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"Vertigo" (Hitchcock - 1958) et Platon, ou le vertige des apparences

Publié le 6 Novembre 2019, 17:05pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"Vertigo" (Hitchcock - 1958)  et Platon, ou le vertige des apparences

Le titre de cet article paraîtra provocateur aux platoniciens. Ils se demanderont ce que le suspense inquiétant de Vertigo peut avoir de commun avec le jeu laborieux du Parménide, et quel démon de l’analogie autorise le rapprochement de Platon et d’Hitchcock. Il va de soi que l’analogie tourne autour du terme de « métaphysique » dont la critique française a su la première, quoique tardivement, qualifier le cinéma hitchcockien. Tout avait commencé dans le numéro spécial Alfred Hitchcock des Cahiers du cinéma d’octobre 1954, d’abord avec Éric Rohmer qui découvrait dans l’œuvre du cinéaste anglais une « idée du destin, du divin, du démoniaque » là où l’opinion courante ne voyait qu’énigme et violence, mais surtout avec Claude Chabrol et François Truffaut. Tous deux avaient interrogé Hitchcock à l’hôtel George V lors de son passage à Paris. Dans le cours de l’entretien, Chabrol, commentant l’attirance du réalisateur américain pour ce qu’il nommait le « fantastique », avait risqué le mot de « métaphysique », que l’on aurait plutôt attendu pour le Bergman du Septième Sceau. Ce n’était là qu’un essai qu’Éric Rohmer allait transformer dans un article célèbre. Il apparut sous une première forme dans un numéro de l’hebdomadaire Arts de Jacques Laurent, lors de la recension en 1958 de Vertigo qui venait d’être présenté sur les écrans parisiens. Rohmer reconnaissait dans ce « film platonicien » une série de variations labyrinthiques « sur l’Être et l’Apparence, sur l’Un et le Multiple, sur l’Idée et le Sensible ». L’appartenance du film à la métaphysique fut développée dans un article célèbre des Cahiers du Cinéma, « L’hélice et l’Idée » qui se terminait ainsi :

  • 1 É. Rohmer 1959, p. 50.

Idées et Formes suivent la même route et c’est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre, qu’on peut dire que les films d’Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objet, outre ceux dont il savent captiver nos sens - les Idées, au sens, noble, platonicien du terme1.

  • 2 J. Douchet 1967, p. 12. Souligné par l’auteur.

2Lorsque Jean Douchet publiera plus tard son Alfred Hitchcock dans l’Herne Cinéma, une revue bien éphémère, il présentera une interprétation ésotérique qui est celle de « la tragédie de Lucifer », le héros du film voulant parvenir à la connaissance totale. Sans reprendre ces analyses gnostiques, je noterai que, à la suite de Rohmer, Douchet insistait sur la dimension métaphysique du film rapportée explicitement à Platon : « Comme dans la théorie platonicienne », écrivait-il en soulignant sa phrase, « l’Idée précède ici l’existence et la fonde »2. En dépit des réserves de certains critiques qui avaient boudé Vertigo, l’aura de ce film allait devenir d’autant plus mythique qu’il disparaîtrait des salles de cinéma pendant des dizaines d’années, pour d’obscures raisons juridiques, avant sa reprise sur les écrans de cinéma et de télévision lors de sa restauration en 1996.

