Élevé dans le South Side de Chicago,
Sam Cook (son patronyme n'a pris un "e" final
que lors de ses débuts dans le R&B),
est l'un des huit enfants d’Annie Mae et Charles Cook, pasteur baptiste.
Il est originaire de Clarksdale, petite ville du Delta du Mississippi
où il a vu le jour le 22 janvier 1931.
Parallèlement à sa scolarité à la Wendell Phillips High School de Chicago, Sam Cook s'intéresse à la musique. Très tôt attiré par le chant, il aurait pu adopter le blues électrique qui règne dans les tavernes et le petits clubs du South Side si son père, pasteur de la Church Of Christ (Holiness), ne lui avait inculqué le goût de la religion. Le gospel, présent dans la plupart des églises noires, est particulièrement à l'honneur dans les paroisses sanctifiées comme celle du Révérend Charles Cook, où la ferveur des chants sacrés est telle que les offices dominicaux ne se terminent jamais sans que plusieurs fidèles, touchés par la grâce, n'entrent en transe avant de s'évanouir dans l'extase.
A neuf ans, le gospel fait partie du quotidien de Sam Cook qui a rejoint avec son frère et ses deux sœurs de la chorale des Singing Children. De l'avis des membres de sa communauté religieuse, il possède un don inné pour le chant, ce qui lui vaut d'être rapidement remarqué par R.B. Robinson, directeur musical des Highways QC's, un quartette attaché à la Highway Baptist Church.
Robinson n'est pas un chef de chorale ordinaire, puisqu'il est lui-même membre des Soul Stirrers, l'une des formations de gospel les plus en vue de l'époque. Fondés en 1934 au Texas, les Soul Stirrers se sont rapidement imposés comme des pionniers du mouvement gospel naissant, privilégiant les compositions récentes au détriment des jubilees et spirituals traditionnels qui constituaient jusqu'alors le répertoire des chorales noires.
Au lendemain de la guerre, la personnalité la plus marquante des Soul Stirrers est Rebert Harris, le soliste du groupe et l'un des grands innovateurs du gospel moderne. S'il a contribué à actualiser la tradition, Harris n'en est pas moins à cheval sur les principes religieux; en particulier, il voit d'un œil critique le tournant commercial que prend le mouvement gospel alors que le développement de la radio noire et des compagnies de disques place certaines formations, comme la sienne, au premier plan d'un show-business en pleine expansion.
A la fin de l'année 1950, Harris refuse de cautionner plus longtemps un système de plus en plus dirigé par l'argent et décide d'abandonner sa carrière alors que les Soul Stirrers se trouvent au faîte de leur popularité. Confrontés à ce scénario catastrophe, les autres membres des Stirrers décident, sur les conseils de leur chanteur baryton R.B. Robinson, de prendre à l'essai le jeune soliste des Highway QC's, Sam Cook.
Lors de sa première prestation avec le groupe, un dimanche de janvier 1951 à Pine Bluff dans l'Arkansas, l'appréhension de Cook est d'autant plus grande que le public exprime ouvertement sa méfiance vis-à-vis de ce débutant qui a la prétention de prendre la place d'un vétéran comme Rebert Harris. Pourtant, la simplicité, la sincérité et le talent vocal incomparable de Cook, mais aussi son physique de jeune premier, font très vite oublier leurs craintes aux fans des Soul Stirrers qui adoptent rapidement le nouveau soliste.
A l'occasion de ces débuts mémorables, Sam Cook fait une rencontre capitale en la personne de J.W. Alexander, qui va rester jusqu'à la mort du chanteur son ami, conseiller et associé. En 1951, Alexander est le manager d'un autre quartette noir de renom, les Pilgrim Travelers; il est également employé par Specialty Records et c'est par son intermédiaire que les Soul Stirrers ont signé un contrat avec cette firme de Los Angeles peu de temps avant l'arrivée de Sam Cook. Dès le mois de mars, il fait ses débuts sur disque avec Jesus Gave Me Water, un titre interprété a capella qui met en valeur sa voix claire, sa diction parfaite et son sens spectaculaire du phrasé.
Jesus Gave Me Water
Jusqu'en 1956, les tournées dans les salles paroissiales se poursuivent, tandis que les séances d'enregistrement pour Specialty se succèdent. Le répertoire gospel de Sam Cook reste sans doute son héritage le plus fabuleux dans la mesure où il met parfaitement en valeur sa maîtrise lyrique et rythmique. Des titres comme I'm Gonna Build On That Shore, He's My Friend 'Til The End, Any Day Now ou Touch The Hem Of His Garment sont autant de témoignages du génie vocal d'un artiste qui fascine son auditoire partout où il se produit.
