Le sujet qui nous est proposé ici nous invite directement à nous demander « qui est Autrui ?» Autrui est toute personne semblable à soi et qui n’est pas soi. Il se présente comme l’être avec qui il y a échange et confrontation . Autrui est avant tout un rival avant d’être un ami possible. Le premier rapport du moi à autrui est d’abord de le nier comme autre, de le voir comme un étranger. La dualité peut se transformer en affrontement c’est-à-dire qu’on se méfie de l’autre ou quand on est l’objet de ses menaces. Nous ne trouvons pas facilement des liens amicaux, chaleureux, réciproques et équilibrés avec autrui parce que nous sommes trop différents et parce que l’égoïsme est en chacun une forte tendance qui peut même nous conduire à nuire à nos semblables. De plus, le regard d’autrui fait parfois plus de mal qu’autre chose. Alors doit-on être totalement indifférent à Autrui ?
Dans nos sociétés actuelles, l’homme ne prend de l’importance que par la reconnaissance que lui accorde Autrui, et inversement. Nous sommes totalement dépendants d’autrui, de son existence, de son jugement, de son approbation. Ainsi il y a une réelle dépendance entre les êtres humains. Alors pourquoi chaque être humain a besoin de cette reconnaissance par les autres ? Car d’emblée, nous nous croyons seuls au monde. Et si nous reconnaissons vite que nous ne sommes pas seuls au monde, nous croyons pourtant que c’est autour de nous que le monde se constitue.
Ce sujet nous amène donc à nous demander si l’être humain a besoin des autres dans son existence. Dans un premier temps nous verrons qu’autrui est comme un pièce maîtresse de notre existence, il y joue un rôle important et il est donc nécessaire de ne pas le renier. Cependant, dans un deuxième temps nous analyserons la thèse opposée, nous verrons donc qu’autrui n’est pas indispensable et qu’il y a conflit avec celui-ci.
Nous n’existons que pour et par d’autres consciences. L’être humain est un être de pensée, chacun est unique en son genre et cependant il désire globalement les mêmes choses que le reste de l’humanité : sentiments, émotions, désirs, angoisses … Nos besoins nous sont communs à tous. L’association des termes « chaque êtes humain » et « autrui » crée une réciprocité dans leur relation car tous désirent la même chose : la reconnaissance. La volonté de reconnaissance par autrui peut se traduire par une ouverture équilibrée à l’autre parce qu’on dépend de lui. On compense ainsi un manque personnel, une déficience affective de la part de son entourage. Dans ce cas-là, on veut surtout être reconnus par ses proches, par ses amis, par ceux pour qui on a de l’estime. La plupart du temps, cela révèle le manque de confiance en soi. L’individu veut attirer l’attention d’autrui pour qu’ainsi celui-ci le considère, peut-être pas comme son égal mais au moins comme quelqu’un qui mérite une reconnaissance. Il a besoin de s’associer à eux pour obtenir leur approbation dans ce qu’il est, on appelle cela « l’amour-propre » . Il existe alors une réelle dépendance à l’égard de l’opinion des autres.
De plus, sur le plan moral, l’usage de la notion « semblable » dans des formules comme « il faut secourir son semblable » met l’accent sur une solidarité des personnes que le concept « autrui » ne suggère pas nécessairement , puisque « l’autre » peut aussi bien être perçu comme « l’étranger ». Surtout, Kant nous invite à respecter en autrui notre semblable, parce qu’il est, comme nous, une personne, c’est-à-dire un être libre capable de se déterminer par la raison. Cette notion de « personne » évoque également, dans la religion chrétienne, le fait qu’autrui a été fait a l’image de son Créateur tout comme nous et par conséquent il devient notre semblable. On se doit d’aider son prochain et réciproquement.
On peut également observer la thèse de la hiérarchie. Si Autrui est hiérarchiquement supérieur à moi, je ne peux pas le renier, ni le contredire, je dois obéir à ses règles . Il m’est donc impossible d’y être indifférent. L’expérience d’autrui est une épreuve car alors que l’on voudrait bien être reconnu par l’autre, souvent notre liberté se trouve enfermée par la personne qui nous juge. Et d’ailleurs il est facile de tomber dans la mauvaise foi qui soutient : « Je suis comme je suis et personne ne me changera ». Une liberté me juge et je prends le risque d’être réduit à l’état d’une chose surtout si l’autre a un pouvoir hiérarchique sur moi comme par exemple les régimes totalitaires des années 1930 ou toutes formes de conquêtes de pouvoir.
