Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour
me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.
Blaise Pascal - Pensées (688 - Édition Lafuma, 323 - Édition Brunschvicg)
I – Présentation du texte et de ses difficultés
Ce texte de Pascal est introduit par une question simple : « Qu’est-ce que le moi ? », question qui précède deux paragraphes dans lesquels on peut distinguer deux parties et une conclusion. La première partie est composée d’une série de trois questions-réponses, qui semblent vouloir séparer l’idée du moi de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire l’ensemble des qualités, même des qualités « morales ». La deuxième partie est elle aussi constituée d’une série de questions : l’auteur semble indiquer que le moi est inconnaissable, inaccessible (« Où est donc ce moi… ? »), et que l’illusion qu’il soit possible d’aimer quelqu’un pour son « moi » doive céder la place à ce constat un peu amer : « On n’aime jamais personne, mais seulement des qualités ». La conclusion, paradoxale, est en forme de morale : ne méprisons pas ceux qui courent après les honneurs, car s’il y a quelque chose de non superficiel, il est probablement inaccessible, et nous ne nous attachons jamais à la « substance de l’âme », mais uniquement à des « qualités empruntées ».
On peut remarquer que cette structure linéaire se double d’une structure thématique : à la question de la nature du moi se superpose la question : qu’aime-t-on quand on aime ? La première semble ne recevoir aucune réponse satisfaisante (ce qui est sans doute un type de réponse) ; la seconde aboutit à la conclusion
pessimiste en apparence : « on n’aime jamais personne… », et justifie la conclusion (« Qu’on ne se moque donc plus… car on n’aime personne que pour des qualités empruntées »). Ces deux questionnements sont évidemment ici solidaires. Le lien entre les deux questions est donc sans doute un des enjeux d’une interprétation de ce texte.
Si nous rentrons dans le détail de ce texte, un certain nombre de difficultés se surajoutent à l’aspect déjà obscur du passage. Pascal entend-il répondre ici à sa question initiale ? Ce qu’est le moi, il le dit, ou plutôt il le définit : le texte assimile le « moi » à la « personne », et plus précisément à la « substance de l’âme ». Cette définition même ne semble pas contestable : le terme pourrait aussi désigner (comme d’ailleurs le terme de « personne »), cette « substance de l’âme et ses qualités, comme d’ailleurs l’ensemble âme-corps ; mais Pascal isole ici, en quelque sorte, un objet particulier, auquel le nom de moi s’applique spontanément assez bien , désignant en gros ce qui me définit, ce qui m’est le plus essentiel, voire le support de toutes mes qualités, par opposition à ce qui se succède en moi, et n’affecte pas mon essence. Définition recevable, donc, qui revient apparemment simplement à préciser ce dont parle ici Pascal. Mais cette définition suffit-elle ?
Visiblement, il demeure difficile de savoir ce qu’est ce moi, s’il ne se confond avec aucune des « qualités ». Pascal n’en arrive-t-il pas à douter de la pertinence même de cette idée, lorsqu’il pose cette question : « Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? » Le texte vise-t-il donc à nous donner une réponse, ou à nous faire comprendre une difficulté ? La première partie est donc composée de trois questions-réponses, qui soulèvent chacune des interrogations bien distinctes. L’homme qui s’est mis à la fenêtre pour regarder les passants s’est-il mis là pour me voir ? Évidemment non. La réponse est évidente, mais quel est le lien avec la question initiale ? Il ne viendrait à l’idée de personne de confondre ce qu’on est avec le fait d’être un passant. Alors pourquoi cet exemple ?
Le deuxième exemple paraît moins étonnant, mais bien banal : je ne suis pas ma beauté ; ma beauté peut passer, je demeure « moi » ; sans doute pas « le même », mais c’est bien « moi » qui change, et qui de beau deviens laid par la petite vérole ; tout cela est clair, et semble pour tout dire assez banal. Avions-nous besoin de Pascal pour nous dire que nos qualités physiques ne constituent pas ce qui fait le « moi » ? Que lorsque je dis : « j’ai changé », il est bien clair que la formule suppose à la fois une succession de qualités (la beauté, puis la laideur) et l’identité du sujet, sans quoi on ne parlerait même pas de changement ? Les qualités physiques se succèdent, elles sont « périssables » ; le moi demeure. Qui s’attache au périssable ne s’attache pas au moi.