J.W. Alexander se souviendra plus tard qu'à l'inverse des autres groupes de gospel qui attirent un auditoire d'âge mûr, les Soul Stirrers ont la préférence du jeune public grâce à la présence de Sam Cook : "Avec les autres formations, les jeunes occupaient systématiquement les six derniers rangs et les plus vieux se mettaient devant. Mais dès que Sam apparaissait sur scène, c'était le contraire, les jeunes se précipitaient au premier rang."
I'm Gonna Build On That Shore
He's My friend 'til The End
Any Day Now
Touch The Hem Of His Garment
Les adolescents et les jeunes femmes en particulier se bousculent pour voir de plus près ce chanteur à la sensualité torride qui interprète ses hymnes à la gloire de Dieu comme autant de chansons d'amour. J.W. Alexander est parfaitement conscient de l'attrait physique et vocal de son protégé; c'est même ce qui lui donne l'idée de l'enregistrer en dehors du contexte religieux: "J'avais remarqué que même dans les églises, les femmes, jeunes et moins jeunes, se mettaient toutes à hurler quand il chantait. Or il existait un vide à l'époque dans le domaine de la musique populaire et je suis allé voir Art Rupe, le patron des disques Specialty, en lui proposant d'essayer Sam dans ce nouveau créneau."
Art Rupe se montre d'autant plus dubitatif qu'il connait les frontières hermétiques qui séparent le public du gospel et celui du R&B. Pour ceux qui fréquentent l'église, le blues est une musique diabolique, synonyme de débauche et de vice. Enregistrer Sam Cook dans ce contexte, c'est courrir le risque de voir son public de prédilection bouder les productions futures des Soul Stirrers.
Bump Blackwell, alors producteur attitré de Little Richard, met tout le monde d'accord en proposant de faire enregistrer Sam sous le pseudonyme à peine voilé de Dale Cook. Loveable publié en 1957, se vend honorablement mais les craintes de Art Rupe se trouvent confirmées lorsque le public religieux, qui n'a guère de mal à identifier le chanteur des Soul Stirrers, commence à manifester sa réprobation.
Les Soul Stirrers ont gardé le souvenir de ces réactions d'hostilité ouverte : "Un jour, Sam est arrivé sur scène et le public a fait le silence total. Aucune réaction! Et puis les gens se sont mis à hurler: "Faites descendre ce chanteur de blues! Ici, c'est un concert de musique chrétienne!" Ca lui a fait tellement mal au coeur qu'il est sorti de scène en larmes."
Loveable
Bump Blackwell croit pourtant au potentiel de Cook dans le monde du R&B et une nouvelle séance a lieu au printemps 1957. En plein enregistrement, un Art Rupe furieux fait irruption dans le studio et décide d'arrêter un projet auquel il ne croît pas. "Il a littéralement explosé", se souvient l'arrangeur René Hall. "On était en train d'enregistrer Summertime et Rupe s'est écrié: "Parce que vous croyez que son public va vouloir acheter du Greschwin? Pourquoi pas de l'opéra tant que vous y êtes?" Blackwell profite de cette altercation pour négocier le contrat de Sam Cook en contrepartie d'arriérés en royalties que lui doit Specialty et part frapper à la porte de Bob Keen, propriétaire du petit label Keen sur lequel il vient de signer Ritchie Valens, le futur créateur de La Bamba.
Summertime
Summertime (version 2)
Si Cook a longtemps hésité sur la conduite à suivre et se lance furtivement dans le R&B tout en continuant à se produire au sein des Soul Stirrers, son premier 45t chez Keen lui ôte tout complexe. You Send Me est un hit historique: entré sur les charts R&B et Pop de Billboard en octobre 1957, il occupe la tête des charts R&B dès le 25 novembre, quinze jours avant de chasser Jailhouse Rock d'Elvis Presley de la première place des classements Pop. Au passage, Sam Cook devient le premier artiste afro-américain à placer un titre tout en haut de ces deux hit-parades. Au vu des 1 700 000 exemplaires vendus de You Send Me, Art Rupe comprend son erreur et tente de se rattraper en publiant sur Specialty, les ultimes enregistrements réalisés par Sam Cook avant son départ de la firme. Sans connaître un succès comparable à You Send Me, le titre I'll Come Running Back To You est un deuxième best-seller (N°1 R&B et N°18 Pop) qui donne au chanteur son identité définitive, l'étiquette de ce single l'identifiant pour la première fois sous le nom de Sam Cooke.
