Deux albums en rupture avec un rap purement hardcore auront suffi pour que d’aucuns annoncent la défaite du « saal » traditionnel du rappeur belge face à l’affirmation de la mélodie. Alors que, au commencement, faire du sale n’allait pas sans faire des siennes, le « saal » est devenu pour Damso synonyme d’auto-dépassement artistique, pour que l’expression vitale passe avant tout par la progression musicale. Tentons d’analyser le « saal », concept-clef de l’œuvre de Damso.
« Batterie faible, veuillez la recharger », annonçait la voix sur le premier album de Damso. L’intensité musicale et pugilistique du rappeur bruxellois avait mis le champ rapologique d’accord. L’énergie avait été instillée dans le rap jeu par des punchlines saillantes, des métagores impétueuses. Batterie rechargée.
Salir, faire du sale (Damso parle de « saal »), c’est-à-dire se faire remarquer positivement pour sa capacité à s’affirmer en outrepassant les conventions sociales préétablies, passait sur Batterie Faible par la pratique d’un rap torrentueux. Ipséité résonna comme le début d’autre chose. Une musique tempérée, moins dans la démonstration de force, entamant une évolution que Lithopédion scella.
Le sale mue mais ne meurt pas
Le mouvement global du style de Damso est celui d’un déraillement. A force d’impairs, Damso est devenu père. Lui qui dans Ipséité avait « si peur d’être père » a vu juste : le saal de Damso aura eu raison de Damso. Le morceau « William », flux tremblant d’un homme qui n’a pas réussi à retenir la mère de son enfant, met en scène l’impuissance de sa façon de rapper habituelle.
Un seul couplet pour une durée d’une minute et trente-cinq secondes, une écriture qui bégaie, des répétitions de structures grammaticales, une instru’ qui fait tourner la même mélodie : alors que la mort s’immisce chez Damso, sa musique doute. Et le sale avec.
Le sale mue mais ne meurt pas. Il plie mais ne rompt pas. Dans une interview, le rappeur propose une acception bien plus large du mot : « Quand je parle de faire du sale, c’est ça. L’excellence. C’est se dépasser soi-même. Et que cela devienne normal. Aujourd’hui ça l’est devenu, mais l’idée c’est de tout le temps se dépasser : plus qu’hier, bien moins que demain. C’est un peu ça, le sale ». L’heure de la mort du saal n’a peut-être pas sonné.
Pour un noir meilleur j’dois faire du sale
De Nietzsche à Damsocrate
Le dépassement musical, n’étant pas en lui-même sa propre fin, participe de l’édification d’une éthique spécifique, centrée, ainsi que Nietzsche l’avait théorisé, sur le dépassement de soi et l’augmentation de sa propre « volonté de puissance ». « Pour un noir meilleur j’dois faire du sale ». Ainsi chantait Damsocrate, si conscient que sa morale à lui s’oppose à toute doctrine de la limitation de son être. « Nwaar Is The New Black », avait-il annoncé dans Ipséité (où « nwaar » prend deux « a » comme le mot néerlandais zwaar, « lourd »). Dans Lithopédion, Damso va plus loin : le nwaar doit être meilleur.
« A chaque nouveau son j’crée des nouveaux paliers » (« Gova »). La volonté de s’augmenter est et doit être illimitée. Damso prévient : « J’finirai comme l’infinité ». Selon Nietzsche, « la grandeur de l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin ». Se dépasser musicalement revient alors à se faire pont, de façon à atteindre la qualité de « surhomme ». Ce surhomme qui appréhende chaque instant comme une opportunité d’être plus. Ce surhomme qui, dans « Smog », où la voix vocodée et transhumaine grésille, commence doucement à se faire entendre
Seule différence avec le philosophe allemand : les racines de sa morale, Damso les trouve dans l’histoire. « Quatre, zéro, zéro années mais c’est rien d’bien méchant non plus / Qu’on nous la met jusqu’à la monnaie et ça bien profond dans le cul / […] Niquer des mères, bosser dur, c’est la procédure », gueule-t-il dans son « Introduction ». C’est tout en une fois Batterie faible, Ipséité et Lithopédion qui s’éclairent du même coup : le saal, c’est-à-dire, l’excellence dans ce que l’on fait, est le moyen pour Damso d’affirmer la vie là où celle-ci a été niée, de vivre et de vivre mieux alors que cette qualité de vie a été mise à mal par les conjurations de l’histoire depuis la période de l’esclavage et bafouée à cause des perpétuations de cette histoire-là dans le présent.
