Introduction : le suicide dans la littérature (et la philosophie)
I – Vie de Goethe et résumé de l’œuvre
Court roman en partie épistolaire publié dans un premier temps en 1774 puis dans une version remaniée en 1787. On dit de ce roman qu’il est un des moments phares du Sturm und Drang (Tempête et Elan), mouvement littéraire et politique presque exclusivement allemand et précurseur du romantisme. La sortie de Werther à l’occasion de la foire du livre de Leipzig a été un succès considérable dans toute l’Europe et a assuré à Goethe un prestige qui ne s’est pas démenti par la suite.
On dit de Werther qu’il a déclenché une « fièvre de la lecture » dans toute l’Europe, et qu’il aurait même selon Madame de Staël « causé plus de suicides que la plus belle femme du monde », à tel point qu’un sociologue a parlé d’effet werther pour désigner le phénomène controversé par lequel on constate une augmentation du nombre de suicides suite à la publication d’un suicide dans la presse.
Court résumé : Werther est un jeune homme qui se rend à la campagne. Il y fait la rencontre lors d’un bal de Charlotte, jeune femme promise à un certain Albert qui, apprend-on est en voyage, et dont il tombe très vite amoureux. Mais Albert revient rapidement, et Werther souffre alors de voir Charlotte heureuse avec un autre homme. Il prend la résolution de quitter Wetzlar pour entamer une carrière dans une ambassade. Il y fait la rencontre d’une autre femme, mais ils ne se fréquentent que très peu de temps : après avoir été publiquement humilié par la haute société pour n’être qu’un roturier, Werther décide de quitter son emploi peu de temps après. Après un pèlerinage sur les lieux de son enfance, tel Ulysse, il finit par retourner auprès de Charlotte mais sa passion n’a pas faibli : elle a même grandi. Il finit par se suicider.
II – Analyse de l’œuvre
Il y a deux lectures qui se distinguent, l’une que l’on pourrait qualifier d’anthropologique et qui consisterait à voir le roman comme un témoignage, presque un compte-rendu médical d’un état dépressif, et l’autre, sentimentale, dont le ressort serait précisément ce processus d’identification au personnage.
a) Lecture anthropologique
On peut résumer Werther en disant qu’il s’agit d’une tentative presque scientifique de contribuer à la connaissance de l’homme. D’ailleurs, Goethe lui-même encourage cette vision anthropologique du roman. Se sentant incompris par des lecteurs qu’il juge comme s’identifiant trop à Werther, Goethe présente le roman comme l’histoire d’une « maladie mortelle ». Le terme qu’emploie Goethe pour désigner le cas de Werther et encourager une lecture anthropologique de l’œuvre n’est pas anodin : il parle de « maladie mortelle », comme si on pouvait réduire le suicide à un simple processus biologique que l’on pourrait presque décortiquer, disséquer étape par étape, et dont ce livre serait une tentative d’explication.
C’est, au fond, affirmer que par-delà la singularité évidente de chaque mort et de chaque histoire tragique de suicide, il y a de grands invariants qui persistent et après tout, on ne peut pas nier que le roman de Goethe met en avant des éléments clés qui sont symptomatiques d’un état dépressif : le sentiment que le monde s’effondre, une hypersensibilité, une grande tristesse, l’idée presque permanente d’en finir avec la vie, le sentiment de n’être nulle part à sa place…
Ce qui est intéressant, c’est que pour rompre avec la lecture identificatrice de l’époque, Goethe va dans un second temps ajouter des notes de l’éditeur dans la seconde édition de 1787, l’ajout à la fin de « notes de l’éditeur » concourt à créer un effet de distance entre le lecteur et Werther, le roman ne devient presque qu’exclusivement factuel à la fin. D’ailleurs, au sujet de ces sentiments, il écrit dans une lettre à un évêque anglais qui avait critiqué son roman : « Et maintenant vous voulez demander des comptes à un écrivain et condamner une œuvre qui, mal comprise par quelques esprits bornés, a débarrassé le monde tout au plus d’une douzaine d’imbéciles et de bons à rien qui n’avaient rien de mieux à faire que de souffler la faible flamme qui entretenait encore leur vie ». Donc, si l’on s’en tient à ce point de vue sur le roman , on pourrait dire que le roman de Goethe est très certainement la tentative romanesque la plus aboutie pour décrire fidèlement l’état dépressif.
b) Lecture sentimentale
Mais le problème de cette lecture anthropologique du roman est qu’elle fait presque oublier ce qu’est le roman de Goethe à la base, c’est-à-dire une œuvre d’art, et non une chronique, un article, un traité scientifique. Et je pense que toutes les tentatives pour réduire le suicide de Werther à une simple « maladie mortelle » sont vouées à l’échec. Ce sont de vaines tentatives pour se distancier d’une lecture identificatrice que le roman appelle naturellement.
D’ailleurs, le roman épistolaire est un style d’autant plus adéquat pour pénétrer la conscience du personnage, surtout qu’il s’agit ici d’une seule moitié de la correspondance puisqu’on n'a pas accès aux réponses de Wilhelm et il n’y a pas l’intervention d’un tiers qui tout de suite biaiserait notre point de vue sur le personnage. Mais je ne parle pas d’une identification naïve au personnage, comme cela a eu lieu au moment de sa sortie et c’est ce que Goethe a déploré : outre la vague de suicide, les gens s’habillaient comme Werther et Charlotte, cela a lancé une vraie mode.