3Vertigo (Sueurs froides) avait été tourné en 1957 d’après le roman policier de Boileau et Narcejac D’entre les Morts. Les deux auteurs français avaient écrit spécialement l’ouvrage à l’intention d’Hitchcock qui n’avait pu adapter leur précédent roman, Celle qui n’était plus, puisque Clouzot l’avait mis en scène sous le titre Les Diaboliques. On peut déjà remarquer que l’intrigue du roman n’était pas sans incidence platonicienne puisque Thomas Narcejac, l’un des deux auteurs, avait été professeur de philosophie. Il ne devait donc pas être étranger au jeu traditionnel de l’être et des apparences qu’il avait reconnu dans les films précédents d’Hitchcock comme The Wrong Man (Le Faux Coupable), Shadow of a Doubt (L’Ombre d’un doute) ou I Confess (La Loi du silence). Alfred Hitchcock jouera encore sur ce thème, après Vertigo, en tournant l’année suivant North by Northwest (La Mort aux trousses), dans lequel le héros poursuit à travers les États-Unis un personnage nommé George Kaplan qui n’est même pas une apparence puisqu’il n’existe pas. Mais c’est essentiellement Vertigo qui met le mieux en scène le thème platonicien majeur de l’Un et du multiple, de l’être et des apparences, dans une sorte de lutte métaphysique à enjeu éthique qui prend la forme d’une intrigue criminelle.

4On peut partir du Sophiste pour appréhender la structure complexe de Vertigo. Aux yeux de Platon, le sophiste est un homme qui produit des simulacres à travers un jeu continu d’apparences ou d’eídola legómena, d’« images en paroles » (234 c). Mais quand nous nous laissons emporter par ce maelström d’« icônes », d’« idoles » et de « fantasmes », pour reprendre les termes qu’utilise l’Étranger d’Élée, nous succombons à une sorte de « vertige », skotodinía, non pas langoureux comme chez Baudelaire, mais ténébreux puisqu’il nous prive de la possibilité de distinguer le vrai du faux (264 c). Platon utilise le terme de « vertige » pour définir cette fascination étrange, pour ne pas dire cette attirance malsaine pour ce qui n’est pas lorsque l’on se laisse prendre au jeu des simulacres. Pourquoi cette allusion au vertige qui n’est pas sans évoquer ce que Baudelaire appelle, dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, « l’attirance du gouffre » ? Le vertige est la sensation étrange que nous éprouvons quand nous perdons confiance en la solidité du sol sur lequel nous nous tenons et que nous faisons l’expérience de l’abîme. La terre semble se dérober sous nos pas ou, pour le dire en termes philosophiques, l’être se sent aspiré par le néant. Voyons donc quel est le nœud de l’intrigue, non pas celui de l’intrigue de l’être, mais celui de l’intrigue des apparences qui nous fait confondre la forme de l’idée, celle qui donne l’existence pour Platon, avec celle de l’idole, celle qui n’existe pas. L’attirance du gouffre, qui commande toutes les actions du héros de Vertigo, est l’attirance nécrophile pour une femme désormais morte, qui n’a pourtant jamais existé parce qu’elle jouait le rôle d’une femme qui s’identifiait à une femme morte.

5L’intrigue, reconstituée à partir de la fin du film, est simple si son déploiement est complexe. Un riche armateur, Gavin Elster, a imaginé un plan machiavélique pour tuer sa femme, Madeleine Elster. Il sait qu’un ancien camarade de Faculté, John Ferguson, surnommé Scottie, devenu policier, est sujet au vertige. La presse en a fait état lorsque, en poursuivant un malfaiteur sur un immeuble de San Francisco, il a causé la mort d’un policier qui voulait l’aider alors qu’il risquait de tomber du toit. Il a donc été forcé de démissionner de la police. Gavin Elster va parier sur le vertige de son ami. Il transforme, tel Pygmalion, sa maîtresse, Judy Barton, en sa propre femme, par le maquillage, la coiffure, le vêtement, l’allure élégante, et demande à Scottie, en tant qu’ancien policier, de la suivre et de la surveiller car elle est obsédée par « quelqu’un du passé » à qui elle s’identifie.

