esclave noir au premier plan, encore mise en valeur par le voisinage du cheval. Les rouges, les orangés, les jaunes somptueux, les chairs flamboyantes, la lumière, les contrastes créent une scène de feu. Et puis tout le monde est en partie dévêtu. Est-ce donc une coutume d’un Orient forcément lascif de se déshabiller avant de se massacrer mutuellement ?

Ou alors…. la décision de ce sacrifice collectif est-elle venue déranger un vaste jeu érotique ? Et au lieu de mourir dignement bien en rang, les participants ont glissé de la luxure vers la mort, consumés de passion. Choquante, évidemment, cette sensualité latente, troublante, aujourd’hui encore, cette puissante alliance de sexe et de cruauté dont nous jouissons malgré nous.
Rejeté par l’Académie des beaux-Arts, humilié, Delacroix cache son tableau pendant près de vingt ans avant de le vendre à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire redécouvre, à la faveur d’une exposition, ce Sardanapale « merveilleux comme un rêve ». Grâce à lui, le public aussi. Hélas, deux ans seulement avant la mort de l’artiste.

catherine rosane 

D’Art D’Art (1mn42) : https://www.youtube.com/watch?v=867YqxegBqQ 

Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre et commissaire de l'exposition Delacroix, présente l'esquisse et la feuille d'études réalisées par Delacroix pour "La Mort de Sardanapale" (5mn01) : https://www.youtube.com/watch?v=WKkt5SmQ1cw

Montage image réalisé avec iMovie sur un documentaire audio disponible gratuitement :
https://www.youtube.com/watch?v=V60U3zsZkT8 (5mn39)

 

Dans cette oeuvre, Delacroix continue de mettre à mal les conventions de la peinture, préférant appuyer l’intensité des couleurs, les contrastes de la lumière, plutôt que le sujet. Dans la diagonale de lumière, la sérénité du suzerain contraste ainsi avec la scène de carnage qu’il toise calmement. L’ensemble est volontairement confus, on ne distingue pas le sol : Delacroix privilégie la forme générale et le mouvement du tableau à une composition qui s’attarderait sur un sujet, contrairement aux néoclassiques donc.
Dans Les Regardeurs, en septembre 2016, Dominique de Font-Réaulx, conservatrice général au Musée du Louvre et directrice du musée Eugène Delacroix expliquait en quoi la composition du tableau n'était pas supportable pour l'époque : Le grand enjeu de l'époque c'est d'être fidèle aux préceptes de l'académie. Il y a l'idée d'un héros central, d'une composition pyramidale, l'idée de lignes de force. Or le tableau a une composition en ellipse tout à fait étonnante qui tournoie avec un rythme presque musical. La composition tient non pas par la netteté des contours du dessin, qui était la grande histoire de l'époque, mais par la juxtaposition des couleurs. C'est une ellipse mais c'est aussi un tourbillon, un tournoiement de rouge, de jaune... C'est ça qui choque profondément. [...] Tout à coup on rompt avec des préceptes académiques absolument intangibles pour l'époque, qui sont la composition, le dessin, le contour...

Cette rupture avec les conventions vaut au tableau d’être très mal accueilli : le journal le Quotidien assure que “les règles de l’art ont été violées” alors que Delécluze (encore lui !) affirme dans le Journal des débats que c’est “une erreur de peintre”. Delacroix expose La Mort de Sardanapale aux côtés d’Ingres et de son Apothéose d’Homère. Or, si Delacroix mène le mouvement romantique, Ingres est le chef de file du mouvement rival, le néoclassicisme. En 1827, la confrontation entre Ingres et Delacroix marque l'opposition entre les deux doctrines : le disegno (dessin) et l'effacement de l'artiste derrière le sujet, pour les classiques, face au colorito (couleur) et l'affirmation de l'expression et de la touche individuelle, pour les romantiques.

Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix est définitivement considéré comme le chef de file du mouvement romantique, lui qui a su conserver certains traits du néoclassique, comme le culte de l’Antiquité, pour y insuffler le désordre et la couleur propres au romantisme. Seul Victor Hugo ne critique pas le tableau ; dont il dira par la suite que “Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues”. Le tableau n’en tombe pas moins dans l’oubli : l'Etat ne l'acquiert pas et il est vendu à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire le redécouvre : « Bien des fois, mes rêves se sont remplis des formes magnifiques qui s’agitent dans ce vaste tableau, merveilleux lui-même comme un rêve. »

 

source : http://philofrancais.fr/delacroix-la-mort-de-sardanapale

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