Le saal dans Lithopédion
Etre plus passe par l’affirmation de soi et de son identité. Identité africaine, avec l’évocation constante d’une couleur de peau et, dans « Même issue », des sonorités congolaises accompagnées d’un passage chanté en Lingala. Identité française, comme dans « Julien » où Damso s’inscrit dans le sillon de la chanson française, de Gainsbourg notamment, et où l’échange entre Damso et Elisa Meliani n’est pas sans faire penser à la chanson « Je t’aime moi non plus ». Dans les deux cas, l’affirmation de son identité permet un dépassement musical, repoussant une nouvelle fois ses frontières musicales.
Ipséité, Lithopédion. Damsolitaire, puis Damso-Baudelaire. Pour se rendre compte de la mutation poétique opérée par Damso, il faut écouter « Festival de rêves ». « La mort, la mort, la mort / Une vie, un gun, un corps / Menottes ou chaînes en or / Boréale est l’aurore […] » : verbes et connecteurs s’effacent au profit d’une poésie affirmée qui donne à voir en même temps qu’elle donne à entendre, nous montrant que Damso est bien le fils spirituel de Booba, celui que Thomas A. Ravier, dans un article de La Nouvelle Revue Française, avait qualifié de « démon des images », à ceci près que Damso ne fait plus vraiment dans la métagore.
La mort, la mort, la mort
Une vie, un gun, un corps
Menottes ou chaînes en or
Boréale est l’aurore
Chaque passage du morceau-poème – et Damso l’a soutenu en interview – peut même se lire dans les deux sens. L’aurore boréale, les chaînes en or, les menottes, un corps, un gun, une vie, la mort, la mort, la mort : trajectoire de jeunes de banlieue pour qui l’espoir des premiers temps du business ne tient pas toutes ses promesses, bien au contraire… Comme dans Le Dormeur du Val de Rimbaud, où le dernier vers signale la mort là où les premiers semblaient évoquer le sommeil, la relecture – ou la réécoute – doit donner la clef de compréhension de la mort survenue. Mais plus qu’un Val, c’est un festival de paroles qui met la noirceur en lumière.
La mort dans la vie, la vie par la mort
LITHOPEDION n.m. (du grec lithos, « pierre », et pais, « enfant »). Fœtus issu d’une grossesse extra-utérine, non arrivé à terme, non expulsé et calcifié qui peut être toléré par l’organisme et persister jusqu’à un demi-siècle sans être diagnostiqué.
C’est la mort dans la vie que Damso a composé son dernier album. Mais de la mort peut jaillir la vie, comme en témoigne la cover de Lithopédion qui, d’apparence figée, affiche la fureur de pierre ou la peur de l’enfant selon qu’on cache la partie droite ou gauche de la pochette. Si le saal, ou l’excellence ultime, a été à la fois le remède et le poison pour l’homme, il aura été salutaire pour l’artiste : c’est ce qui lui aura permis d’insuffler la vie là où il y avait de la mort.
« Personne n’a déjà rêvé de naître / Perdu dans le berceau je n’ai pas cessé de naître / J’ai couru dans mon cerveau jusqu’au fond de mon être / J’ai trouvé loin de mes vaisseaux tout c’qui faisait mon être ».
Naître, renaître, renaître toujours : la rime du refrain de « Humains » prouve, à l’image du reste de l’album, que Damso est bel et bien un rappeur de la vie.
Damso n’a donc pas cessé de faire du saal, bien au contraire. La production d’un rap toujours en excès est la preuve que le saal n’a pas disparu de l’œuvre du rappeur mais a juste changé de visage. « L’excellence » dont il parle aura été musicale puis de facto morale, pour que la vitalité continue d’émaner de sa musique dont l’effervescence n’a, on peut le penser, pas encore atteint toutes ses limites.
source : https://www.thebackpackerz.com/le-saal-pilier-philosophique-oeuvre-damso/
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