6En réalité, son intention est d’assassiner sa femme en la jetant du haut d’un clocher d’une mission espagnole ; Scottie, du fait de son acrophobie, ne pourra grimper en haut de l’église et empêcher un meurtre qui passera alors pour un suicide. La jeune femme, qui porte le nom de Madeleine, s’identifie, selon son mari, à Carlotta Valdès, une chanteuse de cabaret de l’ancien temps. Abandonnée par son amant et devenue folle après avoir perdu son enfant, elle finira par se suicider. Madeleine, qui serait en réalité cet enfant, serait hantée par le fantôme de cette femme alors qu’elle n’a jamais entendu parler de Carlotta Valdès. Scottie la suit en voiture pendant plusieurs jours dans un périple à travers San Francisco, la voit entrer chez un fleuriste, porter ensuite des fleurs sur la tombe de Carlotta, contempler longuement dans un musée le portrait de Carlotta, puis disparaître d’un hôtel dans lequel on la connaît sous le nom de Carlotta Valdès, et se convainc peu à peu que cette femme, Madeleine, est bien hantée par le fantôme de Carlotta. Lors d’une nouvelle filature, elle se jette sous ses yeux dans la baie de San Francisco, aux pieds du Golden Gate ; Scottie, tombé follement amoureux de la jeune femme, la sauve de justesse de la noyade et la ramène chez lui. Il tentera les jours suivants de l’arracher à son identification à la femme venue du passé, mais ne parviendra pas à la sauver une seconde fois de la mort quand, obsédée par le suicide de Carlotta, elle se précipitera du haut du clocher de la mission espagnole San Juan Bautista. Paralysé par le vertige, il ne peut la suivre dans l’escalier escarpé menant au clocher et la voit brièvement tomber dans le vide pour s’écraser sur le sol.

7Après l’enquête du coroner, qui a souligné son impuissance à sauver la jeune femme du suicide, Scottie sombre durant des mois dans la mélancolie. Une longue ellipse suit qui semble faire repartir le film à zéro. Nous retrouvons Scottie, qui a perdu le goût à la vie, parcourir comme une ombre les rues de San Francisco à la recherche du temps perdu dans une quête que Boileau et Narcejac voulait proustienne puisque leur héroïne s’appelait Madeleine. Hitchcock a compris l’allusion au passé puisque son personnage conserve le prénom français alors que les autres personnages du roman voient leur nom changer. Madeleine est un fantôme du passé que Scottie cherche désespérément à retrouver, le film tournant tout entier autour de cette réminiscence qui sera, on le verra plus tard, une anámnesis. C’est bien l’Idée de la femme que poursuit le détective à travers l’image de Madeleine, une image qui va bientôt montrer sa duplicité à travers un jeu incessant de duplications.

8Scottie ne retrouve pas la trace de Madeleine dans les lieux qu’elle fréquentait, le restaurant de luxe où il l’avait vue pour la première fois avec son époux, le riche immeuble où elle habitait, le Musée avec le portrait de Carlotta, le fleuriste où elle avait acheté le bouquet pour la tombe de Carlotta. Mais il croise un jour par hasard une jeune femme brune, très commune, dans une robe verte moulante et criarde, qui lui rappelle étrangement la blonde et aristocratique Madeleine. Son profil est la reproduction exacte du profil de Madeleine le premier soir au restaurant Ernie’s. Il la suit à son hôtel, l’aborde en dépit de sa méfiance, la questionne et lui demande de sortir avec lui. Son désarroi est tel que Judy Barton, tel est son nom, accepte un rendez-vous bien qu’elle soit effrayée. Scottie la quitte et nous laisse seuls dans la chambre de Judy. À ce moment, Hitchcock rompt les conventions du film policier en dévoilant la supercherie, c’est-à-dire la simulation qui a dupé Scottie comme le spectateur qui s’est identifié à lui. Judy Barton n’est pas seulement la petite vendeuse d’un grand magasin de San Francisco ; elle est la complice qui a joué le rôle de Madeleine Elster avant sa mort. Maîtresse de Gavin Elster, elle a pris la place de son épouse pour duper Scottie : la femme qui est morte était la véritable Madeleine, jetée par son mari du haut du clocher. Judy, dévorée de remords, est touchée par la mélancolie de Scottie : désireuse de se racheter, elle ne lui dévoile pas la vérité, déchire la lettre qu’elle a commencé à lui écrire, et accepte de jouer un nouveau jeu. Cette fois, elle sera elle-même, la vraie Judy, et non la fausse Madeleine.

