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Chaplin, "Les Lumières de la ville" (1931)

Publié le 13 Décembre 2019, 17:39pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Chaplin, "Les Lumières de la ville" (1931)

Conte du désiré indésirable
Les Lumières de la ville s'ouvre par une séquence déboîtée, disjointe du corps du récit. La narration se sépare ensuite et de son décor (on l'aperçoit vaguement ultérieurement) et de ses personnages, à l'exception de l'un d'entre eux qui, isolé des autres, mis à l'index, se singularise dès qu'il apparaît. Et qui finira comme il a commencé: seul et rejeté. L'action de cette scène n'a pas non plus de conséquence dramatique directe sur la suite des événements racontés. Quelle est donc la vocation de cette exposition? Les édiles de la ville inaugurent en grande pompe un ensemble imposant de trois statues appelées «Paix et Prospérité». Théâtral, un lever de rideau annonce le début de la représentation que nous allons suivre. L'instant est solennel, Monsieur le Maire invite une femme (tournée en dérision) à dévoiler le monument. Qu'allons-nous découvrir qui nous en impose en matière de sculpture allégorique ? Un type couché en chien de fusil dort dans les bras de la Prospérité. On le surprend? Il retourne la situation, nous réserve un effet de surprise (une des sources de son comique). À l'évidence, Chaplin étonne encore, une fois de plus son vagabond sème le désordre. En nous faisant rire aux dépens de l'ordre caricatural et figé de cette société, c'en est fait, il nous gagne à sa cause. Tout s'est joué, tout s'est noué entre lui et nous en quelques secondes. Soumis à son champ magnétique, nous ne le lâcherons plus. 
On le déloge. Rien ne s'est passé mais tout est dit quant à son sort. Les pouvoirs publics font fuir cet intrus comme un animal envahissant. Les Lumières de la ville raconte son expulsion de la scène sociale et son impossibilité à s'intégrer quelque part. À chaque instant, ce vagabond (on se retient de l'appeler Charlot) doit se sortir d'une existence éphémère. Quatre minutes de projection nous le font comprendre: comment se libère-t-il d'une situation embarrassante pour SURVIVRE? L'épée de la Paix troue son pantalon. Trop flexible, le vagabond ne supporte pas le rectiligne, soit la rigidité de nos mœurs. La Paix le pourfend (lâchement, par derrière), lui déclare la guerre. La Prospérité ne le retient pas, l'abandonne à sa misère. Avant de partir, le vagabond compte bien dire son fait à cette société. Apposant son cul sur le visage de la Paix, utilisant la main d'une autre statue pour faire la nique aux autorités, son message passe. Reçu fort et clair.
Le prologue lance le vagabond dans de nouvelles aventures, le remet en marche. Il flâne, sans but précis – condition décisive. Il tranche avec tous les autres passants qui donnent l'impression de savoir où aller, accélérant leurs pas vers les lieux où leurs intérêts les appellent (nous sommes en Amérique). Le vagabond, lui, s'attarde, ouvert aux rencontres fortuites. Or s'il existe, il ne vit pas, restant tributaire de l'instant qui passe. Une rencontre qu'il ne saurait prévoir lui tombe dessus, toujours. Aujourd'hui, quelles occasions, où et quand? L'après-midi, dans la rue, elle vend des fleurs : une jeune aveugle. La nuit, sur les quais, il se suicide: un millionnaire aviné. Une orpheline infirme et un homme prospère et puissant. Peut-on imaginer individus plus opposés? 

Le récit leur attribue deux cadres de vie aux antipodes l'un de l'autre. Une pièce modeste dans un quartier populaire où elle vit avec sa grand-mère contraste avec un hôtel particulier régenté par un majordome. Au vagabond de savoir exploiter l'intervalle de ces deux espaces par ses va-et-vient. Partage du cœur et de la raison ou deux aspects d'un même rêve complexe. Son penchant sentimental se heurte à sa tentation mondaine (vite échaudée) de prendre pied. Aussi dissemblables soient-ils, la marchande de fleurs et le millionnaire partagent un même point de vue: alternativement, l'un et l'autre n'aiment ou n'apprécient le vagabond que dans la mesure où ils ne le VOIENT PAS, ne pouvant l'estimer pour ce qu'il EST RÉELLEMENT. Ils s'abusent devant lui. Confusion due à une infirmité ou un état d'ébriété. Revenus de leur égarement, ayant recouvré la vue et dégrisé, chacun de son côté lui arrache le masque qu'il entendait lui appliquer. Masque qui n'était que la projection de leurs propres faux-semblants. Ils le découvrent pour ce qu'il est. Seul le spectateur connaît la vérité. Lui seul peut certifier qu'il est le même. Grâce à cette affinité, Chaplin renforce l'attachement du spectateur à son personnage. Le point de vue du spectateur recouvre le point de vue du vagabond qui feint d'ignorer sa propre pertinence, mais Chaplin ne l'ignore pas pour lui. Cet état de conscience crève la comédie sociale d'une jeune infirme devenue rapidement une commerçante affectée (dès qu'elle voit le monde) et d'un millionnaire qui se souvient tout aussi rapidement de son appartenance de classe. Réduit à ce qu'il est, et parce qu'il est ce qu'il est (un rien du tout), le vagabond évente leur simulation. Chaplin l'appellerait: leur «opinion publique».

