Crypto-phénoménologie pour mutants
Spécialiste de Gilles Deleuze, auteur de Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick (déjà publié aux Impressions Nouvelles en 2017) et de Métaphysique d’Alien (ouvrage collectif paru aux Editions Léo Scheer en 2014), Jean-Clet Martin nous revient avec un titre prometteur – mais la promesse n’est céans que partiellement tenue.
Si, sur le papier, passer au crible la filmographie de Ridley Scott, en particulier la saga Alien et Blade Runner (1 et 2) au prisme du post-humanisme, de l’intelligence artificielle et du paradigme du monstre est une idée stimulante, la méthode de l’auteur ne convainc guère une fois que l’on referme l’opus, constellé de nombreuses fautes et coquilles desservant l’approche (qui donc relit les textes des auteurs dans cette maison éditoriale ?). Car si l’essayiste dispose d’une culture philosophique indéniable et d’une passion pour le grand oeuvre scottien que rien ne saurait démentir, cela ne saurait suffire pour valoir comme structure argumentative.
Métaphysique d’Alien, déjà, posait un souci de clarté dans l’expression écrite, affichant une tendance à l’érudition superfétatoire quand il s’agissait seulement de convertir l’effroi en réflexion philosophique ou de projeter une angoisse toute contemporaine sur ce classique de la science-fiction (la question du clonage, la colonisation du corps, l’invasion de l’Autre au sein du cosmopolitisme etc.). Se dessinait déjà en ces pages la thèse, des plus recevables, selon laquelle la logique même de la franchise Alien (quatre épisodes, plus le prequel Prometheus sorti en 2012 et le sequel Alien Covenant, 2017) préfigurait un capitalisme autant parasitaire que monstrueux.
Avec Ridley Scott : philosophie du monstrueux, Jean-Clet Martin reprend donc, seul, la charge de la pop’philosophie afin d’enfoncer le clou. Les philosophes de rigueur : Descartes, Spinoza, Nietzsche, Deleuze se trouvent ainsi convoqués au regard des cinéastes de référence que sont Murnau, Fritz Lang, Stanley Kubrick ou Terry Gilliam dans l’intention de pointer des dénominateurs communs permettant d’accréditer en quoi l’œuvre de Ridley Scott irait dans le sens effectif d’une interrogation de la nature humaine à l’aune de l’essor de la machine et de « l’automate spirituel », prodromes avoués du monstre. Sauf que cette dernière notion se trouve plus imposée qu'exposée, relevant tout du long davantage du présupposé que de l'explicitation - en relation avec la notion de norme par exemple.
Sous cet angle, les rapprochements sont éclairants : Nosferatu, Metropolis, Soleil vert, 2001… et Brazil offrent de fait des analogies et des filiations qui font sens – les pages les plus réussies du livre étant de notre point de vue celles portant sur la description du frontispice du Léviathan hobbesien et de « l’animal artificiel » (p. 29), celles encore sur la boucle temporelle dans L’Armée des 12 singes de T. Gilliam et le cinéma lui –même — arc-bouté sur l’hommage au Vertigo d’Hitchcock chez Gilliam (p. 187 sq.).
Mais, ces éléments laissés de côté, il faut dire que, souvent, l’auteur se paye de mots pour honorer davantage la sophistique que la pensée conceptuelle. Là où l’on pensait trouver une exploration singulière de l’oeuvre de Ridley Scott, Jean-Clet Martin se contente de formules crypto-phénoménologiques ou pseudo-poétiques toutes faites qui n’amènent pas grand-chose à se mettre sous la dent herméneutique, rejoignant une certaine école française d’analyse du cinéma qui recouvre le support filmique de ses assertions sans intérêt notable.
Pourquoi étaler sur des pages et des pages sentencieuses à souhait ce qui devrait plutôt tenir en quelques feuillets bien sentis ? Pourquoi citer les commentaires fastidieux de tel ou tel journaliste critique concernant les films de R. Scott au lieu d’adopter la position philosophique qui importe au lecteur ici – puisque, aussi bien, elle seule motive l’ouvrage ? Il nous semble que notre propre approche, dès 2003, de Alien Quadrilogy - Alien I et IV sous l’aspect critique de la technique (et repris dans Philosofilms. La philosophie à travers le cinéma, Bréal, 2016) contenait plus d’informations, claires et abordables, que le prêchi-prêcha déployé par la plume de J.-C Martin.
Une position similaire à celle de l’analyse de Matrix (ouvrage collectif, Matrix, machine philosophique, sous la direction d’Alain Badiou paru chez Ellipses en 2003) et que nous avions déjà dénoncée lors de notre allocution au 2e Festival francophone de Philosophie de Fribourg - CH (“La cité et le Pouvoir) en septembre 2006 — Université Miséricorde et Collège Saint-Michel.
C’est d’autant plus dommage, répétons-le, que, foin de toute monographie poussive, le spectre de l’hologramme au regard du transhumanisme ou du posthumanisme perçu comme reflet d’une civilisation humaine en perdition est parfaitement restitué au fil des deux parties du livre. N’étudiant pas que Alien et Blade Runner, cette Philosophie du monstrueux a le mérite de se pencher aussi, à l’instar d’œuvres-clefs du fantastique et de la science-fiction, sur d’autres productions du cinéaste comme 1492, Gladiator, Seul sur Mars tout en articulant la perspective d’ensemble à des romanciers tels que Conrad, Azimov ou encore P. K Dick.
Certes, reste que ces figurations et ces thématiques — la faculté héroïque inhérente à l’Homme d’aller au-delà de son essence — demeurent, en l’état, trop peu corrélées au corpus philosophique pour avoir droit de cité. Comment ne pas observer par exemple ce qu’a, tout de même, de peu novatrice la présentation d’une dialectique hégélienne du maître et de l’esclave à travers l’opposition Rick Deckard et Roy Batty dans Blade Runner ?
Personne ne doute que le désir d’éternité évoqué jadis par F. Alquié puisse trouver dans l’ I. A des ressources capables de transformer l’espèce humaine. Cela étant, vouloir conférer toute la réflexivité qu’elle mérite à la cinématographie de R. Scott dans l’intention de l’unifier conceptuellement est une chose ; c’en est une autre que de s’y livrer soit en forçant le trait analytique, soit de manière superficielle sans que les fondations nécessaires du corpus philosophique n’aient été mises en place pour le lecteur.
frederic grolleau
Jean-Clet Martin, Ridley Scott : philosophie du monstrueux, Les Impressions Nouvelles, 3 octobre 2019, 262 p. – 20,00 €
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