You Send Me
I'll Come Running Back To You
A compter de cette époque, la réussite du chanteur est assurée. Au cours des saisons 1958 et 1959, le tandem Cooke/Blackwell associé au label Keen place pas moins de neuf titres sur les charts, tous écrits ou co-écrits par le chanteur, parmi lesquels You Were Made For Me, Lonely Island, Win Your Love For Me, Everybody Likes To Cha Cha Cha, Only Sixteen...
You Were Made For Me
Lonely Island
Win Your Love For Me
Everybody Likes To Cha Cha Cha
Only Sixteen
Sam Cooke aurait pu poursuivre sur cette voie tranquille si son ami et manager J.W. Alexander ne l'avait incité à prendre définitivement en main sa destinée professionnelle. A une époque où peu d'artistes noirs gèrent eux-mêmes leurs intérêts, alors que seules les compagnies afro-américaines Vee Jay à Chicago et Duke/Peacock à Houston préfigurent l'ampleur de l'aventure Motown, Cooke et Alexander décident de créer une société d'édition musicale avant de lancer leur propre label, SAR Records (un acronyme de Sam (Cooke) & (J.W.) Alexander et Roy (Silas Roy Crain, créateur et manager du groupe gospel Soul Stirrers).
Sur SAR Records et son label subsidiaire Derby, ils commencent par signer les Soul Stirrers avant de s'intéresser à plusieurs nouveaux venus qui vont devenir à leur tour des stars de la soul:
- Johnnie Taylor, un transfuge des Soul Stirrers où il a succédé à Sam Cooke, qui grave une très belle version de Rome Wasn't Built In A Day que Sam Cooke reprendra deux ans plus tard.
Johnnie Taylor - Rome Wasn't Built In A Day
Sam Cooke - Rome Wasn't Built In A Day
- Les Sims Twins, avec le titre Soothe Me sortie en 1961, composé par Sam Cooke. La version la plus connue est l'interprétation faite par le duo Sam & Dave, sortie en 1967 chez Stax.
- Bobby Womack et ses frères qui connaissent, sous les nom des Valentinos, deux succès avec Lookin' For A Love en 1962 et It's All Over Now en 1964, repris le mois suivant par les Rolling Stones.
The Valentinos - Lookin' For A Love
The Valentinos - It's All Over Now
Pour lui-même, Sam Cooke a des visées plus ambitieuses encore. En 1960, à la suite d'un différend avec Bump Blackwell, Alexander pousse Cooke à quitter le label Keen afin de négocier un contrat avec une major compagny. Jerry Wexler et Atlantic, qui viennent de perdre Ray Charles, font savoir leur intérêt, mais Alexander leur préfère le géant RCA. Ce choix peut sembler étrange dans la mesure où RCA ne compte alors aucun artiste de R&B, Harry Belafonte étant son unique chanteur noir depuis la mort au début de l'année de Jesse Belvin. Mais RCA est aussi la patrie discographique d'Elvis Presley, premier vendeur de disques aux Etats-Unis et une valeur sûre dans les hit-parades noirs, ce qui confirme la thèse selon laquelle J.W. Alexander a la ferme intention de faire sortir Sam Cooke du ghetto musical R&B pour l'élever au rang de vedette de la Pop, à l'instar d'un Nat "King" Cole ou d'un Sammy Davis Jr.
Entre 1960 et 1963, la direction artistique de Sam Cooke est confiée à deux directeurs artistiques attachés à RCA, Hugo Peretti et Luigi Creatore, qui parviennent en peu de temps à réaliser cette ambition. Après le succès modéré de Teenage Sonata, Hugo et Luigi trouvent la bonne formule avec Chain Gang, double Numéro Deux R&B et Pop qui établit Sam Cooke comme la nouvelle idole des adolescentes noires et blanches.
Teenage Sonnata
Chain Gang (live)
Chez RCA, il n'est plus question de chanter le quotidien des ghettos, mais bien de célébrer avec candeur la danse (Twistin' The Night Away, Having A Party), les amours naissantes (Cupid, Nothing Can Change This Love), et en règle générale l'insouciance feinte d'une Amérique moyenne qui tente par tous les moyens d'oublier les angoisses de la guerre froide (Another Saturday Night, Good Times, (Ain't That) Good News).
