"Ainsi le freudisme est entré dans nos moeurs comme le type même de l’explication descendante, de la réduction du supérieur à l’inférieur: rien ne retient plus d’aller jusqu’au bout d’une explication totale de l’homme par cet inconscient refoulé et refoulant, sexuel et auto-punitif, infantile et ancestral.
Le freudisme véhicule une mentalité générale selon laquelle toute valeur non-vitale est tenue pour une manifestation déguisée de cet inconscient. Le Cogito veut dire autre chose que cela qu’il croit signifier : la conscience est le phénomène chiffré de l’inconscient. La générosité de la conscience qui donne sens à ses pensées et accueille des valeurs est soudain tarie. C’est bien cette menace qui est pressentie, et peut-être obscurément souhaitée, par quiconque cherche dans le freudisme non un secours pour comprendre et guérir la conscience qui échoue, mais une explication qui le délivre de la charge d’être libre; il faut avouer que cette doctrine a un prestige que n’a point la caractérologie, car elle ne se contente pas de situer l’individu dans une classe, mais prétend l’expliquer dans sa singularité, le ramener aux sources premières de ses pensées et de ses actes; en explorant des régions cachées et interdites à lui-même, elle suscite cette curiosité mêlée de crainte des doctrines de délivrance, voire des religions à mystère. Le freudisme a pour les consciences faibles quelque chose de fascinant que traduit bien son succès mondain ; ce succès n’est point étranger à son essence, mais en exprime l’incidence inévitable dans la conscience moderne.
Celle-ci y pressent sa ruine et peut-être que toute passion, qui est un certain vertige de la liberté, y suppute, avec une perspicacité diabolique, son meilleur alibi. La conscience cherche une irresponsabilité de principe dans sa propre régression au vital, à l’infantile et à l’ancestral; le goût pour les explications freudiennes, en tant qu’elles sont une doctrine totale de l’homme en chacun, c’est le goût pour les descentes aux enfers, afin d’y invoquer les fatalités d’en-bas."
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, vol. 1 in fine, 1949.
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