9Le destin ne l’entend pas ainsi. L’idée fixe de Scottie – retrouver Madeleine, la femme qu’il a aimée et qu’il a tuée du fait de son acrophobie – va le conduire à jouer le même rôle que son ami, Gavin Elster, qui avait façonné le simulacre de Madeleine. Judy avait été le double de Madeleine ; Scottie va devenir le double d’Elster, le mauvais démiurge. La duplication recommence sur le fond d’une même duplicité. Scottie va transformer Judy en Madeleine exactement comme Elster avait transformé sa maîtresse en sa femme. La métamorphose sera identique : mêmes lieux, le restaurant Ernie’s en premier, même tailleur gris clair, mêmes escarpins noirs, même coiffure, même blondeur, même chignon en hélice qui rappelle la spirale de vertige que le générique du film avait annoncé. Madeleine-Galatée est recréée et revient d’entre les morts. Dans l’étrange lumière verte de la chambre d’hôtel de Judy, Scottie enlace et embrasse Madeleine-Judy au cours d’un lent travelling circulaire de 360 degrés où tous les épisodes du passé se rejoignent : il a retrouvé la femme qu’il aimait. Il coïncide avec son obsession sans savoir qu’il n’a retrouvé que le simulacre d’un premier simulacre, la seconde Madeleine étant la recréation de la première Madeleine qui s’identifiait à la fois à la femme d’Elster et à sa prétendue mère, Carlotta, alors qu’elle n’a jamais été que Judy Barton. Non pas Madeleine, ni l’idée de la femme, mais le fantasme d’un fantasme et, à ce titre, un fantasme meurtrier.

10La duplication devra donc se poursuivre jusqu’à son terme fatal. Scottie invite Madeleine-Judy, désormais confondue avec la femme qu’il aimait, à dîner chez Ernie’s ; elle se prépare et met un collier autour de son cou. Il la suit des yeux dans le miroir, là où se révèle la duplication mais aussi la duplicité, et reconnaît le bijou que portait la première Madeleine, un bijou identique à celui du portrait de Carlotta. Le voile se déchire et la vérité apparaît : Scottie comprend qu’il n’a pas en face de lui Judy transformée par ses soins en Madeleine, mais Judy telle qu’elle était quand elle jouait le rôle de Madeleine. La machination se fait jour, et le regard de Scottie redevient le regard acéré du policier qu’il était avant son effondrement. Il devine qu’il a été joué par Elster et par Judy, annule la soirée chez Ernie’s et décide d’emmener Judy-Madeleine à San Juan Bautista en pleine nuit sur les lieux de la perte de la femme aimée, c’est-à-dire sur les lieux du crime. Il la force à sortir de la voiture, la traîne jusqu’à l’église espagnole, pendant que, terrorisée, elle avoue sa complicité et qu’il comprend à mesure la machination dont il a été la victime et le complice. Il la traîne dans l’escalier escarpé du clocher qu’il n’avait pu grimper jusqu’à son faîte, déclare à nouveau son amour pour « Madeleine », celle qui n’a jamais existé, et essaie de se libérer du passé. Il est enfin parvenu en haut du clocher, sur la terrasse d’où Elster a précipité sa femme dans le vide, et continue à parler à Judy ou à Madeleine qui se confondent dans la même pénombre. Et tandis qu’il la serre dans ses bras et l’embrasse désespérément, car il sait qu’il n’enlace qu’un fantôme, un bruit derrière eux précède l’apparition d’une ombre, celle d’un religieuse qui a entendu des voix dans le clocher. Terrifiée, Judy recule et tombe avec un hurlement dans le vide laissant Scottie seul, les bras en croix, au bord du néant, tandis que la religieuse sonne le glas. Scottie a triomphé de son acrophobie, mais a tué une deuxième fois la femme qu’il aimait.