Twistin' The Night Away
Having A Party
Cupid
Nothing Can Change This Love
Another Saturday Night
(Ain't That) Good News
Good Times
Tout en inscrivant sa démarche dans la logique du crossover, Cooke réussit l'exploit de ne jamais aliéner son auditoire d'origine en préservant dans sa musique l'essence même de la soul noire; cette fidélité à ses origines est flagrante en 1962 dans Bring It On Home To Me, une adaptation d'un titre du bluesman californien Charles Brown, qui donne l'occasion à Sam Cooke d'un duo avec le chanteur Lou Rawls.
Bring It On Home To Me
En 1963, après une quinzaine de best-seller qui, à une exception près, ont tous eu les honneurs du Top 20 R&B et du Top 40 Pop, J.W. Alexander et Sam Cooke se trouvent en position de force pour négocier un nouveau contrat avec RCA. Sans grandes difficultés, ils obtiennent une avance confortable ainsi qu'un taux de royalties inhabituellement élevé pour un artiste noir, mais surtout une liberté artistique quasi totale. En juillet 1964, Sam Cooke poursuit son ascension en se produisant pendant une semaine au Copa, l'un des cabarets favoris de la jet set new-yorkaise auxquelles seules les plus grandes stars ont accès. Cet engagement crucial est l'objet d'un album intitulé Live At The Copa qui fait date dans l'histoire de la musique soul et Otis Redding dira par la suite qu'il l'a influencé plus que tout autre enregistrement. Grâce à cet examen de passage réussi dans l'univers très select des grands noms de la scène américaine, Sam Cooke est en passe de devenir à trente-trois ans l'une des grandes vedettes du show-business, sans renier pour autant sa communauté d'origine, comme le prouve son implication personnelle aux côtés du pasteur King ou encore l'enregistrement en 1963 dans un grand club noir de North Miami d'un album en public resté longtemps inédit, Live At The Harlem Square Club. Les propositions de tournées, les invitations dans les principales émissions de télévision se succèdent, il est même question d'un rôle au cinéma dans un film de Norman Jewison lorsque Sam Cooke rencontre la mort dans des circonstances particulièrement troubles.
Dans la nuit du 10 au 11 décembre 1964, après une soirée entre amis à Los Angeles, Sam Cooke semble avoir entraîné dans un motel de seconde zone une jeune femme rencontrée le jour même. On ne connaîtra probablement jamais les circonstances du drame qui va suivre, la jeune femme ayant prétendu par la suite avoir dû s'enfuir de la chambre où elle se trouvait avec Sam Cooke, emportant une partie des vêtements du chanteur pour échapper à ses avances. Sam Cooke, vêtu de son seul manteau, tente de la poursuivre lorsqu'il est abattu de plusieurs coups de pistolet par la gérante du motel qui, selon ses déclarations aux enquêteurs, a pris peur en voyant un énergumène à moitié nu lui demander brutalement où se cachait sa compagne.
A une époque où l'Amérique se remet difficilement de l'assassinat du président Kennedy, on parle d'un règlement de compte mafieux. Quelque soit la vérité, l'annonce de la mort de Sam Cooke fait l'effet d'une bombe au sein de la communauté noire; on estime à deux cent mille le nombre ce ceux qui viennent se recueillir sur la dépouille, tandis que le monde du gospel et celui du R&B oublient un instant leurs querelles pour lui rendre un dernier hommage : "Dans une atmosphère d'émotion intense, Lou Rawls, Bobby Blue Bland et Arthur Lee Simpkins ont chanté alors que dans le public les femmes s'évanouissaient et le hommes pleuraient", écrit le journaliste chargé de couvrir l'évènement pour Ebony. "La chanteuse de gospel Bessie Griffin qui devait chanter était tellement bouleversée qu'elle a dû céder la place au chanteur de blues Ray Charles qui s'est avancé pour interpréter Angels Keep Watching Over Me."
Au cours des mois qui suivent la mort de Sam Cooke, RCA publie toute une série d'inédits (Shake, Sugar Dumplin') qui permettent à son nom de rester en bonne place dans les hit-parades. Le plus poignant, A Change Is Gonna Come, est un titre prophétique inspiré par Blowin' In The Wind de Bob Dylan. Au même titre que (Sittin' On) The Dock Of The Bay le chef d'oeuvre posthume d'Otis Redding, ou que le discours prononcé à Memphis par Martin Luther King à quelques heures de sa disparition, A Change Is Gonna Come est justement considéré comme un chant du cygne. Dans la mesure où cette composition empreinte de dignité et de grandeur donne sa pleine mesure à ce héros disparu, elle est surtout un hymne incontournable de l'ère soul.
Shake
Sugar Dumplin'
A Change Is Gonna Come
source : Encyclopédie du Rhythm & Blues et de la Soul (éditions Fayard - 2002)
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