Le troisième exemple est plus paradoxal, car il nous semble légitime d’assimiler le « moi » à ce qu’on appelle les « qualités morales », au moins, précisément, les moins passagères, les moins « périssables ». Pourtant ici encore Pascal vient dire : « si l’on m’aime pour ma mémoire et mon jugement, m’aime-t-on, moi ? Non, car je peux perdre ces qualités sans me perdre ». L’idée dérange, car nous avons tendance à identifier le moi aux qualités morales, au moins les plus permanentes ; et il semble bien que la « mémoire » et le « jugement » (sans doute faut-il entendre ici l’intelligence) ne soient que deux exemples de ces facultés qui semblent définir mon individualité, me caractériser, bref être de celles auxquelles je ferais appel pour dire ce que je suis; l’argument dérange, car nous savons bien que c’est une question, parfois douloureuse, de savoir si un être qui a perdu mémoire et jugement (comme cela semble être le cas dans la maladie d’Alzheimer), est encore la même « personne ». Si j’y réfléchis, je constate qu’en un sens j’ai tendance à penser le moi comme le sujet des qualités (et c’est ainsi que semble le penser Pascal avec un maximum de cohérence) ; en un autre sens j’ai tendance à l’identifier à certaines de ces qualités, que je désignerai comme « essentielles ». Ne faut-il pas choisir ? Pour le moins, Pascal nous invite ici à un nettoyage de nos pensées.
La deuxième partie semble se résumer à deux conclusions pessimistes : le moi est peut-être inconcevable ; le moi n’est jamais l’objet de l’amour. C’est cette dernière conclusion qui est la plus développée. Concernant la première, on pourrait la comprendre ainsi : si je me tiens à cette définition du moi comme sujet des qualités, et surtout des qualités morales, je ne peux rien en dire ; on en viendrait presque à se demander si cette idée conserve un sens (« Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? »). Et pourtant, comment penser des qualités sans penser quelque chose dont elles sont les qualités ? Peut-on renoncer à l’idée d’une substance de l’âme ?
La deuxième conclusion est à la fois pessimiste, riche et paradoxale. On ne peut aimer le moi ; cela est clair, au regard de ce qui précède, puisqu’il semble inatteignable, indéfinissable, voire impensable. Mais Pascal nous fait remarquer une conséquence plus surprenante : on ne peut pas plus dire qu’on aime le corps que l’âme. On est donc bien loin de l’idée que l’amour des corps n’est pas l’amour vrai, celui qui viserait l’âme, etc. Pascal remarque qu’on n’aime jamais un corps, mais les qualités qu’il se trouve avoir : sinon j’aimerais ce corps « quelques qualités qui y fussent ». Un tel amour du corps est-il possible ? Un amour qui viserait la substance du corps, comme l’amour « de la personne » prétend viser la substance de l’âme ? Pascal dit que non ; mais on voit en tous cas que l’opposition essentielle, quand on réfléchit ici sur l’amour, n’est pas l’opposition entre l’amour des corps et l’amour de l’âme, mais l’opposition entre un amour qui s’attache aux qualités et celui qui « s’attacherait » à la substance.
On n’aime donc que des qualités. Mais Pascal ne dit pas seulement que l’amour de la substance de l’âme est impossible : il dit qu’il serait « injuste ». Qu’est-ce à dire ? D’autant qu’à y réfléchir, la double thèse (impossibilité, injustice) est doublement paradoxale. Pascal est chrétien. Le christianisme ne commande-t-il pas un amour universel, c’est-à-dire d’aimer tous les hommes « quelques qualités qui y fussent ? » Pascal est-il en train de nous dire que ce commandement d’amour est absurde, à la fois impossible et injuste ? Que ce commandement soit en même temps un mystère, un paradoxe, cela est clair ; mais y a-t-il encore une place, dans le texte de Pascal, pour sa pertinence ? On sait que les Pensées de Pascal devaient constituer une « Apologie de la religion chrétienne » : on en semble bien loin ici. Alors, comment comprendre ?
Au terme de ce parcours, la « conclusion » (ou la morale) du texte ne paraît plus aussi paradoxale. Certes il peut paraître surprenant que Pascal semble ici excuser ceux qui vouent leur existence à la recherche des honneurs – habituellement décriés par les philosophes. Mais si nous ne nous attachons jamais à rien de « substantiel », si en ce sens tout est attachement superficiel, de surface, au nom de quoi condamner ? On peut tout de même s’étonner d’un tel « tout ou rien ». N’y a-t-il pas des « qualités » qui ont plus de valeur que d’autres ?
