Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui.
David Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, t. I, Aubier-Montaigne, 1968, pp. 342-344.
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INTRODUCTION
L’homme a-t-il une identité stable et continue ? Somme-nous définit par notre moi ? Á ces questions, David Hume propose dans ce texte une réponse négative. La thèse que propose le philosophe dans ce texte constitue une rupture avec la conception classique affirmant l’identité et la stabilité du moi. L’auteur développe ici une antithèse à la thèse cartésienne. Contrairement à Descartes, Kant… qui soutenaient la continuité et l’identité du moi, Hume explique que pour lui le moi n’existe pas, et que le sujet n’a pas une identité réelle. Notre identité est illusoire, car l’analyse de notre intérieur intime prouve que nous sommes une succession de perceptions multiples. Le texte se développe en trois étapes : dans une première étape de son texte, Hume introduit la conception du moi qui dominait traditionnellement la philosophie du sujet. Puis, dans la deuxième étape de son argumentation, il montre que le moi est composé d’une somme de perceptions. Et enfin, il montre que les perceptions conditionnent le moi.
DEVELOPPEMENT
Hume commence ce texte par « il y a certains philosophes qui imaginent… ». Il nous introduit ce qu’imaginent d’autres philosophes. Qui sont ces philosophes ? On ne les connaît pas ici. Car l’auteur ne les nomme pas directement. Il ne nous donne pas des noms. Il préfère nous proposer leur idée plutôt que leurs noms. Mais on peut comprendre qu’il s’agit de tenants de la philosophie métaphysique. Ces philosophes dont l’auteur fait allusion ici sont probablement Descartes, Kant, Berkeley… Le philosophe étale sur trois étapes la thèse de ces philosophes. Tout d’abord, il affirme qu’ils pensent que « nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ». Pour ce groupe de philosophes, l’homme a une « conscience intime » de son identité, de son moi. Cette conscience de notre moi est continue, elle ne s’arrête pas. Elle est présente à « tout moment ».
On apprend aussi qu’Ils pensent que « nous sentons son existence et sa continuité d’existence ». On comprend bien donc que pour ces philosophes l’existence de ce moi et cette identité peuvent se sentir chez chaque individu conscient. Chacun d’entre nous peut la sentir, sentir son existence, sentir en permanence ce moi car son existence est continue, sans arrêt. Et enfin, ils pensent, selon Hume, que cette identité est certaine, indubitable. Elle n’a pas besoin d’être démontrée car elle est évidente, claire, sûre, simplement accessible par le commun des mortels.[1]
Dans une deuxième étape de son texte, Hume propose sa pensée à propos de l’identité du moi. Il partage avec le lecteur son aventure intérieure. Si ce moi est évidente et d’une simple accessibilité, n’importe qui pourrait donc la rencontrer en plongeant dans sa profonde intimité. D. Hume tente ici cette aventure. Il pénètre intimement et profondément dans son moi. Que découvre donc le philosophe dans son intérieur ? A-t-il saisit son moi ? Hume nous surprend : il ne découvre pas un moi, mais à la place une perception. Quand j’immerge dans mon supposé moi, nous dit Hume dans ce texte, je me bute sur une « perception particulière », c’est-à-dire sur une perception quelconque. Si je replonge une deuxième fois dans ma profondeur, je me bute encore fois sur une autre perception.
Hume découvre donc que le sujet est composé de perceptions multiples. Il n’a aucune identité stable, même pas une perception stable. Il défile quelques unes de ces perceptions : une perception de « chaud », de « froid », de « plaisir », de « douleur », de « lumière », d’ « ombre ». Par ces diverses perceptions, Hume veut nous montrer qu’il n’y a aucune identité, stabilité, unité chez le sujet, à l’intérieur de l’être conscient. Il est un chaos, un désordre, un changement : les perceptions changent, se contrastent, se diversifient. Chaque moment, je suis quelqu’un de nouveau, avec une nouvelle perception, avec un nouvel état… Je change constamment. On soupçonnait déjà que Hume critiquerait la thèse proposée au début de son texte, il la critique directement ici. Ainsi, pour Hume, il n’y a aucun moi saisissable indépendamment de toute perception. On observe, selon ses dires, que des perceptions et jamais un moi. En effet, contrairement à Locke, Descartes, Kant… qui affirmaient l’existence d’un moi et d’une identité stable chez l’homme, Hume affirme, de son côté, qu’il n’existe aucun moi, aucune identité chez l’homme, car l’homme n’est qu’une somme de perceptions multiples et changeantes.
