. De ce film, on retient souvent l'image bouleversante d'un œil entaillé par une lame de rasoir -
veut s'attaquer au regard conventionnel, c'est à dire à un œil. Devant la violence de cet événement cinématographique, il reste possible de choisir la voie de l'abstraction. D'ailleurs, je trouve que le montage nous y invite : un plan de la lune devant laquelle passe un long nuage effilé vient s’immiscer dans cette affaire, qui met l'accent sur les motifs géométriques du cercle (la lune) et de la rayure (le nuage). Or, l'histoire de l’œil fendu est, en somme, une autre combinaison de ces motifs. Voilà qui permet d'aborder les choses plus sereinement.
On observera au passage que le motif de la rayure est singulièrement présent dans Un Chien Andalou. La tapisserie, la cravate et la chemise de l'homme au rasoir, sont rayées comme le vêtement que porte Simone Mareuil. Un peu plus tard, celle-ci trouve une boite rayée, qui contient une autre cravate rayée dans un papier de soie rayé. Le motif plastique en question est très valorisé, par le moyen des surimpressions notamment : finalement, c'est toute l'image qui est rayée. Ceci mériterait sans doute un petit détour par le livre de Michel Pastoureau sur l'histoire de la rayure (L'étoffe du Diable), ne serait-ce que pour avoir à l’esprit la multiplicité des sens qui se sont trouvés associés aux rayures, au fil de l’histoire. Je pense que ces rayures donnent une tonalité complexe au film de Luis Buñuel, à la fois marginal, révolutionnaire, et mélancolique (rayer, c'est aussi faire disparaître).
|
Un Chien Andalou : rayures |
Plusieurs années plus tard, Salvador Dali participe à la réalisation d’un film tout à fait différent : La maison du Docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock, qui sortira en 1945. Il ne s’agit pas vraiment d’un film surréaliste. Cela dit, il porte sur la part cachée de l’esprit, que Freud a appelé l’ « inconscient » : celui-ci s’exprime de façon codée via les phobies et les rêves, selon des modalités qui ont fortement inspiré les surréalistes - dont Salvador Dali. L’intervention du peintre en question, pour La maison du Docteur Edwardes, concerne d’ailleurs plus particulièrement la mise en images du rêve de JB, (le personnage principal). On y retrouve, d’emblée, le motif prégnant de l’œil qui jouait un rôle si important dans Un Chien Andalou : dès son ouverture, le rêve est tapissé d’yeux - ce rêve est alors raconté, c'est-à-dire livré à l’observation des médecins. De surcroît, l’un d’entre ces yeux est immédiatement découpé, comme celui d’Un Chien Andalou. Il semblerait que cette image hante Dali, et qu'elle pourrait bien nous dire quelque chose de son rapport au cinéma.
|
La maison du Docteur Edwardes : le rêve |
Par ailleurs, le motif de la rayure auquel recourait Un Chien Andalou en 1929, est absolument essentiel tout au long de La Maison du Docteur Edwardes - et je parle maintenant du film d’Hitchcock dans son entier, non plus seulement de la séquence de Dali. Le scénario lui accorde un rôle tout à fait central. En effet, la conscience de JB a effacé l’expérience traumatisante qu’il a vécue enfant, mais son œil, lui, en a retenu certains aspects visuels. Parmi les phobies de JB, on trouve donc la couleur blanche, mais aussi la rayure. De ce fait, le film est jonché d’insert rayés, qui entraînent l’affolement de JB. Je ne saurais déterminer la part de coïncidence dans cette affaire de rayures qui se manifestent sur le parcours de Salvador Dali lorsqu’il s’agit de cinéma (à 16 ans d'intervalle). Quoiqu’il en soit, il me semble que la rayure, qui est aussi un mode de camouflage, pourrait être la forme visuelle de l’idée de cryptage. Or, ce cryptage opère bien dans la production du rêve ou de la phobie, comme dans celle de l’œuvre surréaliste - avec les jeux de mots, les masques et les déplacements qui les caractérisent. Autour de cette idée, Buñuel, Hitchcock et Dali pouvaient bien se rencontrer.
|
La maison du Docteur Edwardes : rayures |
L’année de la sortie de La maison du Docteur Edwardes, Dali peint un tableau intitulé The Eye, dans lequel on retrouvera les éléments que j’ai évoqué de-ci de-là : des rayures sur le sol, un œil, et le nuage effilé qui raye le ciel, semblable à celui qui passe devant la lune dans Un chien Andalou. Je veux bien croire aux coïncidences, mais alors celle-ci ! on dirait qu'elle nous adresse la parole.
|
The Eye de Salvador Dali (1945) |
Commenter cet article