Ce que je veux dire c’est qu’on ne peut pas lire Werther sans à un moment ou un autre se poser la question : et si c’était moi ? Et, en outre, Goethe, quelques années après la publication, et une fois la fièvre wertherienne passée, reviendra en quelque sorte sur ces déclarations de jeunesse, puisqu’il déclarera à son ami Eckermann en 1824, donc bien après la sortie de Werther : « Il serait fâcheux qu’au moins une fois dans sa vie, chacun n’ait pas une époque où Werther lui semble avoir été écrit spécialement pour lui ». Et c’est là où se situe le nœud du roman : c’est que le lecteur se trouve entre l’absolue singularité de la mort et du suicide d’un homme, et la quasi-impossibilité de ne pas songer : et si c’était moi Werther ?
c) Les mécanismes de cette lecture identificatrice
Qu’est-ce qui est au fondement de cette lecture anthropologique, qu’est-ce qui est le ressort de ce processus ? Outre le style et la construction du roman qui montrent la progression logique et implacable, le cheminement intellectuel de Werther, le personnage de Werther lui-même est absolument lucide sur sa condition, càd qu’il se voit mourir. Et même au-delà de sa condition, il est d’une clairvoyance étonnante sur le monde qui l’entoure.
D’ailleurs, Goethe en fait un peu le porte-parole d’une pensée qui rompt radicalement avec les codes de son époque. [PASSAGE SUR LE CEREMONIAL P100]. Il y aussi un autre passage sur l’oisiveté des gens de sa génération… il faut dire que la génération de Goethe n’a pas connu la guerre et il juge que la société se complaît dans une espèce de sentimentalisme qui préfigure le romantisme et qui s’appelle le Sturm und Drang. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Goethe écrit presque contre ce mouvement de pensée, mais son roman va être repris par ces gens-là et même érigé en roman phare du Sturm und Drang. Et on ne peut pas se dire au sujet de Werther : oui il devient fou mais ne s’en rend pas compte et son suicide est presque anecdotique. Car Werther est, tout comme nous, il est presque autant que nous le spectateur de sa propre vie, totalement conscient de l’état pathologique dans lequel son amour pour Charlotte l’a plongé.
Il y a plusieurs passages : « elle fait de moi ce qu’elle veut » P125 ou le passage sur le malheur où il est le propre interprète de sa vie. P117. Et ce qu’il y a de terrible au fond, c’est que Werther se voit lentement mourir. Et ce qui est encore plus angoissant est qu'il est également conscient qu’il y a une potentialité tragique permanente dans son attitude. Il songe plusieurs fois au meurtre, et il y a des histoires en parallèle qui sont autant de miroirs, ou de possibilités de ce que pourrait être la fin du roman, comme cette histoire d’un valet qui était employé chez une veuve et qui lui vouait une passion puis qui s’est fait renvoyer et qui a finalement tué son successeur.
Il est tout à fait raisonnable de penser qu’une autre fin aurait été que Werther tue Albert. Et c’est pour ne pas en arriver à ce point, sachant pertinemment que seule la mort d’un des trois protagonistes de ce trio amoureux pourra mettre un terme à ses souffrances, qu’il se suicide. Dans cette attitude, on ne peut pas ne pas voir en Werther la figure du poète maudit presque 100 ans avant Rimbaud et Verlaine, du génie incompris, du peintre visionnaire dont la vie balance entre un émerveillement sur la beauté du monde et une terrible désillusion sur la nature humaine.
Il y a des pages magnifiques sur la beauté de la nature et des pages cruelles sur les souffrances humaines [PASSAGE BOIRE LA COUPE JUSQU’A LA LIE p126]. Werther se pense être ce génie-là, en tout cas il est dans une recherche permanente d’un certain esthétisme, mais sa vie n’est qu’une désillusion, tant affective que professionnelle. Face à cette folie qui le ronge, son suicide est en quelque sorte une tentative absolue de renouer avec cette quête du sublime : si on regarde de près, Goethe décrit toutes les dispositions que prend Werther pour bien partir, il travaille sa sortie et notamment dans sa lettre écrite à Charlotte, il veut que sa mort soit un acte qui scelle leur amour dans l’éternité.
Il y a notamment les pistolets qui, par le toucher de Charlotte, vont sublimer sa mort [PASSAGE PISTOLETS]. Donc il en vient presque à faire de sa mort l’apogée d’un esthétisme qu’il aurait toute sa vie recherché. Tout cela pour dire que, s’il fallait justifier ce point de vue plus sentimental ou cette lecture identificatrice, c’est précisément parce que Goethe présente Werther comme un homme parfaitement conscient de son état, de sorte que son histoire n’est que le concours malheureux d’une « mauvaise rencontre », d’un caractère peut-être trop prompt aux émotions vives…
Le suicide chez les Grecs était une affirmation de la liberté humaine face à la mort ou l’expression de la fidélité à un idéal condamné. La mort d’Antigone, c’est le rejet des lois tyranniques et de l’oppression de Créon pour faire que l’âme de son frère repose en paix. Là, c’est totalement l’inverse, car Werther se suicide puisqu’il est aliéné à ses passions. Dans les deux cas il y a quand même l’idée que, face à un monde qui m’échappe totalement, ma mort reste ce que je possède de plus propre, de plus intime et le suicide apparaît comme le signe le plus éloquent, l’ultime geste qu’un homme peut renvoyer à la société.
Chez Sophocle, c’est Antigone qui affirme sa liberté absolue contre les lois de Créon, chez Goethe, c’est Werther qui témoigne son amour absolu par son geste pour Charlotte.
source : https://thibaultlefeuvre.files.wordpress.com/2016/04/souffrances-werther.pdf
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