Contrairement à la philosophie du rationalisme, à la philosophie métaphysique qui place la raison, l’esprit, la pensée au centre du sujet, D. Hume, quant-à-lui, fidèle à sa philosophie empiriste valorise ici l’expérience sensible, la sensation, la perception, l’impression. Rappelons que pour Hume toute la connaissance de l’homme viendrait de l’expérience sensible, et plus concrètement de l’impression vivace que les sensations impriment sur notre esprit. C’est la réalité extérieure (le monde sensible) qui est première par rapport à l’esprit, à la raison (au monde intérieur et psychique). L’esprit ne serait donc aucunement pour la philosophie empiriste la source de nos connaissances, ce n’est pas lui qui produit la connaissance. Il ne serait pas au centre de notre connaissance, il n’en serait que le récepteur passif. De ce fait, la connaissance ne serait pas intérieure, mais extérieure, résultat de l’expérience, de l’habitude, de la perception.
Mais la perception n’est-elle pas l’arbre qui cache la forêt ? Ne faut-il pas aller au-delà des perceptions pour dévoiler le moi ? D. Hume est conscient de ces critiques. Il va donc, dans la dernière étape de son argumentation, s’efforcer de dépasser les perceptions pour voir s’il y a un moi qui se cache derrière ces apparentes perceptions. Alors Hume s’intéresse au moment où nous dormons. Quand nous dormons, nous n’avons aucune perception de nous, de notre intérieure, mais aussi du monde extérieur. Dans le « sommeil tranquille », les perceptions sont écartées, elles s’éclipsent. S’il existe un moi extérieur à la perception, c’est le moment de le voir, de le rencontrer. Que reste maintenant de nous ? Rien, dira Hume. Il ne restera plus rien de nous. Nous disparaissons aussi. Et donc encore une fois, le moi ne se profile pas à l’horizon, ne se montre pas. Si le moi ne se montre pas, ce n’est pas qu’il se cache, mais c’est parce qu’il n’existe pas. Le moi n’est qu’une illusion. Et puis, je me réveille, et les perceptions reviennent. Aucun moi là aussi que des perceptions.
Et si ces perceptions ne reviennent pas. Si elles disparaissent pour toujours, définitivement supprimées par la mort, je disparaîtrais à jamais. Si je cesse de « penser », de « voir », de « sentir », d’ « aimer », de « haïr », je cesse aussi d’exister. Je ne serais plus. Mon moi ne sera plus. La mort supprime les perceptions et dissolve le corps. Et il ne restera plus rien de moi. Je serai un « parfait néant ». Un rien. Par conséquent, ce sont les perceptions qui nous composent, nous sommes des perceptions. Si nos perceptions disparaissent momentanément ou définitivement, nous disparaissons avec elles. Aucune autre chose distincte de perceptions ne pourrait nous définir, rien d’autre. Notre intérieur, notre soi-disant moi ne peuvent exister sans les perceptions. L’homme est conditionné par la perception. Hume arrive donc à conforter sa thèse empiriste à la fin de son texte et établir la primauté de la perception, de l’expérience sensible sur l’esprit, la raison, le moi pensant.
CONCLUSION
Dans ce texte, Hume critique la philosophie classique du sujet. Avant lui, Descartes, Locke, Kant, et d’autres ont attribué au sujet conscient, au moi une identité stable, évidente, continue. Le cogito chez Descartes, le « Je » chez Kant, « la conscience » chez Locke, constitue l’identité stable du moi. Mais Hume s’oppose à cette philosophie. Dans ce texte, il montre précisément l’illusion du moi. Selon lui, il n’existe pas chez l’homme un moi stable, continu et saisissable. A la place, il propose des perceptions variables, changeantes, multiples et instables. Nous sommes la somme de ces perceptions particulières, nous n’avons aucune identité indépendamment de ces perceptions. Rien d’autre ne pourrait nous définir et constituer notre identité. La preuve, quand ces perceptions disparaissent momentanément lors du sommeil, nous ne sentons rien, nous n’existons plus. Et quand elles disparaissent à jamais, détruites par la mort, nous devons un « néant » définitif. Rien ne restera de nous, ni un moi, ni rien…
[1] Cette situation pourrait troubler l’élève qui lit ce texte ou qui l’explique. L’élève pourrait penser que les idées proposées par Hume au début de son texte sont les siennes. Il pourrait donc penser, en lisant la suite du texte, que l’auteur se contredit lui-même. Ce qui n’est pas le cas. Il faut donc bien distinguer l’idée rationaliste introduite par Hume de sa propre idée empiriste, critique à l’égard de l’idée rationaliste précédemment introduite.
