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Pascal, "Le moi est haïssable" ("Pensées")

Publié le 12 Octobre 2019, 14:32pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Pascal, "Le moi est haïssable" ("Pensées")

Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l’ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz vous ; car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu’il est injuste, et qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.”

Pacal, Pensées

Ce célèbre texte de Blaise Pascal dénonce les excès d’une subjectivité auto-centrée, orgueilleuse, inauthentique (pour utiliser la terminologie de Sartre ou Heidegger). Plutôt que de se considérer comme le centre de tout, Pascal appelle la subjectivité à se faire modeste et à se tourner vers Dieu.

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Amis narcissiques, la prochaine fois que quelqu’un vous en fera le reproche, répondez-lui avec Blaise Pascal que le nombrilisme est la chose du monde la mieux partagée. Cette « maladie de l’âme », qui consiste à se préférer soi-même à toute autre chose, n’épargne personne, y compris ceux qui se donnent l’air de la générosité et du désintéressement.

Si le « moi est haïssable », c’est que le monde est peuplé de milliards de « moi » qui veulent chacun « se faire le centre de tout ». Il en résulte que « chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ».
Quelle est la racine de cette passion « tyrannique » qui excite chacun à se pousser du coude, à bomber le torse, à vouloir briller en société et « asservir les autres » ? La paresse, répond Blaise Pascal, qui montre qu’il est plus aisé de paraître que d’être et également moins coûteux d’être aveuglé que convaincu. Ainsi, la petite phrase ne peut être comprise qu’à la lumière de la critique pascalienne de l’imagination. Aux exigences ardues de la raison, les hommes préfèrent les séductions faciles de l’imagination. Quand l’âpre quête du vrai nous rebute, nous nous satisfaisons du confort qu’offre le vraisemblable. Succomber aux sortilèges de l’imagination, c’est donc choisir de nous « crever les yeux agréablement ».

Cette toile de mensonges rassurants que tisse patiemment notre imagination mystifie peu à peu notre conscience au point que nous confondons tout : le vrai et le faux, le profond et le superficiel, l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes pris au piège : les images se donnent pour des réalités et les sentiments pour des convictions. Dans ce mirage, nous ne savons plus où est notre moi profond, perdu dans les représentations factices qu’il donne de lui-même.

Notre conscience est à ce point subvertie par l’imagination que nous déployons plus d’énergie à fantasmer notre vie qu’à la vivre. Et c’est ce moi fictif que nous offrons à la crédulité d’autrui. Paraître, c’est remédier au vide de sa propre existence en vivant une vie rêvée dans l’esprit d’autrui. « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et notre propre être ; nous voulons vivre dans l’idée des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. » Mais chacun n’abuse autrui qu’en s’abusant lui-même.

Reine des faux-semblants, l’imagination nous rend invisibles à nous-mêmes autant qu’impénétrables aux autres, à tel point que « la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter ». Vaine comédie, dans laquelle chacun joue un rôle de composition sans en maîtriser le texte. Farce grotesque dans laquelle le moi, telle la grenouille de La Fontaine, enfle démesurément, se donne de grands airs et accumule les « grandeurs d’établissement » – fortune, réputation, honneurs – pour se masquer sa petitesse : « Il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux et il se voit misérable. »

Confondu par sa propre imposture, il n’a alors d’autre issue que l’hyperbole narcissique : faire de lui-même sa propre idole, s’adorer sans limite, devenir Dieu et rayonner dans tout l’univers : « Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre. » Pathétique « divertissement » que l’amour propre ! Il nous éloigne de nous-mêmes, d’autrui et de Dieu. Et lorsque le rideau tombe, que la lumière s’éteint et que le théâtre se vide, le moi est nu et Narcisse tragiquement seul.
 

source :  https://www.philomag.com/les-idees/phrases-choc/le-moi-est-haissable-blaise-pascal-4756

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Longtemps, j’ai  lu cette assertion célèbre de Blaise Pascal : "Le moi est haïssable" comme une condamnation des ego et de l’orgueil par le philosophe des Pensées. Cette interprétation se justifie par l’augustinisme de l’auteur, et le fait qu’il ne cesse de fustiger l’orgueil humain, qu’il faut rabaisser, car Dieu n’aime pas les "superbes" (les orgueilleux, dans la langue de la Bible).
Or, il faut reconnaître que ce "moi", cet orgueil de l’égo est chose prégnante à l’époque de Pascal. Dans le sillage de Descartes, l’hypertrophie du moi s’exalte chez Corneille par exemple, comme une vertu, comme la marque de l’empire du moi sur ses passions, et ce qu’on a appelé le sublime cornélien.
Mais je crois maintenant aussi que, ce que Pascal en vérité veut dire, c’est ceci : les "moi", c’est un fait, ne se supportent pas les uns les autres et ne peuvent que se haïr, se repousser les uns les autres. Si "le moi est haïssable", c’est le "moi" de l’autre, qui insécurise le mien, qui du fait même de son existence le met en danger, et que je veux par conséquent éloigner, supplanter, voire détruire s’il s’approche de trop près. Les moi se craignent et se haïssent naturellement les uns les autres, se mettant réciproquement en danger du fait même que plusieurs moi existent. On pourrait dire que "Le moi est menaçant  et menacé par les autres moi", et ceci foncièrement, comme une histoire de survie psychologique (plus importante peut-être que la survie biologique), comme une histoire profonde de raison d’être.

C’est donc une règle de la nature psychologique qu’avance Pascal : les "moi" sont tyranniques et jaloux (au sens classique de ce mot), et par conséquent craintifs (comme tous les tyrans, lesquels savent qu’à peu de chose tiennent en fin de compte leur règne et leur quiétude) ; et s’ils se choquent sans médiation aucune, sans rien d’intermédiaire, ils peuvent se livrer (par panique autant que par calcul) à une vraie lutte à mort.

D’où l’importance de la politesse, c’est-à-dire de tout ce qui permet la co-existence des "moi" dans le corps social : pour qu’ils ne soient pas mis en présence les uns des autres de façon abrupte et sans médiation, mais au contraire selon une cérémonie reconnue et connue qui apaise leur crainte d’être agressés (rôle de "cartilage" entre les os, si l’on veut, de lubrifiant entre deux pièces mécaniques), et qui d’autre part régit leur place et leur expansion dans le champ social ou conversationnel (toujours Pascal : la politesse, c’est "s’incommoder les uns les autres", c’est-à-dire brider son moi pour qu’il fasse place aux autres, qui eux aussi réclament leur place et voudraient la prendre toute) – selon des règles acceptées par le groupe.

Cela se fait aussi à coups de dents, comme dans les meutes.

"Le moi est haïssable" n’est donc pas une injonction morale chez Pascal : c’est le constat d’une règle de la nature, et de la nature psychologique des hommes. On ne peut pas faire que le "moi" ne soit haïssable à tous les autres "moi", qu’il met foncièrement en demeure de justifier de leur existence… existence qui, parce que forcément fortuite, se trouve par conséquent et intrinsèquement injustifiable : révélation insupportable que de n’avoir pas lieu d’être en vérité mais seulement en fait.

 

source : https://benjaminscisso.wordpress.com/2008/09/09/le-moi-est-haissable/

 

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