« It’s been a long time coming
But I know a change gonna come, oh yes it will »
Sam Cooke, A change is gonna come
En 1964, de jeunes Afro-Américains se font refuser l’accès à une chambre de motel en Louisiane en raison de leur couleur de peau. Parmi eux se trouve Sam Cooke. À la suite de cet événement, il compose son morceau « A change is gonna come », dont le refrain devient le symbole du « Civil Rights Movement ». Il semble que le sens commun puisse reconnaître à ce morceau – et, plus largement, à certains morceaux de musique engagée – la qualité d’oeuvre d’art. Pourtant, l’engagement politique paraît toujours ancré dans son époque. Il ne revêt donc pas une dimension parfaitement universelle. Or, pour certains philosophes, ne sont oeuvres d’art que les créations ayant une portée universelle. Si le XXe siècle a vu émerger d’autres conceptions de l’oeuvre d’art, c’est celle du philosophe Emmanuel Kant que Myriam Benzarti a choisi de retenir pour interroger la musique engagée.
Penser l’oeuvre d’art n’est pas chose facile. C’est s’aventurer dans une réflexion sur la création par un sujet – l’artiste – à destination d’autres sujets – le public. On pourrait croire que cette création se fait dans un rapport subjectif, puisque l’artiste crée selon sa subjectivité et le public reçoit à travers la sienne. Il reviendrait alors à chacun de juger une oeuvre selon son point de vue. Et ce jugement diffèrerait d’une personne à l’autre. Dès lors, penser l’oeuvre d’art n’aurait pas de sens puisque la légitimité de celle-ci en tant que telle pourrait être contestée au moment même où nous la pensons.
C’est là ce que souligne Kant dans sa Critique de la faculté de juger. Lorsque l’on formule un jugement esthétique ; lorsque l’on affirme d’une chose qu’elle est « belle », on le fait pour soi-même et pour les autres, comme si la beauté provenait de l’oeuvre et qu’elle s’imposait à tous – contrairement à un plaisir qu’on tirerait d’un objet pour lequel on affirmerait, par un jugement hédoniste, que son effet est « agréable ». Dans cette mesure, pour ce qui est du jugement esthétique, « on ne peut donc pas dire ici que chacun a son goût particulier. Cela reviendrait à dire qu’il n’y a point de goût, c’est-à-dire qu’il n’y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l’assentiment universel. » Critique de la faculté de juger (1790).
Ainsi, dire d’un objet – par exemple d’une œuvre d’art – qu’il est beau reviendrait à affirmer sa prétention à plaire universellement, indépendamment des conditions circonstancielles de temps et de lieu. Il n’y a pas de beauté possible si celle-ci n’est éprouvée qu’individuellement. En d’autres termes, quoique la beauté d’une œuvre d’art soit subjectivement ressentie, celui qui fait l’expérience de ce plaisir esthétique considère que toute personne qui entrerait en contact avec l’œuvre devrait elle aussi éprouver ce même plaisir subjectif. Ainsi, d’après Kant, le sentiment du beau est subjectif, mais prétend nécessairement à l’universel – et ce sans contradiction. Cette sensibilité est aiguisée au contact de chefs-d’œuvre artistiques, tout comme l’intelligence se développe au contact de grandes œuvres intellectuelles.
Pour penser les chefs-d’œuvre de la musique, on peut choisir de prendre pour postulat que la beauté d’un chef-d’œuvre est ce par quoi on affirme son universalité. Cela revient à considérer qu’un chef-d’œuvre musical, en tant qu’il est dit « beau », dépasse le particulier dans une certaine mesure, c’est-à-dire qu’il peut toujours être compris indépendamment du siècle et du lieu. Mais qu’en est-il de la musique engagée, que le sens commun élève parfois au rang de chefs-d’œuvre ? Elle suppose un objet d’engagement qui s’enracine pourtant dans un temps et un espace particuliers. Si on considère que l’œuvre d’art est universelle dans la mesure où elle considérée belle : comment penser alors l’existence de la musique engagée ?
Le paradoxe de la musique engagée comme œuvre
artistique
Parvenir, en musique, à produire une œuvre d’art exprimant une contestation, une revendication ou une idéologie inscrite dans le temps relève de la véritable prouesse. Cette difficulté provient du paradoxe qui oppose la nature universelle de l’oeuvre d’art à celle du positionnement politique, ponctuel et contestable.
En 1964, de jeunes Afro-Américains se font refuser une chambre dans un motel à Shreveport, Louisiane, du fait de leur couleur de peau, puis sont arrêtés par la police lorsqu’ils essaient de contester l’injustice. Parmi eux se trouve Sam Cooke, qui, fou de rage, compose le morceau A change is gonna come dont le refrain est désormais un symbole du « Civil Rights Movement »2. Parmi les raisons qui expliquent que cette chanson porte le souffle de la révolte de millions de personnes, beaucoup sont certainement circonstancielles.
Peut-on pour autant penser qu’une des raisons explicatives de cet effet réside dans la composition même du morceau ? Cela reviendrait à affirmer que puisque le morceau a été composé pour exprimer un message ou un sentiment bien précis, à la suite d’une situation définie, cette composition a été conçue de manière à susciter chez l’auditeur ce même sentiment, ou de manière à ce qu’il comprenne le message. Ce morceau aurait donc un objet unique ; et peut-être qu’alors, dans d’autres circonstances qui ne s’apparenteraient pas à celles du « Civil Rights Movement », ne susciterait-il rien du tout. Pouvons-nous pour autant considérer celui-ci comme une œuvre d’art si sa compréhension est conditionnée par plusieurs éléments dépendants du temps et de l’espace ?