  • 3 Plotin, Ennéades V, 1, 8, traité 10.
  • 4 Proclus, Théologie platonicienne, I, 12, 31, 22-26 : « l’hypothèse du milieu, [la 3e dans les cinq (...)

11Nous avons dans ce film toutes les variations – variations Hitchcock comme Bach a composé les variations Goldberg – sur le thème de l’Un et des multiples du Parménide et sur le thème des deux mimétiques du Sophiste. Considérons le Parménide. Dans ce dialogue, Parménide déploie, en un jeu dialectique qualifié de « laborieux », neuf hypothèses sur l’Un, qu’il soit, en son être, un, ou qu’il soit, en son unité, être, avec toutes les conséquences pour lui et pour les autres, c’est-à-dire les multiples. Je m’inscris ici dans l’interprétation traditionnelle issue des néoplatoniciens, Proclus et Damascius, que l’on retrouve encore chez Jean Wahl, Léon Robin, Joseph Combès, Jean Trouillard ou Pierre Boutang, mais aussi dans mes propres travaux, selon laquelle il y a neuf hypothèses sur l’Un centrées autour de la troisième hypothèse, celle de l’exaíphnes, l’« instantané », où l’Un est et n’est pas, dans l’entre-deux du mouvement et du repos. Depuis Plotin, dans son traité « Sur les trois hypostases qui ont le rang de principes »3, et surtout Proclus, dans sa Théologie platonicienne, la troisième hypothèse de l’instantané est identifiée à l’âme4. Si la structure des hypothèses sur l’Un du Parménide est bien universelle, on doit la retrouver dans d’autres domaines que celui de la dialectique platonicienne, chaque fois que le jeu de l’Un et des multiples se reproduit. Je ferai donc à mon tour l’hypothèse que, de façon analogue, le même jeu se retrouve dans les hypothèses sur l’identité de Madeleine, ou plutôt sur les diverses apparences de la femme dans Vertigo. Si l’on admet en effet, qu’il y a bien une hypothèse directrice dans le Parménide, la troisième hypothèse de l’instantané dans laquelle l’âme, entre le mouvement et le repos, échange toutes les affirmations et les négations, on peut retrouver une image unique dans Vertigo autour de laquelle le héros du film et les spectateurs distribuent les visages multiples de la femme.

  • 5 J.-P. Esquenazi 2001.
  • 6 J. Douchet 1967, p. 23.

12Les interprètes du film, en premier lieu Jean-Pierre Esquenazi dans son Hitchcock et l’aventure de Vertigo5, ont remarqué que tout se joue au moment, et ce moment est instantané, où Scottie voit pour la première fois Madeleine Elster, un soir, au restaurant Ernie’s. À la fin du repas, elle quitte la table, suivie de son mari, et se dirige vers la sortie. Scottie est assis au bar et l’observe discrètement. Quand elle avance dans sa direction, il détourne légèrement la tête pour éviter d’être vu, mais aperçoit son visage en un éclair. La jeune femme s’immobilise juste derrière lui, c’est-à-dire devant la caméra, dévoilant son profil droit qui est parfait. Jean Douchet commente ainsi la scène, très brève, et magique : « Car c’est bien comme un pur désir qu’elle lui apparaît. Sa fascinante beauté se détache sur le fond cramoisi du restaurant, qui, telle une braise que l’on attise, vire insensiblement au rouge vif, avant de retourner à sa couleur initiale »6. Elle apparaît à Scottie comme une pure Idée à laquelle il s’identifie aussitôt en croisant son regard en un éclair, dans la saisie instantanée, exaíphnes, de son âme qui n’existe plus qu’en elle.