source : http://philomax.canalblog.com/archives/2017/12/14/35957162.html
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Texte analysé : David Hume, Traité de la nature humaine, livre I, 4ème partie, section VI. Dans cette oeuvre, Hume défend une conception empirique de la connaissance. La conséquence majeure en est une critique de la causalité, mais également des notions métaphysiques telles que le moi. La quatrième partie consiste en une opposition du système de Hume, c’est-à-dire sceptique, aux autres systèmes philosophiques. J’analyse ici les quatre premiers paragraphes.
Introduction
Dans cet extrait polémique, Hume s’attaque au problème de l’existence du moi : y-a-t-il une unité, une identité derrière la diversité de nos perceptions. Autrement dit, peut-on parler d’un sujet conçu comme un support commun à tous les événements de la vie psychique ? La question est donc celle du rapport entre la multiplicité de nos perceptions et de nos idées et, d’autre part, une possible unité, une éventuelle unification sous un moi frappé du sceau de l’identité.
Descartes posait une telle identité personnelle avec l’existence assurée du cogito (Cf. le « je pense donc je suis » de la quatrième partie du Discours de la méthode). Hume, au contraire, répond par la négative : le moi n’existe pas. L’homme n’est, en dernière analyse, que multiplicité de perceptions, sans aucune unité. Le fondement de ce refus de l’existence du moi n’est autre que sa théorie empiriste de la connaissance. Selon cette dernière, toute idée provient des perceptions : l’idée du moi, pour être certaine, devrait provenir elle aussi d’une impression, d’une perception. Or ce n’est pas le cas. Donc le moi n’existe pas. Nous réduisons donc à une simple collection de perceptions, sans dénominateur commun, sans identité personnelle. Telle est la thèse que va défendre Hume dans cet extrait.
Sa critique de l’identité personnelle se déroule en quatre temps. Après avoir, dans un premier temps, présenté l’antithèse (existence du moi défendue par les philosophes antérieurs), Hume entreprend ensuite sa critique du moi. Dans un troisième temps, il tire la conséquence de cette non existence du moi : toutes nos perceptions sont atomiques et intermittentes. Enfin, Hume, après avoir repris l’énonciation de sa thèse, en offre une illustration au travers du théâtre.
I- Les adversaires
D’emblée, Hume pose la thèse qu’il va critiquer : « Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre « moi » ; que nous sentons son existence et sa continuité d’existence ; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de simplicité parfaites.« . Le verbe « imaginer » instaure immédiatement la prise de distance que va petit à petit prendre Hume vis-à-vis de cette thèse. La thèse présentée est donc celle de l’existence d’une identité et d’une unité du moi au cours du temps, une unité ininterrompue. L’homme pourrait en avoir une intuition, une idée claire et distincte. Bien évidemment, on retrouve ici par exemple le système cartésien et la conception du moi selon le philosophe français. Mais la critique touche aussi Locke ou encore Malebranche.
Dans le système cartésien, il y a une connaissance immédiate, intuitive du sujet : le moi est une idée claire et distincte. Elle a le caractère de l’évidence. Dans les 2ndes Méditations Métaphysiques, Descartes défend que même si un malin-génie, un Dieu trompeur s’évertue à me tromper sans cesse et à se jouer de moi, il est tout du mois certain que je suis. Car comment être trompé si je ne suis pas. Même si je suis trompé de cette manière (« doute hyperbolique »), je dois nécessairement exister pour cela. « Je suis, j’existe » est nécessairement vrai. Il y a donc une saisie du moi et de son existence. Dans la suite de ce texte de Descartes, où il cherche ce qu’il est (après avoir reconnu qu’il est), on arrive à la certitude que l’on est une chose qui pense : le « une » montre bien qu’il y a une conception de l’unité du moi pensant chez Descartes) : « c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »). Quant à Malebranche, il défend l’idée d’une connaissance de notre existence et de ses propriétés par sentiment ou conscience (connaissance imparfaite mais vraie). Locke, lui, soutient enfin qu’il existe une conscience d’être soi et qu’on peut accéder par la réflexion sur les opérations de l’esprit à l’idée d’une substance spirituelle (mais que l’on ne connaît pas plus que la substance matérielle => Cf. Essai, II, 23, 5).