On le voit, ce texte, obscur dans son intention (où Pascal veut-il en venir ?), fourmille également de difficultés de détail, dont nous n’avons pas fait, sans doute, l’inventaire complet. Pour essayer d’introduire quelque clarté dans cet ensemble, on peut envisager de revenir dans un premier temps sur l’opposition de la qualité et de la substance, qui y joue visiblement un rôle déterminant ; et plus précisément de revenir sur la nature de la qualité, puisque c’est là que nous trouvons ici des exemples, des formules qui demandent explication (empruntées, périssables, etc.). On reviendra ensuite sur la question de l’amour ou de l’attachement, aussi bien pour explorer le sens de la thèse de Pascal (« On n’aime jamais personne, mais seulement des qualités ») que pour envisager ce que pourrait signifier un amour qui s’attache à la substance (du corps, de l’âme), idée dont il semble que le texte invite à nous défaire.
II – Travail sur l’idée de qualité
L’opposition substance / qualité semble au cœur de ce texte. De la substance, Pascal ne nous dit pas grand chose ; en revanche, concernant les qualités, il en donne plusieurs exemples (la beauté, la mémoire, le jugement). Ces qualités sont dites « périssables » ; certaines sont dites plus loin « empruntées ». La formule « qualités empruntées » se substitue d’ailleurs purement et simplement au terme « qualités », comme si toute qualité était pour finir « empruntée ». Qu’est-ce à dire ? Toute qualité est-elle empruntée ? et périssable ? Qu’est-ce exactement qu’une qualité ? Répondre à ces questions devrait nous aider à mieux comprendre ce qui se joue dans ce texte.
La beauté semble l’exemple le plus clair. La beauté est périssable : la petite vérole peut me la faire perdre. En quoi est-elle « empruntée » ? Dans ce terme, il y a l’idée de quelque chose que je devrai peut-être rendre : cela renverrait donc également à l’idée de « périssable ». Mais surtout, il y a l’idée que je la tiens d’autrui. Or cela est clair : je ne suis beau que pour qui me trouve tel. C’est le regard d’autrui qui me « donne » ma beauté. Si j’y réfléchis, la beauté est dont périssable à la fois « objectivement » (la petite vérole, l’âge), mais aussi et surtout « subjectivement », car il suffit que le regard de l’autre change pour que je la perde. Elle ne m’est donc pas du tout attachée, pas même temporairement : elle m’est prêtée par le regard de l’autre, et je peux la perdre sans que rien change « en moi » - pas même sur mon visage. Voilà donc une qualité qui n’existe que dans la mesure où l’autre, à tout moment, me la « prête ».
Mais ce qui est vrai de la beauté l’est-il de la mémoire ou du jugement ? Il semble que ces deux « qualités » soient plus « objectives » : j’ai de la mémoire, ou du jugement, mais on peut l’apprécier ou non. On peut voir que Pascal dit bien : « si l’on m’aime pour ma mémoire ou pour mon jugement… » : on pourrait donc dire que la « qualité », ici, n’est pas en soi le fait « d’avoir du jugement », mais d’avoir un jugement digne d’intérêt. Que mon intelligence soit précieuse, qu’elle « vaille quelque chose », c’est encore le regard de l’autre qui me le dit. Et il est vrai qu’on pourrait aller jusqu’à dire que quelqu’un n’est « intelligent » qu’en tant qu’il est reconnu tel. Tout dépend de ce qu’on attend de l’intelligence : les tests d’intelligence mesurent la capacité d’un individu à répondre à un certain type d’attente – faut-il conclure, quand on y réussit mal, qu’il n’y a pas d’intelligence en nous ? Il en est sans doute de même de la mémoire, celui qui a l’esprit encombré de choses que d’autres trouvent de peu d’intérêt ne sera pas vu comme doué d’une mémoire exceptionnelle ; celui qui se souviendra de choses qui en « valent la peine » sera dit doué d’une excellente mémoire. Ici encore tout n’est-il pas fonction du regard, de l’attente anticipée que les autres ont envers nous, et que nous intériorisons sous la forme d’exigence envers nous-mêmes, voire sous la forme d’un regard sur nous-mêmes, qui nous « définit » à nos propres yeux ?