13Le jeu des apparences de Vertigo tourne tout entier autour de cette scène primitive où le regard subjectif de la caméra, en découpant le profil parfait de Madeleine, a enchaîné à jamais Scottie à cette image. Il a en un éclair forgé l’apparence sublime d’une femme dont il ne sait pas qu’elle est d’autant plus irréelle qu’elle joue le rôle d’une morte, et que, en outre, elle n’est qu’un simulacre. Ce coup d’œil sur le profil immobile de Madeleine que Jean-Pierre Esquenazi a appelé « le profil sublime » ou encore, et nous revenons à Platon, « l’icône de profil », va désormais commander, pour le héros comme pour les spectateurs, les différentes images de la femme dans Vertigo. À l’image de Scottie, nous sommes soumis à un vertige devant cet appel incessant des apparences dans lequel l’Un se donne et se retire dans ses manifestations multiples. Quelles sont en effet les images de « Madeleine » qui gravitent autour de l’éclair du profil sublime comme les hypothèses du Parménide gravitent autour de l’hypothèse de l’instantané ?

Jean-François Mattéi

1. Il y a d’abord Madeleine Elster, la seule qui puisse porter ce nom puisqu’elle est la femme légitime de Gavin Elster qui va l’assassiner. C’est elle, la victime, que nous verrons tomber du haut du clocher sans apercevoir son visage.

2. Nous découvrons ensuite, en la confondant avec la précédente, Judy Barton dans le rôle de Madeleine, c’est-à-dire Madeleine 1, le simulacre de la véritable Madeleine qui est pour nous, si j’ose dire, Madeleine 0, puisqu’elle restera à jamais inconnue de Scottie et des spectateurs.

3. Madeleine 1, c’est-à-dire Judy se faisant passer pour Madeleine 0, prétend être hantée par le fantôme d’une femme qui serait sa mère dont la folie a entraîné le suicide.

4. Un nouveau personnage, Carlotta Valdès, entre alors en scène. Ses malheurs sont décrits dans une séquence du film chez le libraire Pop Leibel. Celui-ci raconte à Scottie l’histoire de la pauvre Carlotta qui a perdu la raison après la mort de sa fille. Cette dernière serait donc la prétendue Madeleine 1.

5. Carlotta Valdès n’est pas un simple nom, ni une histoire réelle sur laquelle se fonde Gavin Elster dans sa machination. C’est une nouvelle apparence sous le portrait d’une femme que l’on voit à trois reprises dans le film, d’abord au Musée où se trouve le tableau, puis dans un cauchemar de Scottie, enfin dans le miroir lorsqu’il découvre l’identité de Judy assurant le collier de Carlotta autour de son cou.

6. Judy Barton, lors de sa rencontre avec Scottie, apparaît sous les traits d’une femme assez vulgaire et très différente, avec ses cheveux noirs tombants, de l’aristocratique et blonde Madeleine 1 au maquillage délicat et au chignon en forme d’hélice. Le contraste des apparences est tel que certains critiques s’y sont trompés, à la première sortie de Vertigo, et ont regretté que Kim Novak, l’interprète du rôle de Madeleine, ait disparu à la moitié du film, sans voir que la même actrice jouait aussi le rôle de Judy ! Cette confusion ne fait que renforcer ici la duplicité des simulacres.

7. Judy la Brune, comme le mythe de Tristan parlait d’Yseult la Blonde, et comme Madeleine I était l’image de Madeleine la Blonde, est donc une apparence nouvelle de la femme, pour Scottie comme pour le spectateur. Elle va subir l’action démiurgique de Scottie, nouvel Elster et nouveau Pygmalion, afin de la transformer en une seconde Madeleine, revenue d’entre les morts.

8. Judy Barton, devenue Madeleine 2, est tellement identique à Madeleine 1, son parfait sosie ou son parfait fantasme, qu’elle est effectivement la même femme. Et cela, doublement, bien entendu : la même en tant que Judy, car c’est la même personne, et la même en tant que Madeleine, car c’est la même apparence. Scottie a réussi à reconstituer l’image rêvée, le fantasme coïncidant avec lui-même, mais ne restant qu’un fantasme, c’est-à-dire une image de mort. C’est donc la mort qui aura le dernier mot puisque l’identification de Madeleine 2 à Madeleine 1 sera si parfaite qu’elle finira de la même façon, en tombant du même clocher.