Selon ces philosophes, la saisie du moi est renforcée par les sensations et les passions les plus fortes. On s’attendrait ici à ce qu’elles entravent cette intuitions, mais c’est tout le contraire. Hume expose l’argumentation ici en question : puisque les sensations et les passions occasionnent des sentiments de plaisir ou de peine, on voit par là leur effet sur le moi. Les passions permettent de saisir le moi par la manière dont il est affecté : selon les passions, le moi est affecté différemment. Donc les passions même les plus fortes renforcent notre saisie du moi.
Enfin, l’évidence du moi et de l’ensemble de ses propriétés (existence, durée, identité et simplicité) serait telle qu’elle ne supposerait pas de démonstration. Vouloir appuyer cette vérité par des argumentations reviendrait même à l’affaiblir. Le moi est une vérité intuitive. On ne peut pas prouver l’existence du moi : c’est une vérité première, un fait évident. Cette vérité première servirait d’ailleurs à fonder d’autres vérités. Là encore, Descartes est très clairement visé : le cogito (le moi comme substance pensante) est la première certitude qui permet d’en chercher d’autres. C’est le premier noyau stable que Descartes trouve après l’effet déstabilisant du doute hyperbolique mis en oeuvre dans la première méditation. Si on se représente les connaissances sous forme de strates, la connaissance du moi est une base, un sol, un fondement. C’est un système que l’on nomme académiquement le « fondationnalisme ».
Hume a ainsi exposé la conception notamment cartésienne selon laquelle il y a une évidence de l’idée du moi, évidence appuyée par les passions et les sensations qui n’a pas besoin d’être démontrée et fonde au contraire toute autre connaissance. Hume va alors s’attacher à en faire la critique.
II- La critique de l’idée du moi : la théorie empirique de la connaissance contre l’unité du moi
Hume prend alors un point de vue empiriste. Il se place sur le terrain de l’expérience pour réfuter la thèse précédente. La question qu’il pose est la suivante : de quelle impression, de quelle sensation peut bien découler cette idée du moi ? Si elle provient d’une sensation, alors elle existe bel et bien. Sinon, le moi n’est qu’une invention de l’esprit humain, une unité posée arbitrairement. Tel est l’articulation centrale de cet extrait. Il faut rappeler que dans la théorie empiriste de Hume, toute connaissance provient des sensations. Dans Enquête sur l’entendement humain (Section II, de l’origine des idées), Hume distingue les impressions, perceptions de l’esprit et, d’autres part l’imagination et la mémoire. Si l’esprit semble libre de tout inventer (former des monstres, unir des apparences discordantes, etc.), son pouvoir créateur est en fait limité à la composition, la transposition, l’accroissement ou la diminution des matériaux qu’apportent les sens et l’expérience. Autrement dit, toutes les idées sont des copies des perceptions les plus vives, des impressions. Il s’agit donc ici d’examiner l’origine de l’idée du moi. Comme Hume le dit dans la section II de l’Enquête sur l’entendement humain, la proposition selon laquelle toute idée provient des sens, c’est-à-dire la théorie empiriste de la connaissance, permet de rendre toute discussion intelligible et « de bannir le jargon métaphysique qui ne renvoie pas à la réalité et qui ne correspond pas à des impressions ». Hume déplace donc le problème de l’existence du moi et de l’identité sur le plan de leur origine. D’où proviennent ces idées : proviennent-elles des sens ou sont-elles des chimères ? Le moi ne serait-il pas une illusion métaphysique aveuglant les philosophes qui l’ont précédé ? Pour Hume, nulle impression n’est à l’origine de cette idée. Hume donne pour synonyme du « moi » la « personne ». On retrouve l’individu (idée d’unité), mais c’est aussi une référence au théâtre, de par son étymologie : personne est un mot d’origine étrusque signifiant le masque de théâtre. On retrouvera d’ailleurs ce thème à la fin de cet extrait comme illustration de sa thèse de la non existence du moi. Le moi est, selon Hume, non pas issu d’une impression, mais ce à quoi toutes nos impressions, toutes nos idées sont censées se rapporter : « censées » indique bien la prise de distance de Hume face à cette thèse.
