fredericgrolleau.com


Todd Phillips, "Joker" : au royaume de l’entertainment, le sourire ne fait plus rire

Publié le 29 Octobre 2019, 17:24pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Todd Phillips, "Joker" : au royaume de l’entertainment, le sourire ne fait plus rire

 « Lasciate ogne speranza, voi ch'entrate »
(« Laissez toute espérance, vous qui entrez »)

 Dante, La Divina Commedia (1305 - 1319), Inferno, Canto III, vv. 1-51,

 

Dans La Divine Comédie, après avoir rencontré Virgile, Dante arrive devant la porte de l’Enfer. Les premières strophes du canto rassemblent les inscriptions gravées sur la porte, avertissant ceux qui entrent en Enfer (mais aussi les lecteurs) : derrière la porte règne un monde de douleur et de souffrances, voulu par Dieu pour punir ceux qu’il estime mériter une damnation éternelle. La porte rappelle ainsi que c’est Dieu lui-même qui l’a créée par sa divine puissance, sa justice, sa science et son amour. Cet avertissement ne manque pas d’intimider Dante qui, assailli par la peur devant la marque de la puissance divine, reculerait certainement s’il n’était accompagné et protégé par Virgile, lequel vaut pour lui comme un « maestro », une sorte de père spirituel mort depuis longtemps et qui a donc probablement déjà accompli ce voyage.

Transposons à la fin des années 1970 : pseudo-comédien sans public et humoriste qui fait tout sauf rire, Arthur Fleck – surnommé « Joyeux » par sa mère aliénée – tire le diable par la queue en faisant, au sens propre, le clown (dans la rue ou les hôpitaux pour enfants). Mais sa tenue lui attire de manière systématique la colère et la violence de ses contemporains qui n’hésitent pas à le passer à tabac dès qu’ils le peuvent. Ces coups répétés, en consonance avec ceux tout aussi nombreux (jusqu'au traumatisme crânien)  qu’il a subis enfant, abandonné au conjoint déséquilibré de sa mère, achève peu à peu de fissurer sa psyché.

D’une rare noirceur, l’opus de Todd Phillips, qui ramène aux origines de l’opposition entre Batman et le Joker, se complaît pendant toute la moitié du long métrage  à accompagner Arthur, tout comme Dante aux portes de l’enfer : non pas tant une zone urbaine tel le Bronx sinistré où il vit (dont l'escalier figure comme l'écho de la pyramide inversée désignant l'enfer dantesque) que son propre paysage mental peuplé de souffrance, d’incompréhension et de rejet.
Celui qui va bientôt devenir le Joker porte déjà sa croix, entée sur ses chaussures disproportionnées, son costume 3 pièces voyant et son masque de clown triste.

Devant tant de déréliction sur fond de désespérance froide, le spectateur se prend alors à espérer : Joyeux, malgré son handicap mental qui le fait rire de manière sardonique à tout bout de champ,  parviendra-t-il à sortir de la mouise, à quitter ce ruisseau où on le voit blessé et prostré, au milieu des poubelles, des déchets et des rats,  dès la première séquence du film magni­fiée par une courte focale, piégé par une bande d’adolescents qui lui ont dérobé sa pancarte publicitaire dans la rue ? Non seulement il n’y aura pas d’issue à cette impasse par la suite mais, en plus, la chute s’intensifie – Arthur, en quête de son père naturel, le milliardaire Thomas Wayne (père légitime d’un certain Bruce pour ceux qui suivent…) avec qui sa mère aurait eu jadis une liaison, ne le trouvant point et ne bénéficiant pas, dans son introspection (auto)destructrice, du pédagogue Virgile à même de guider et d’épauler Dante.

La catastrophe est imminente et se cristallise quand notre clown abat avec son revolver trois employés de Wayne qui le malmènent gratuitement  le soir dans le métro : il n’en faut pas plus pour embraser la société de Gotham toute entière, d’aucuns voyant dans cet acte isolé commis sous l’anonymat du masque – une antienne au regard de V pour Vendetta par exemple – l’étincelle de la contestation sociale menée par les démunis qui sont légion à l’encontre des nantis et des privilégiés de tous bords.

Ce Joker est porté par un Joaquin Phoenix exceptionnel, encore plus ténébreux que lorsqu’il est ténébreux – il faut saluer son incarnation physique et quasi pathologique du Joker, à mi-chemin entre  Christian Bale dans The Machinist et Jim Carey dans Le nombre 23. Ainsi passe-t-on – tout sauf en douceur – de la schize du protagoniste à la rupture du corps social croulant sous l’injustice sociale, à une communauté en plein chaos, au gré d’un film qui devient dès lors fort politique puisque paraissant légitimer le recours à l’insurrection armée face à la misère prophylactique et au capitalisme.

Shooté par les médicaments qui lui tiennent lieu de pitance, atteint de troubles de la personnalité, notre Anonymous qui se fantasme roi du stand up et irréductible séducteur, et passe ses soirées à  regarder avec sa mère le show télévisé de son idole, l’empereur du spectacle  Murray Franklin (Robert De Niro) – un gimmick qui n’est pas sans rappeler le magistral Requiem for a dream d’ Aronofosky –  sombre sans retour possible dans la folie et le meurtre.
Les amateurs de film noir verront certainement ici dans la présence de De Niro un hommage au cinéma de Martin Scorsese (malgré l’affirmation de ce dernier selon laquelle « les films Marvel ne sont pas du cinéma ») – Taxi Driver (1976)ou De Niro campe (lui aussi) un paria, un vétéran du Vietnam en butte contre la société américaine et La Valse des Pantins (1983) où un comique kidnappe le présentateur d'un show télévisé exigeant en échange de jouer sur le plateau.

Noir, c’est vraiment très noir et l’on se retrouve là bien éloignés des drolatiques Very Bad Trip qui ont fait connaître Todd Phillips, mais l’on comprend sans peine que ce Joker hallucinant de vérité et d’austérité, qui envoie les références aux comics aux oubliettes, ait reçu le Lion d’or à la Mostra de Venise en septembre dernier.
En délaissant le surnaturel attendu pour présenter un antihéros humain pas assez humain et des plus maladifs, un être en crise trahi par la mère mais paradoxalement sauvé par l’amer, le réalisateur livre une fresque puissante et revisite de main de maître une figure de la pop culture qui n’a jamais, depuis les « lettres de noblesse » que lui avait conférées en son temps Heaf Ledger (Batman - The Dark Knight : le Chevalier Noir, de Christopher Nolan, 2008) été aussi impressionnante. Tout en suggérant une parenté putative entre les deux frères ennemis, finalement plus stimulante que leur sempiternelle dialectique oppositionnelle,  la schizophrénie justicière de l'homme chauve-souris découlant de celle du clown au rictus perpétuel.

Le monstre est là au fond, tapi dans les entrailles de chacun de nous, il n’attend que l’heure propice pour surgir et faire le show. Au royaume de l’entertainment, le sourire ne fait plus rire, la chose est entendue.
Le chaos a désormais un visage (un masque) légendaire.

Laissez toute espérance, vous qui entrez dans cette salle de cinéma.  Ou dans  la tragi-comédie de la vie.

frederic grolleau

 

Joker

Réalisateur : Todd Phillips
Avec : Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy

Genre : Drame
Durée :  2H02 mn
Date de sortie : 9 octobre 2019

Synopsis

Dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu'il erre dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article