Mais on comprend alors deux choses. D’abord, « périssable » et « empruntée » vont bien ensemble, mais le
terme essentiel est « empruntée ». « Périssable » a peut-être un sens plus logique que concret. Dans la mesure où c’est le regard de l’autre qui me donne une qualité, cette qualité est « périssable », ce qui ne veut pas dire que je vais la perdre, mais que je pourrais la perdre sans rien perdre de moi. Perdre une qualité, c’est subir un changement de regard, rien d’autre. On voit que la question n’est pas celle de la précarité, ni de la fuite du temps, mais fondamentalement une opposition entre l’essentiel (ce qui tiendrait à mon essence, à ce que je « suis » indépendamment des regards qui s’exercent sur moi) et le relatif (au regard de l’autre), donc l’inessentiel. Mes qualités expriment un rapport avec autrui, un regard d’autrui sur moi, elles n’expriment pas ce que je suis, alors même que j’ai tendance à me définir par elles, à définir mon « moi » par elles. Elles sont comme des étiquettes détachables de moi, qui peuvent coller aussi longtemps qu’elles veulent : elles resteront « détachables », c’est-à-dire périssables. Pascal ne gémit pas ici sur la fuite du temps, mais il explore jusqu’au bout une distinction abstraite dont il pense les difficultés (car encore une fois : qu’est-ce que le moi, par opposition à ces qualités ?)
La deuxième chose que l’on comprend, c’est l’importance, peut-être, du premier exemple : celui de l’homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants. On n’est un « passant » que pour quelqu’un devant qui on passe ; on ne vaut comme passant (on n’intéresse) que dans la mesure où quelqu’un veut voir des passants. Si cet homme ne souhaitait pas voir passer les gens, il n’y aurait pas de passants pour lui. C’est l’attente de l’autre qui me donne une qualité et – c’est la même chose – une valeur. Et cette qualité, cette valeur, me sont tout aussi inessentielles que le simple fait d’être un passant. On ne va donc pas, dans ce texte, du plus inessentiel (être un passant) au plus essentiel (les qualités morales) : ce que Pascal veut nous faire comprendre, c’est peut-être que tout ce à quoi j’ai tendance à m’identifier est exactement aussi inessentiel que le fait d’être un passant pour un homme qui s’ennuie. Le premier exemple est la vérité des deux suivants, et non leur préambule.
La conscience de soi n’atteindrait donc que de l’inessentiel ? Cela s’accorde avec la conclusion du texte. Ne riez pas de ceux qui s’attachent à l’inessentiel. On ne peut rien faire d’autre. Ou plutôt : on ne fait rien d’autre. Ce que je prends pour mon être ne m’est pas essentiel. Ce que j’aime chez l’autre ne lui est pas essentiel. Autrement dit, jamais je n’atteins le « moi », ni en moi ni en autrui. Pourquoi alors distinguer des êtres superficiels et des êtres « profonds » ? Des désirs superficiels et des aspirations « profondes » ou « essentielles » ? Ces valorisations (et ces dévalorisations) sont de culture, de convention, elles expriment d’ailleurs des rapports de force (rapports de classe ?). Cela est anachronique par rapport à Pascal : mais cela revient à dire qu’elles ne sont qu’un jeu de surface, sans rapport avec « la substance de l’âme ».
Cela est-il pessimiste ? Cela sonne pessimiste. Lorsqu’on dit : « on n’aime jamais personne », cela sonne comme une désillusion. Mais en même temps, si le moi est inaccessible, en fonction de quoi serions-nous déçus ? Si même l’idée d’une « substance de l’âme » paraît tellement problématique qu’on peut se demander si elle a un sens (« Où est donc ce moi… ? »), Pascal ne nous invite-t-il pas à réhabiliter la surface ? En un sens peut-être ; mais pourtant le ton du passage n’est pas joyeux. Alors qu’en est-il du moi ? Malgré les difficultés pour l’atteindre, la notion de substance de l’âme ne garde-t-elle pas toute sa légitimité, et l’idée que l’homme se voue presque nécessairement au superficiel ne continue-t-elle pas de recouvrir une exigence de l’essentiel, qu’il nous faudrait simplement mieux comprendre ?
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