Il était une fois une dinde particulièrement douée pour la logique. Le philosophe anglais Bertrand Russell rapporte le fabuleux destin d’une dinde inductiviste. Rappelons-nous: l’induction est un procédé logique qui consiste à établir une règle à partir d’une série d’expériences consécutives. Par exemple, je vois que chaque matin le soleil se lève à l’est pour se coucher à l’ouest, j’en conclus que de toute éternité, mon soleil tracera dans le ciel le même itinéraire.
Revenons à notre dinde. Russell nous enseigne que sitôt arrivée à la ferme, la dinde prit bonne note que le maître de maison la nourrissait chaque matin sur le coup de 9 heures. L’animal, fort prudent, se garda bien de conclure trop promptement et préféra attendre que l’expérience se répète durablement. Les jours suivirent et confirmèrent effectivement la régularité du fermier. Qu’il neige, vente, ou pleuve, celui-ci, pas une fois, ne manquait à sa tâche. Dame dinde était nourrie, et fort généreusement, à 9 heures précises chaque matin. Quelle joie s’emparait du gallinacé lorsque s’approchait l’instant de la pitance ! Chaque matin, la dinde se fendait de vocalises pour célébrer la ripaille. Sa reconnaissance grandissait à mesure que se vidaient ses gamelles.
Vint le jour de Noël. La dinde salivait déjà depuis de longues minutes. Le regard fixe, elle guettait l’arrivée de sa nourrice. Dans sa tête, mille raisonnements fusaient. L’inductiviste, tout à son aise, si habile à manier ses observations, attendait de plein droit son repas. Or, la logique de dame dinde avait ses failles. Ou mieux, elle ne s’appliquait pas nécessairement à la réalité. 9 heures sonnèrent donc sans rien à béqueter. Le bec vide, elle attendait toujours. Le pire advint. Le soir, feu la dinde devait mijoter dans une marmite tandis qu’on entendait des «joyeux Noël». Telle furent les heurts et le malheur de la logicienne.
Habitude quand tu nous tiens
Les fêtes passées, les dindes bien digérées, voilà que débute l’an neuf. C’est le temps des vœux, des souhaits. Les miens vous accompagnent chers lecteurs. Le mois de janvier, outre les soldes, voit aussi fleurir les
bonnes résolutions. «J’arrête de…», «désormais, je…», autant de paroles qui pourraient certes tarder à trouver leur effet. Peut-être que la regrettée dinde nous livre un enseignement salutaire. L’induction est certes utile. Cependant, lorsqu’elle débouche sur de hâtives généralisations, elle peut nous engoncer dans des certitudes. En abuser c’est aussi verser dans de stériles habitudes de pensées.
Platon voyait dans l’étonnement la source de la philosophie. Il opposait les philodoxes, ceux qui ne s’en tiennent qu’aux préjugés, qu’aux opinions, qu’à la doxa, aux philosophes qui trouvaient l’audace de regarder au-delà, d’aiguiser le jugement. En ce début d’année, une dinde vient peut-être nous aider à remettre en cause la prison que peuvent bâtir nos habitudes. La reine du poulailler convie à cet exercice de lucidité qui consiste à repérer nos automatismes. Que m’a légué le passé ? Une réelle expérience ou un faisceau de préjugés et de craintes ? Pourquoi je réagis de la sorte ? Quels anciens fantômes me poussent à me comporter de la sorte? La dinde m’interpelle donc et m’aide à inaugurer l’année en reconsidérant le bien-fondé de mes convictions. Son funeste destin fait l’éloge de ma liberté. Il ne s’agit nullement de congédier toutes convictions. Ni de bannir les saines habitudes, qui, comme le croyait Aristote, fondent notre caractère. Simplement, un retour à soi, à l’ici et maintenant. Boèce aimait à voir dans l’homme un voyageur sans bagages, à savoir, un être libre, sans préjugés, sans craintes, sans attentes déconsidérées.
Se dépouiller pour vivre le présent
Marc Aurèle tentait de vivre chaque jour comme s’il s’agissait du dernier. Et lui fait écho ce vers d’Horace: « Que l’âme, heureuse dans le présent, refuse de s’inquiéter de ce qui viendra ensuite. Le présent, songe à le bien disposer, d’un esprit serein. Tout le reste est emporté comme un fleuve.» Pour lutter contre la peur du lendemain, une dinde épicurienne mettra tout en œuvre pour accueillir chaque instant avec gratitude. Chaque minute, pour qui se dépouille des stériles habitudes, devient dès lors une occasion pour chercher le bonheur ici et maintenant.
Voilà la conversion intérieure, le délicat passage entre « Qu’est-ce qu’il me faut pour être heureux ? » et « Comment puis-je être heureux ici et maintenant, avec ce que je suis et ce que j’ai? » A force de porter notre désir sur l’avenir, le présent et ses générosités demeurent inaperçus, gâchés. Sénèque ne pensait guère que la vie était trop brève. Il déplorait simplement qu’on la gaspille et qu’on en mésuse. Savourer l’instant sans l’altérer avec la crainte du lendemain, voilà le périlleux exercice que dessinent maints textes antiques. Si la dinde fut authentiquement épicurienne dans l’âme, elle eût dégusté chaque plat avec d’autant plus de joie qu’elle eût conscience qu’un jour le festin finirait.
Une dinde ancrée dans ses habitudes peut-elle encore s’émerveiller du bonheur de vivre, de ce singulier privilège, de cette douce folie qu’est l’existence ? Sait-elle accueillir l’imprévu ? N’est-ce pas épuisant de diriger sans cesse l’esprit vers le futur ? Entre l’attente et la routine, dispose-t-elle d’un autre choix ? Ainsi une dinde noyée dans la routine devrait peut-être discipliner son esprit et suivre le conseil de Philodème :
« Recevoir, en en reconnaissant toute la valeur, chaque moment qui s’ajoute, comme arrivant par une chance merveilleuse et incroyable.» En somme, méditer sur le sort de la malheureuse appelle non pas à prendre mille résolutions nouvelles. Mais simplement, tenter de regarder autrement. Nul ne sait si demain, on me tordra le cou, je veux cependant tout mettre en œuvre pour glaner dans le présent les trésors que dispense dans les creux du quotidien l’existence.
Bonne et heureuse année !
alexandre jollien
source : Le Nouvelliste, samedi 8 janvier 2005
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