Pour terminer, nous pouvons donc affirmer qu’autrui est mon semblable par sa raison. Sartre dit « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » ce qui signifie qu’autrui m’oblige à surmonter la partie rigidifiée de moi-même pour ma liberté. Autrui m’est indispensable car il m’oblige par exemple à me rendre compte de mes défauts et à essayer de les compenser. Il est de même mon « alter-ego » par ce que nous pouvons ressentir communément. Ce qui nous pousse alors à penser que Autrui est alors une « pièce maîtresse de mon univers », il nous ouvre comme un ouvre-boite. Un monde sans autrui ne serait pas seulement un monde où il serait impossible de vivre, mais aussi un monde où il serait impossible de penser car penser c’est penser avec autrui, en se confrontant avec lui: penser par soi-même ne doit pas se confondre avec le refus de l’échange avec la pensée des autres .
Mais cette impossibilité de l’indifférence peut-elle être réfutée dans certaines situations ? Peut-on renier cet être qui semble indissociable à notre (sur)vie ?
Tout d’abord, il est possible que certaines personnes n’aient pas besoin d’Autrui pour se connaître et n’aient pas besoin de sa reconnaissance soit parce qu’ils n’en ressentent pas le besoin ou l’envie, ou bien parce qu’elles ont réussis à se détacher totalement du regard des autres. Sartre a dit « L’enfer c’est les autres » et cette expression illustre bien ce propos car il est vrai que la plupart du temps, on souffre du regard des autres. Ce procédé d’émancipation de l’influence d’autrui prouve alors la prise de confiance en soi. On ne se soucie plus de ce que les autres pensent et on vit pour soi en étant indifférent de leur approbation ou non. En effet Oscar Wilde a dit : « Les tragédies des autres sont toujours d’une banalité désespérante. »
De plus nous venons de voir précédemment qu’autrui peut nous aider à nous connaître mieux en nous obligeant à nous rendre compte de nos défauts et en essayant de les compenser. Néanmoins, cela entraîne parfois un étouffement du moi authentique pour paraître comme le désirent les autres et ainsi leur plaire davantage et obtenir plus facilement l’approbation et la reconnaissance d’Autrui. Alors nous ne sommes plus reconnus pour ce que nous sommes mais pour ce qu’on laisse paraître pour acquérir une bonne opinion des autres. Par ailleurs, dépendant des autres et comme produit par eux, on peut se perdre dans les valeurs que ceux-ci nous imposent. Dans Être et Temps ( 1927 ), Heidegger observe que, le plus souvent, nous conformons nos comportements de tous les jours sur ce que « on » fait, « on » dit, « on » pense … Un « on » qui, étant tout le monde, n’est personne en particulier. Dans cette dictature du « on », qui nous dicte notre manière d’être au monde, autrui devient donc ce qui me rend étranger à moi-même, m’éloigne de mon authenticité. Dans ce cas l’indifférence est totalement légitime.
Nous pouvons également réfuter la thèse qu’autrui est un « autre moi ». En effet, même si je me constitue grâce à Autrui, dans ma relation à lui, il n’en reste pas moins qu’autrui, tout en étant mon semblable, mon prochain, n’est pas moi mais un autre. En ce sens, il demeure « lointain ». Sartre dit que « le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui » car « autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet » ( L’Être et le Néant ) : il menace donc ma qualité de sujet libre, que je suis radicalement. Aussi toute rencontre avec lui est alors un affrontement de libertés car nous désirons tous les mêmes choses et les mêmes biens c’est pourquoi Autrui devient alors un rival .
Pour conclure nous pouvons dire qu’être indifférent à autrui est parfois nécessaire quand ce dernier nous fait perdre toute sensation d’authenticité de nous-mêmes. De plus Levinas à dit : « Autrui en tant que Autrui n’est pas seulement un alter-ego. Il est ce que je ne suis pas » Il est la cause de mon inauthenticité et c’est pour cela qu’en plus il y a conflit avec celui-ci. Pourtant, au contraire, Autrui est mon semblable par la raison et je lui dois le respect en tant que tel. En vérité un monde sans autrui est un monde inhumain, et même impossible, parce que nous sommes « des êtres pour autrui » : nous ne pouvons exister que pour d’autres consciences et par elles reconnus. La lutte des désirs peut se retrouver dans le conflit entre ces deux regards qui me constituent : l’un que je porte sur moi-même, l’autre qu’autrui porte sur moi, en tant que je suis classé comme n’importe quel objet dans des catégories objectives : sexe, âge, profession, personnalité officielle … Dans ce jeu, le Moi peut se perdre d’une double manière : soit en acceptant l’image qu’autrui renvoie ( on parlera alors d’aliénation ), soit en refusant cette réalité objective qui est aussi sa réalité ( on parlera alors de mauvaise foi ). Car le rôle d’Autrui est susceptible à plusieurs interprétations : si son regard peut m’enfermer dans des images faussées, sa présence est cependant indispensable pour me forcer à me regarder de l’extérieur, à me juger en toute lucidité.
marie dumoulin
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