L’expression « passions tristes » s’est si largement répandue qu’on ne sait plus toujours qu’elle est empruntée à Spinoza. Cette popularisation d’un philosophe exigeant s’est fortement accentuée ces dernières années. Les analyses et commentaires qui en sont faits, hier comme aujourd’hui, s’inscrivent dans une lecture des enjeux politiques du moment.
Si l’on en croit les apparences, Baruch Spinoza n’avait rien pour devenir une star. Il date quelque peu (il naît à Amsterdam en 1632, et meurt en 1677), a mené une vie à peu près paisible et s’est consacré à la philosophie, sans même mourir pour ses idées, comme le fit Socrate, mais banalement de phtisie. Pis : sa philosophie n’est pas particulièrement aisée d’accès ; on peut même dire qu’elle décourage avec vigueur les profanes.
L’Éthique, son ouvrage majeur, se présente comme une « démonstration selon l’ordre des géomètres » ; il déroule théorèmes, postulats et lemmes (propositions intermédiaires pour conduire à la démonstration) sans faiblir, tout en ajoutant, comme aime à le faire aussi désormais le philosophe Jean-Claude Michéa, des scolies (des commentaires).
Or, aujourd’hui, on parle de lui avec entrain à la radio, non seulement sur France Culture, mais aussi sur Europe 1 (1), qu’on a connue plus frivole ; M. Emmanuel Macron recourt à certaines de ses notions centrales (notamment les « passions tristes »), tant dans son livre-programme, Révolution (XO éditions, 2016), que dans ses interviews, et même le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, dont on avait sous-estimé le penchant pour l’austérité intellectuelle, proclame qu’il « [se] fie à Spinoza » (Le Point, 10 février 2018). Et parmi les nombreux livres qui le commentent, il en est au moins un qui, précisément, le consacre star, à en croire ses ventes : plus de 200 000 exemplaires pour Le Miracle Spinoza, de Frédéric Lenoir, entre sa sortie en novembre et fin janvier (2). À titre de comparaison, la plus grosse vente d’albums pour l’année 2017 (Soprano) culminait aux alentours de 400 000 exemplaires…
Résumer Spinoza relève du pari stupide. Il importe néanmoins de savoir qu’il affirme que Dieu n’est pas hors de la création, comme le postulent les religions révélées, mais qu’il est ce qui est et peut être, selon des modalités infinies. L’esprit et le corps sont une seule et même chose, sous des modes différents ; tout ce qui existe est animé, d’une façon qui lui est propre, par le désir de persévérer dans son être et de l’accroître (le fameux conatus). Ce qui anime l’existant, ce qui augmente ou diminue sa puissance d’être, ce sont les affects, passions tristes ou joyeuses.
Comment alors mener une vie allant vers sa plénitude, et quel système politique saura nous libérer des superstitions et des amoindrissements divers de l’existence, parfois pourtant recherchés par les individus ? Spinoza développe ainsi une pensée qui peut nourrir la critique morale ou politique, en particulier quand le paysage idéologique est soumis à de fortes tensions. La démarche de ses commentateurs et la réception de leurs ouvrages s’apprécient dans cette mise en relation, chaque fois singulière, avec les questionnements et les perturbations d’une époque.
Dès la fin du XIXe siècle, c’est dans les secousses de l’affaire Dreyfus que de jeunes normaliens, qui souhaitent mettre la philosophie dans la cité, vont travailler à faire advenir l’« intellectuel critique » en interrogeant Spinoza. L’essai que lui consacrera un des leurs, Alain (Spinoza, Gallimard), est un grand livre humaniste et rationaliste.
Une célébration du désir
C’est également sur fond de turbulences politiques que va apparaître à nouveau une lecture déterminante : avec Gilles Deleuze, vers la fin des années 1960, quand le « socialisme réel » est mis à mal, qu’est recherchée une nouvelle lecture du marxisme et que s’élabore le structuralisme, tandis que les vieilles normes et mœurs sont contestées. Grâce à Spinoza. Philosophie pratique (3), le deuxième essai qu’il consacre au philosophe, Deleuze en réoriente l’usage, en mettant plus particulièrement l’accent sur la puissance d’être, sur ce qui la renforce, ces émotions nées d’un rapport avec l’extérieur et qui peuvent conduire à la joie.