Le coup de force du scénario est d'imposer une séquence improbable qui rapproche et sépare la jeune aveugle du millionnaire tout en interposant le vagabond entre eux deux. Au petit matin, au retour du night-club, la jeune aveugle passe devant le vagabond assis sur les marches du perron de l'hôtel particulier. Admettons-le! Il force la porte close (la porte du récit qui le priverait de son mirage si elle restait fermée), subtilise des billets au millionnaire affalé dans son salon dans un état second, achète les fleurs, prend la Rolls et reconduit la jeune aveugle. Sa stratégie de séduction se met en place. La suite en découle: romance, guérison et exclusion. Le séjour imaginaire du millionnaire en Europe favorise les entrevues de la jeune fille et du vagabond bien décidé à l'aider financièrement. Ses échecs (renvoi de son travail, combat de boxe) rendent impératif sa troisième rencontre (hasard indispensable) avec le millionnaire qui lui donne l'argent pour l'intervention médicale. C'est le dernier nœud narratif qui, au-delà des  deux ellipses simultanées (l'opération et la convalescence de la jeune aveugle coïncide avec l'emprisonnement du vagabond), dépêche le dénouement traité comme un épilogue. La relation entre la jeune fille et le vagabond arrive dramatiquement à son terme. Lui semble s'excuser d'être comme il est quand elle découvre celui grâce à qui elle voit. Éperdue de reconnaissance, elle vacille entre un désappointement qu'elle essaye de retenir et une émotion bien compréhensible. Le Vagabond ne correspond pas tout à fait à l'image qu'elle s'en était faite. Elle n'en laisse rien paraître ou à peine.

 L'imaginaire et la réalité
Les Lumières de la ville permet un travail sur le vrai, le faux et l'imaginaire. Cette dialectique triangulaire au cœur de toute fiction, aussi bien littéraire que cinématographique, trouve peut-être ici une forme exemplaire.
Un récit fictionnel ne s'oppose pas à la réalité comme le faux s'oppose au vrai ou le mensonge à la réalité. L'imaginaire n'est ni mensonge ni réalité. Il se déploie à travers nos désirs qui soutiennent notre nature humaine. Le désir, nous avons à faire à lui tous les jours. L'imaginaire qui nous pousse à vivre n'a pas la réalité de la vie vraie (notre lot quotidien) mais de la vraie vie (celle qu'on aimerait vivre et qui nous stimule dans nos projets). L'imaginaire représente les potentialités auxquelles nous aspirons. Sans l'imaginaire, nous resterions trop tributaires de la réalité. Le Vagabond aspire à une autre vie que celle qu'il mène. Il cherche à vivre sa vraie vie. Les exemples abondent qui nous le montrent cherchant à vivre une réalité plus conforme à ses désirs. Il regarde avec concupiscence une statue qui représente une belle femme. Ses désirs s'éveillent. Il rencontre une vraie femme ensuite. Comment se comporte-t-il? Ne cherche-t-il pas à la séduire pour sortir de sa solitude? Quels sont les mécanismes psychologiques qu'il met en jeu pour vivre une autre vie? Vie qu'il rêve de vivre. Ne se sent-il pas à l'aise chez le millionnaire? Il resterait avec lui si on ne le chassait.
Il cherche à franchir sa porte chaque fois que le majordome le met dehors. Quel plaisir de conduire une voiture, de sortir en boîte, de manger à sa faim, de convoiter une femme mariée! La fleur achetée à la jeune aveugle, on le voit bien, la nuit sur les quais, relance un espace de rêverie qui ouvre son imaginaire. Il aspire à une autre réalité que celle qui le voit rejeté au début du film. Réalité plus conforme à ses désirs de séducteur. Mais cet imaginaire est ambigu. Si on le confond avec la réalité, nous restons dans l'illusion. C'est ce qui arrive au Vagabond qui croit un peu trop que sa conduite de séduction, établie sur un «mensonge», pourra trouver un accomplissement dans la réalité. Quand elle éclate enfin, il se retrouve seul. Son illusion ne l'a pas suffisamment aidé à transformer sa réalité. C'est une morale du film.

Toute fiction a le statut ambigu de l'imaginaire. Une réalité virtuelle a le pouvoir soit de se satisfaire d'elle-même et de s'abîmer dans un leurre, soit de devenir un objectif à atteindre pour transformer la réalité. C'est le seul grand sujet, ici abordé par Chaplin, de toute grand roman ou grand film – Don Quichotte, Madame Bovary ou Les Lumières de la
ville. Chacun à sa façon travaille un imaginaire contre un débordement du romanesque.

source : https://seances-speciales.fr/wp-content/uploads/2019/04/Lumi%C3%A8res-de-la-ville-Dossier-Enseignant.pdf

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