Suit l’examen de la nature de l’impression d’où devrait provenir l’idée du moi. Pour que le moi existe, c’est-à-dire pour que le moi découle d’une impression, il faudrait que cette impression soit toujours la même, pendant toute la durée de notre existence. Car au moi est traditionnellement associée l’idée d’identité, d’unité (Cf. Descartes). Le problème devient donc le suivant : existe-t-il une telle impression stable. Si oui, le moi peut exister, sinon, ce n’est pas possible.
Pour Hume, aucune impression n’est stable, constante. Autrement dit, il y a une sorte de flux perpétuel, une succession incessante d’impression (douleurs, plaisirs, passions, sensations). Il ne peut y avoir juxtaposition, addition simultanée de toutes les impressions. L’idée du moi ne peut provenir de ces impressions puisqu’elles ne peuvent exister en même temps, donc ne peuvent exister tout le temps de notre vie. L’idée du moi n’existe donc pas : c’est une simple illusion. En s’appuyant sur sa théorie empiriste de la connaissance, Hume est parvenu à démontrer que le moi n’existe pas.
III- De la vacuité de l’idée du moi à la multiplicité des impressions atomiques
Puisque le moi n’existe pas, toutes les perceptions particulières sont atomiques, atomisées : « elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres ; on peut les considérer séparément et elles peuvent exister séparément : elles n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence.« . La diversité de nos perceptions n’a pas besoin d’une réduction à l’unité sous la forme d’une identité personnelle. La question qu’il pose est celle du rapport entre cette multiplicité de perception et l’unité d’une personne, d’un sujet : « de quelles manières appartiennent-elles donc au moi et comment sont-elles en connexion avec lui ?« .
L’introspection, selon Hume, ne fait nullement aboutir à une unité du sujet, mais à une perception particulière : chaud / froid, lumière / ombre, etc. Il n’y a pas de saisie, d’intuition du sujet : il n’y a de saisie possible que d’impressions, de perceptions atomisées. Il n’y a donc pas, chez Hume, de réduction de la multiplicité à une unité (le moi), mais au contraire une dissolution de l’unité fictive dans la multiplicité perceptive.
D’ailleurs, le « moi » (mais faut-il continuer à utiliser se concept ?) est tellement lié aux impressions particulières, l’unité est tellement « noyée », effacée par les impressions particulières et diverses que quand il n’y a pas de perception, on peut aller jusqu’à dire que je n’existe pas. Hume reprend ici l’attribut d’existence que liaient les philosophes comme Descartes au moi et à l’unité personnelle. Mai contrairement à Descartes, il défend que l’existence du sujet ne dure pas, n’est pas continue. Dans quels cas rencontre-t-on ces interruption de l’existence du moi ? Hume évoque deux cas : la mort, bien sûr, mais aussi le sommeil. Quand je dors, je n’ai pas de perception (mais l’on peut critiquer cette idée => Cf. théorie du rêve selon Bergson). Puisque le moi se réduit à la diversité et la particularité irréductibles des perceptions, le moi est éclipsé : quand les impressions cessent, le moi se retire. Avec la mort, les impressions cessent définitivement : le moi est alors détruit. L’âme ne serait donc pas immortelle : encore une opposition, sous forme d’hypothèse formulée au conditionnel, à Descartes…
Hume conclut ce troisième temps pas l’idée d’un discours impossible avec les métaphysiciens. Ils défendent qu’ils ont une intuition du moi. Hume ne trouve pas en lui ce genre d’intuition. Pour reprendre la deuxième section de l’Enquête sur l’entendement humain, il ne peut y avoir de discussion rationnelle. Le métaphysicien pourrait très bien être dans le vrai : mais Hume, quant à lui, ne perçoit pas l’idée du moi. Même si on peut ici voir assez clairement que Hume conçoit ce genre de thèse métaphysique comme fausse et illusoire, il affirme en tous cas explicitement que la saisie intuitive du moi n’est pas universelle (puisque lui-même ne le saisit pas).