Mais cette fois, Gavin Elster ne tiendra plus sa femme dans ses bras avant de la précipiter en bas ; c’est Scottie, le double de son ami – on reconnaît la reprise du William Wilson de Poe qui était le double de lui-même –, qui tiendra Madeleine 2 dans ses bras avant de la lâcher dans le vide lors de l’apparition de la religieuse. Le deus ex machina, c’est le cas de le dire, s’imposait pour finir le film sur une apparition surnaturelle qui vient châtier la machination. Les Grecs y auraient reconnu le châtiment de Némésis, Alfred Hitchcock y découvre l’intervention de Dieu.

14Nous avons donc huit apparences de la même femme, tournant autour du profil sublime, qui se dédouble en blonde et brune, en Madeleine et Carlotta, en Madeleine 1 et Madeleine 2, en Judy 1 pour son premier amant, Galvin Elster, et Judy 2 pour son deuxième amant, Scottie Ferguson, en une première morte et une seconde morte, Judy mourant de la même façon que Madeleine, le simulacre ayant imité son modèle jusqu’au bout. L’ensemble du film, plus encore que le roman, est fondé sur ce jeu constant de duplications que Platon attribuait à la sophistique. On sait que, pour La République et Le Sophiste, on doit distinguer trois niveaux de réalité. En dessous du modèle éternel, l’Idée ou Forme unique, on trouve deux formes de duplication mimétique. D’une part, l’icône, eikón, qui imite le modèle supérieur dans la pratique de l’art eikastique. D’autre part, l’idole, eídolon, ou le phantasme, fántasma, qui imite aussi bien l’icône que les autres simulacres dans la pratique de l’art fantastique.

  • 7 G. Deleuze, p. 357. Souligné par l’auteur.

15Dans Vertigo, le modèle pourrait être Madeleine 0, que nous ne connaissons pas plus que Scottie, et la copie iconique serait Madeleine 1, celle qu’a jouée depuis le début Judy Barton manipulée par Gavin Elster. Mais en réalité, Madeleine 1 est déjà, en dépit de son profil d’icône, le simulacre de Madeleine 0, c’est-à-dire son propre simulacre, et, parallèlement, le fantasme de Scottie, son propre fantasme qui revient dans ses rêves. Et tout simulacre, après Platon, Deleuze et Derrida en témoignent, est porteur de mort. Lorsque Deleuze écrit que « le simulacre n’est pas une copie dégradée, il recèle une puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction »7, il corrobore les analyses platoniciennes qui condamnaient l’aspect mortifère du fántasma. Le simulacre ne nie pas seulement l’original, il le tue comme il tue la bonne copie, l’icône, serait-elle le profil sublime de Madeleine 1. Elster a fait œuvre de mauvais démiurge en façonnant Judy, non pas à partir de sa propre femme, Madeleine, mais à partir d’un simulacre de femme qui va se substituer comme fantasme à la femme réelle. Quant à Scottie, plus pervers encore que son double, il a façonné une Madeleine 2 à l’imitation exacte de Madeleine 1, avec le même mouvement en vertige du chignon, juste avant l’enlacement amoureux. Mais Madeleine 1 était déjà un simulacre et le fantasme de Scottie. La seconde Madeleine sera donc le fantasme d’un fantasme, une répétition de mort comme l’écrit Derrida dans La Dissémination, trace stérile, certes, selon Derrida, mais, comme toute, stérilité, mortelle.