Peut-on parler d’oeuvre d’art si l’on décèle clairement l’engagement
du morceau ?
L’engagement politique est en effet tributaire d’une situation et d’un message, tous deux contingents – c’est-à-dire ce qui peut ne pas être, par opposition à ce qui est nécessaire, en philosophie – alors que si l’on considère, comme Kant, que l’oeuvre d’art est universelle, elle est reconnue comme telle indépendamment de toutes circonstances.
Pour reprendre les mots d’Andreï Tarkovski dans son ouvrage sur l’art et le cinéma, Le Temps Scellé, « Une œuvre d’art est un espace hermétique [….]. Ce qui est paradoxal, c’est que plus l’œuvre est parfaite, plus l’on perçoit de manière limpide l’absence d’associations générées par celle-ci. […] Ou peut-être l’œuvre est-elle capable de générer un nombre infini d’associations – ce qui revient finalement au même. » Cela signifierait, si l’on retient la définition de Tarkovski, qu’une œuvre d’art musicale serait celle dont on n’arrive pas à identifier l’objet, dont on ne parvient pas à dénombrer les associations. La musique engagée comporte pourtant des associations claires et identifiables du fait précisément de son engagement. Par exemple, A change is gonna come opère l’association directe entre l’événement qui a déclenché la composition du morceau et le morceau lui-même, pointant du doigt la ségrégation raciale en Amérique dans les années 60. Ainsi, un morceau qui relèverait de l’œuvre d’art ne pourrait être engagé sans que nous échouions à identifier clairement cet engagement comme unique objet du morceau. Puisque, si cela arrivait, c’est que l’on parviendrait à dénombrer les associations qu’elle génère.
En d’autres termes, partant de la définition de Kant et de celle de Tarkovski, si nous arrivons à discerner l’engagement dans un morceau comme unique objet de celui-ci, c’est qu’il n’est pas œuvre d’art. Pouvons-nous néanmoins affirmer que A change is gonna come n’a rien d’une œuvre artistique ? Pour répondre à cette question, il suffit d’écouter le morceau en supposant ne rien connaître du « Civil Rights Movement ». Le morceau ne perd pas en puissance pour autant, et on y retrouve l’universalité, entre autres, dans l’espoir et la mélancolie de l’œuvre. Cela signifierait qu’en voulant produire un morceau engagé avec pour objet une cause bien définie, Sam Cooke est en fait allé au-delà et a produit une œuvre dépassant la cause même qu’il voulait défendre. C’est certainement là la raison principale du succès de cette chanson comme symbole du combat contre la ségrégation raciale aux États-Unis : plus que cette lutte, on y décèle une portée plus large qui laisse chacun libre de réinterpréter l’oeuvre
Suggérer l’engagement
Si la musique comme œuvre d’art et l’engagement sont antinomiques, il n’en reste pas moins que l’œuvre peut suggérer l’objet de l’engagement à celui qui parvient à le déceler, sans que celle-ci ne s’enlise dans la temporalité du cas particulier. Il s’agirait donc non pas de musique engagée à proprement parler puisqu’elle ne génèrerait pas d’associations clairement définies, évitant ainsi l’unilatéralité, mais chercherait plutôt à recréer l’univers qui a inspiré l’auteur dans son engagement. L’œuvre musicale engagée et artistique est celle qui ne se pose pas comme un discours clair et incisif mais comme un portrait intemporel et non exclusif de ce qu’inspire l’objet de l’engagement.
Cet engagement n’est alors qu’une association parmi une infinité d’autres associations possibles. Partant, c’est ainsi que semble se présenter l’engagement dans l’œuvre musicale. Si celle-ci répond à des impératifs d’universalité et de perfection, et que l’engagement ne peut qu’être unilatéral, l’œuvre musicale ne peut être à proprement parler engagée. Elle peut suggérer un engagement en recréant l’univers de celui-ci, en suggérant non exclusivement un sentiment de contestation ou de révolte, mais ne se restreint jamais à des enseignements ou des maximes identifiables. Dans cette mesure, elle se présente comme le symbole tel que le poète Viatcheslav Ivanov le définit : elle n’est « véritable que lorsque son sens est inépuisable et illimité, lorsque par son langage secret (hiératique et magique), allusif et suggestif, [elle] exprime l’inexprimable. » Ainsi, paradoxalement, il faut un désengagement dans la composition pour que celle-ci puisse être œuvre d’art et suggérer de manière non exclusive l’engagement – mais dès lors qu’elle ne plaide plus pour une cause unique, l’œuvre ne peut plus vraiment être considérée comme engagée. C’est là le dénouement du paradoxe : l’œuvre d’art musicale engagée ne peut exister – seul l’auditeur peut être engagé par celle-ci lorsqu’il y perçoit une association allant dans ce sens.
Myriam Benzarti & Amaury Botrel
- Comprendre « beau » au sens artistique, c’est-à-dire qu’une chose est belle lorsqu’elle facilite la contemplation esthétique : « Dans le Beau, nous saisissons toujours les formes essentielles et primordiales de la Nature animée et inanimée, […], et […] cette perception a pour condition sa corrélation essentielle, le sujet connaissant libéré de la volonté, soit, en d’autres termes, une pure intelligence sans objectifs ni intentions. »
Parerga et Paralipomena, Livre II, chap. XIX, §205 - Mouvement afro-américain pour la lutte contre la ségrégation raciale qui a eu lieu de 1864 à 1968 aux États-Unis et dont Martin Luther King était la figure emblématique.
source : https://unsighted.co/amphi/le-desengagement-musical/
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