Loin d’idéaliser cette sombre période, l’intellectuel français loue, dans cet article paru dans les Lettres françaises en septembre 1944, sa définition de la liberté. Au risque du scandale.
Lois antisémites, travail obligatoire, déportations, censure et répression : sous l’Occupation, la plupart des Français ne semblent avoir été libres que de subir et d’obéir. Rares sont ceux qui ont rejoint la clandestinité et la Résistance, et parmi ces héros, Jean-Paul Sartre ne se place pas au premier rang. Comment le philosophe s’est-il permis une affirmation aussi extravagante ? Veut-il dire que la vie continuait malgré la barbarie, et la fête dans les soirées parisiennes en dépit du couvre-feu ?
En fait, sa formule ne prend sens qu’au prix d’une nouvelle définition de la liberté. L’objectif théorique de L’Être et le Néant, publié en 1943, est de démontrer que l’homme est ontologiquement, par essence, liberté. Par sa conscience, il est capable de prendre ses distances avec le monde extérieur comme avec lui-même. Toute pensée sécrète, autour de l’homme, un néant : elle l’arrache à son contexte comme aux forces qui le conditionnent et l’oppressent. Par le simple fait d’exister et d’être conscient, tout homme est projet, visée. Selon une citation de L’Être et le Néant, il est même « condamné à être libre ». « Être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit – ce qui n’aurait point de sens – mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit. » On peut ainsi être libre au milieu d’une guerre, dans un camp de travail, en prison ou même en montant sur l’échafaud. La liberté est toujours en situation, mais elle ne dépend pas de cette dernière. Elle a, dans la nature humaine, une assise plus profonde.
Mais pourquoi Sartre va-t-il plus loin en affirmant que « nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation » ? Les années de paix se placent-elles en dessous des années noires, sous ce rapport ? « Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête », « puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement », poursuit Sartre dans l’article. Vivre sous l’Occupation, c’est être exposé en permanence au danger ; c’est avoir, à chaque seconde, la conscience d’être vulnérable et mortel. Les actes, les paroles, les pensées prennent dès lors un poids qu’ils n’ont pas d’ordinaire. En temps de paix, nous accordons moins de prix à la liberté : tel est ici le paradoxe pointé par le philosophe.
Agaçante, la phrase de Sartre s’éclaire peu à peu… Comment l’intellectuel lui-même s’est-il comporté sous l’Occupation ? Son attitude a fait l’objet de maintes polémiques. Précisons cependant que le tableau n’est pas aussi noir que le voudraient ses détracteurs, ni aussi blanc que le décrivent ses hagioraphes. À son débit : Sartre a fourni quelques textes à l’hebdomadaire collaborationniste Comœdia ; il a composé avec les forces occupantes pour faire jouer deux de ses pièces, Les Mouches en 1943, Huis clos en 1944 ; il n’a pas refusé de se voir attribuer, au lycée Condorcet, le poste du professeur de philosophie Henri Dreyfus-Lefoyer, mis à la retraite forcée par les lois antisémites de Vichy. À son crédit : Les Mouches sont une exaltation de l’insoumission et Huis clos, une injure à la conception vichyssoise des bonnes mœurs ; dès 1941, en compagnie de Maurice Merleau-Ponty et de Simone de Beauvoir, il a créé Socialisme et liberté, un groupe de résistance intellectuelle au nazisme ; il a sillonné la France à bicyclette pour distribuer des tracts.
S’il n’a pas pris les armes à l’instar d’un Jean Cavaillès ou d’un Georges Canguilhem, il a toujours vu dans le régime de Pétain un ennemi à combattre. Son morceau de bravoure n’est d’ailleurs peut-être pas à chercher du côté de l’action. À l’heure du triomphe du totalitarisme nazi en Europe, la parution de L’Être et le Néant, une œuvre aussi ambitieuse, affirmant la valeur de l’existence et l’expérience de la liberté, est à elle seule remarquable.
anne-sophie moreau
source :
https://www.philomag.com/phrases-choc/jamais-nous-navons-ete-aussi-libres-que-sous-loccupation-allemande-jean-paul-sartre-la
Commenter cet article