Il y a là une célébration du désir, un accueil de la rencontre, dans la mesure où ils sont vivifiants, où ils inclinent à l’action, qui résonnera comme un appel à la libération des peurs individuelles, tandis que, au niveau collectif, on ne peut espérer pour horizon, au mieux (dans un État démocratique), que le renoncement par chacun à cette « puissance » au profit de la communauté, car les affects, les passions la menaceraient. Vieux débat, bien sûr : comment articuler les désirs des individus et le bien commun ? Comment parvenir au bien commun, alors que les désirs peuvent être mauvais ?
C’est en prison, dans la défaite des combats de l’extrême gauche italienne, qu’Antonio Negri, dix ans plus tard, poursuit la réflexion, qu’il prolongera ensuite au fil de son œuvre (4). Il va insister sur la multitude, c’est-à-dire la multiplicité des sujets singuliers et de leur puissance propre, pour, comme le souligne Gilles Deleuze dans sa préface, saluer chez Spinoza un « matérialisme révolutionnaire ». Le matérialisme spinoziste selon Negri est « libération concrète du désir conçu comme puissance constructive », ce qui « élimine d’emblée jusqu’à la simple possibilité d’État de droit et de jacobinisme », au plus loin de « l’utopie progressiste ». Spinoza, le salut face à l’« impasse du matérialisme historique ».
Lordon ou Lenoir ?
Tandis que, des décennies plus tard, les forces de transformation sociale piétinent et que le néolibéralisme semble s’imposer comme seul horizon, de nouvelles analyses apparaissent, irrémédiablement divergentes. Liant les travaux de Karl Marx à la conception spinoziste de la nature humaine, Frédéric Lordon interroge le désir de la multitude (5) : d’où vient que sa force « désirante » ne l’engage pas à se libérer ? Ce sont précisément les « affects » qui font que les dominés participent de leur domination, sous le poids d’une « servitude passionnelle » nourrie par le néolibéralisme, fournisseur de pseudo-« affects joyeux ».
La théorie des passions peut éclairer nos investissements psychiques dans la relation au capital et engager une réflexion sur les moyens de faire naître des « affects communs » joyeux (comme l’indignation), porteurs d’aspirations à la lutte collective.
Frédéric Lenoir, qui le lit également depuis longtemps, a une tout autre version de l’usage du philosophe : il salue en lui le démocrate modéré, soucieux néanmoins de limiter la liberté d’expression, car elle « ne doit pas nuire à la paix sociale » ; mais, surtout, il déchiffre sa conception des passions comme une incitation à repérer et à éviter ce qui est mauvais pour soi. « La véritable révolution est intérieure », et « c’est en se transformant soi-même qu’on changera le monde ».
Comme le Christ, comme Mohandas Karamchand Gandhi, Spinoza est un guide vers la sagesse et la spiritualité : un formidable auxiliaire de développement personnel. Spinoza en apôtre du respect de l’ordre sous couvert de quête de la joie intime, voilà qui ne peut que convenir et concourir à l’idéologie dominante… Gager que les ventes continueront à croître relève assurément de la passion triste.
evelyne pieiller
(1) Raphaël Enthoven, « L’Éthique de Spinoza est un livre qui fait la paix », Europe 1, 28 novembre 2017.
(2) Frédéric Lenoir, Le Miracle Spinoza, Fayard, Paris, 2017.
(3) Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Éditions de Minuit, Paris, 2003 (1re éd. : 1970).
(4) Antonio Negri, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Éditions Amsterdam, Paris, 2007 (1re éd. : 1981).
(5) Cf. notamment Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, Paris, 2010.
source : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/PIEILLER/58570
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