16Madeleine 2 devra donc mourir comme Madeleine 1, le second simulacre détruisant le premier tout en entraînant, non plus une mort simulée, mais une mort réelle, celle de Judy. Scottie restera seul livré à son fantasme évanoui, immobile au bord du vide. Mais qui a tué Judy sous la forme de Madeleine 2, dissipant les précédents simulacres et signant la fin du film lui-même, en tant qu’image de la réalité ? Une apparition nocturne en haut du clocher, à peine visible dans l’obscurité. L’ombre de la religieuse, ici, est la manifestation de Dieu, ou de l’Idée, une femme comme il se doit. L’Idée platonicienne, marque de la transcendance, met fin à la ronde des simulacres et laisse le héros, comme le spectateur, désemparé devant l’aporie finale. Il en est de même du lecteur du Parménide devant l’échec réel, ou apparent, des neuf hypothèses qui ne concluent pas en dehors du déchaînement des multiples de la dernière hypothèse. Si l’Un n’existe pas, les autres multiples n’ont plus aucune détermination, ni l’être, ni l’apparence, ni l’unité, ni la multiplicité, toute chose se dissolvant dans le néant.

  • 8 Platon, Parménide, 166 c in fine.

17« Selon toute apparence », conclut Parménide, « qu’il y ait de l’Un et qu’il n’y en ait pas, de toute façon, lui-même ainsi que les autres choses, dans leurs rapports à soi, respectivement aussi bien que réciproquement, de tous les attributs, sous tous les rapports, ont l’être et le non-être, l’apparence et la non apparence »8. Ce qui attire la réponse du jeune compagnon de Parménide : « c’est la vérité même ! »

18Mais la vérité ultime du Parménide, dans le vertige des hypothèses déployées autour de l’hypothèse de l’exaíphnes, où l’âme passe du mouvement au repos et du repos au mouvement, ce qui est proprement penser, est la vérité ultime de Vertigo, dans le vertige des apparences déployées autour de l’image sublime, où l’âme passe de la vie à la mort et de la mort à la vie. C’est l’Un, ou l’Idée, celle, non pas de Scottie Ferguson mais celle d’Alfred Hitchcock, qui commande la mise en scène de l’ensemble des images et de la totalité du multiple. Tel est l’enseignement commun d’Hitchcock et de Platon : au vertige devant l’abîme des simulacres doit répondre la conversion vers la cime de l’Idée. C’est dans cette direction que l’âme trouvera sa véritable voie, celle qui, à l’image de la Beauté, est « en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unité de son aspect ».

19Tout Vertigo est construit sur l’image de la spirale des apparences opposée à celle de la verticale de la réalité. La première séquence du film s’ouvre avec le très gros plan d’une échelle de secours sur laquelle se hisse un fuyard poursuivi par deux policiers dont l’un va s’écraser en tombant d’un toit ; la dernière séquence se termine sur la chute mortelle de l’héroïne du haut du clocher qui met fin au vertige des apparences, de l’illusion amoureuse du héros à l’illusion cinématographique du spectateur. Hitchcock nous aura effectivement donné, après Bédier, Shakespeare ou Wagner, « un beau conte d’amour et de mort » dans lequel, selon le mot de Poe, « la mort d’une belle femme » présente la plus grande force poétique. On le savait déjà, depuis Orphée et Eurydice : celui qui aime une femme ne doit pas regarder en arrière. L’amour ne revient jamais d’entre les morts.

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Notes

1 É. Rohmer 1959, p. 50.

2 J. Douchet 1967, p. 12. Souligné par l’auteur.

3 Plotin, Ennéades V, 1, 8, traité 10.

4 Proclus, Théologie platonicienne, I, 12, 31, 22-26 : « l’hypothèse du milieu, [la 3e dans les cinq premières] convient aux degrés de l’âme car elle est constituée par des conclusions affirmatives et des conclusions négatives, et elle coordonne aux négations les affirmations », Paris, Les Belles Lettres, 1968-1978, p. 57-58.

5 J.-P. Esquenazi 2001.

6 J. Douchet 1967, p. 23.

7 G. Deleuze, p. 357. Souligné par l’auteur.

8 Platon, Parménide, 166 c in fine.

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