Ainsi, puisque le moi n’existe pas, on a vu que Hume en a tiré une théorie du moi comme divers, comme collection non unifiée de perceptions diverses et atomisée. Qui plus est le moi ne perdure pas : il n’existe que tant que les impressions existent. Le moi se réduit ainsi aux impressions diverses.
IV – L’illustration théâtrale du moi
Hume termine la démonstration de sa thèse par une illustration. Avant de proposer celle-ci, Hume reformule sa thèse. Les hommes ne sont que des faisceaux, des collections de perceptions différentes. Nous ne sommes que des amas, des accumulations de perceptions successives. Nous ne sommes qu’un flux perpétuel de perceptions, d’impressions qui se présentent à l’esprit, nous nous réduisons à nos multiples perceptions. L’opposition à Descartes, on l’a vu, est franche est multiple. Le moi n’existe pas : il n’y a pas d’unité ni d’identité. La chose figée fait place au mouvement.
Un simple mouvement corporel, comme le mouvement des yeux, fait varier nos perceptions, donc produit de la multiplicité (perception visuelle). Nos pensées varient encore plus car non seulement la vue modifient nos idées, mais les autre sens également. Toutes les idées provenant des sens, elles sont fortement changeantes puisque les impressions se succèdent et changent sans cesse. La mémoire et l’imagination participent également au mouvement incessant du « moi ». Finalement, le moi devient synonyme de flux, de mouvements de perceptions.
Hume compare alors le moi à un théâtre (« une sorte de théâtre »). On a relevé auparavant le lien étymologique entre la personne et le théâtre. L’analogie prend donc ici tout son sens. Le moi est un théâtre où se succèdent les perceptions (ex : chaud / froid), où elles repassent plusieurs fois. Les perceptions changent sans cesse : elles entrent et sortent comme des personnages sur une scène de théâtre. Cette image utilisée par Hume sert à appuyer l’idée qu’il n’y a pas d’unité, que rien ne reste le même : l’esprit, tout comme ce qui se passe sur scène, n’est jamais le même. Que ce soit à un moment précis ou continûment, il n’y a pas d’unité. Tout se passe donc comme dans théâtre où les acteurs bougent, changent de place, sont plusieurs, plus ou moins nombreux, etc. Mais le problème de cette image réside dans la notion de « lieu ». L’esprit serait un lieu comme le théâtre est situé physiquement ? Y a-t-il une notion d’esprit comme substance ?
Hume précise alors les limites de l’image utilisée : « La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer« . L’esprit n’est, encore une fois, que ses perceptions, c’est-à-dire multiplicité, mouvement et diversité. On ne doit pas le considérer comme un lieu, une chose unifiant. Il n’y a pas de connaissance possible ni d’idée du lieu où s’enchaînent les perceptions (« ces scènes »), ni de la façon dont est constitué l’esprit (si c’est une substance). L’image du théâtre peut donc être trompeuse, et c’est pour cette raison que Hume avance immédiatement ces précisions. En outre,Hume ne le dit pas ici, mais on peut penser au problème du spectateur qui voit cet enchaînement de scène et en fait la synthèse (ex : intrigue commune)… Bref, l’illustration est imparfaite.
Dans ce dernier temps, Hume a donc comparé l’esprit à une sorte de scène de théâtre où entrent et sortent en permanence les acteurs (impressions), tout en en pointant les limites. L’esprit n’est pas le lieu, l’unité du divers des perceptions : l’esprit reste flux, mouvement de perceptions sans unité ni identité.
Conclusion
Hume a donc rejeté l’idée du moi et de l’identité personnelle dans le rang des idées métaphysiques, c’est-dire dénuées de sens grâce à sa théorie empiriste de la connaissance. L’esprit n’est que diversité de perception et non unité substantielle. En ce sens, le moi disparaît : il est évincé. C’est un non lieu, un nulle part, un rien où se déroulent pourtant toutes les scènes de notre vie, comme dans un théâtre virtuel.
Hume s’attache, à la suite de cet extrait, à montrer les raisons qui font pourtant que l’on a propension naturelle à poser une identité personnelle (on réduit les ressemblances à l’unité en délaissant les différences).
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