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"Fenêtre sur cour" (Hitchcock, 1954) : faire de la philosophie

Publié le 26 Octobre 2019, 20:41pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"Fenêtre sur cour" (Hitchcock, 1954) : faire de la philosophie

 

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   Que fait-on au juste quand on fait de la philosophie? Vous avez sans doute vos réponses. Moi aussi il me semble que j'aurais des choses particulières à dire. J'aimerais, comme vous, j'imagine, distinguer, privilégier certaines choses. Mais une paresse me décourage. A quoi bon? D'avance, je sais, vous savez de votre côté, que la question est piégée. En y répondant, nous devrons passer par des réponses déjà données, déjà amplement connues.

   La question est là, puis les réponses arrivent. Elles ne suppriment pas la question, qui est toujours là. Elle brille plus que tous les propos soi-disant éclairants qu'elle mobilise. On en dirait autant sur "faire l'amour". Ce "faire"-là captive toujours plus que toutes les expériences amoureuses vécues ou à vivre, et plus que toutes les significations imaginables du mot "faire".  

   Plutôt que de se demander ce qu'est la philosophie, ce qui pousse à soutenir tel ou tel point de vue déterminé et piégé, il faudrait prendre du champ. Nous devrions jeter un regard sur l'ensemble du pensable philosophique, saisir tout ce que nous pourrons jamais y penser. Ce dont nous souffrons particulièrement dans ce domaine, c'est d'avoir toujours des points de vue partiels sur cet acte et cette possibilité. Nous nous tenons à une portion que nous estimons importante de la possibilité philosophique; ce faisant nous sommes sur un terrain tronqué, mutilé.

   Cherchons donc à retrouver toute l'ampleur de la possibilité philosophique. Je propose de voir le fond originel de notre affaire comme une intrigue. Nous pouvons faire de la philosophie parce que nous vivons une histoire. Déjà nous vivons notre propre histoire (avec tous les ravages que produit dans notre "vécu" la mutilation de notre vie...). Mais nous vivons aussi, par éclats, par épisodes isolés, l'histoire propre et caractéristique d'un être-au-monde. Je crois que nous vivons l'histoire filmée par Hitchcock dans Fenêtre sur cour (1954).

 

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   Je résume brièvement l'intrigue. James Stewart ("Jeff"), est immobilisé chez lui dans une chaise roulante. Il ne trouve rien de mieux, pour remplir ses journées et ses nuits, que de faire le voyeur et de scruter son voisinage. Quelques indices lui donnent soudain la conviction qu'un de ses voisins vient de tuer sa femme. Cette terrifiante idée l'amène à redoubler d'attention, à utiliser jumelles et téléobjectif (il est photographe) pour s'en convaincre mieux lui-même. Il réussit à en persuader son infirmière, ainsi que la sublissime Grace Kelly ("Lisa"), laquelle faisait tout, dans un premier temps, pour le détourner de la fenêtre (vous comprenez ce que veut dire ici : "faisait tout"). Ce qui est singulier, c'est que tous trois vivent fièvreusement, et avec une pointe d'enthousiasme, leur certitude qu'un crime a été commis. Pourtant, il devront bien en rabattre de leur frénésie. Un détective accepte, malgré ses réticences, de s'occuper de l'affaire. Il a tôt fait de démonter toutes leurs spéculations. Il fait valoir un discours à la double force. D'une part, il montre que les gens, observés à l'improviste dans leur intimité, risquent toujours d'avoir l'air de criminels. D'autre part, il fournit un certain nombre de résultats de son enquête sur le voisin : tous démentent l'hypothèse d'un crime. L'intervention du détective déçoit les trois autres protagonistes. Ils doivent se faire à l'idée qu'il ne s'est rien passé d'extraordinaire (comme un crime). Puis vient le coup de théâtre final, où l'on réalise que le voisin a bien en effet tué sa femme. La preuve définitive, c'est qu'il traverse la cour qui sépare son domicile de celui du photographe. Cette fois, il est clairement incarné en dangereux assassin prêt à s'en prendre à Jeff.

   Résumons l'intrigue que nous avons ici. Elle présente trois épisodes structurels. 1. Quelqu'un a le sentiment qu'il se passe, ou s'est passé, quelque chose d'extraordinaire. 2. Quelqu'un d'autre intervient pour dissiper ce sentiment et tenir un discours de négation et de désenchantement. Ce discours a une singulière puissance. Il s'appuie à la fois sur des raisonnements et sur des faits. 3. Coup de théâtre : l'extraordinaire lui-même, qui avait été évacué par la force du discours précédent, arrive sur le terrain, cette fois de sa popre initiative.

   Ce schéma contient tout ce que nous pourrions considérer comme étant le "schématisme" philosophique (c'est-à-dire les mouvements profonds de pensée qui produisent une philosophie). Il fournit de quoi répondre à des questions comme "Qu'est-ce que la philosophie?" ou "Pourquoi philosophons-nous?" Mais à la différence des réponses partielles que l'on est toujours prêt à avancer dans ce domaine, il offre la réponse complète, il restitue en toute son extension et en toute sa continuité le besoin de philosopher.

 

   - Pourquoi en effet philosophons-nous? L'épisode 1 fournit un début d'explication. Parce que quelque chose de soudain vient suggérer que mon existence, mon être-au-monde sont de l'événement extraordinaire.

 

   (Parenthèse. Il est vrai que dans le scénario que nous suivons, l'événement extraordinaire ne paraît pas concerner mon être au monde. Mais nous pourrions forger l'intrigue suivante. Un jour, nous découvrons qu'un clone nous remplace dans notre maison, couchant même avec notre femme. Dès lors, nous sommes condamnés à disparaître de la société, à double titre : d'une part comme doublure inutile, d'autre part en raison de l'invraisemblance même de la situation. Nous aurons à faire face à un discours terrible qui niera notre propre existence, du fait tout simplement qu'on ne peut pas cloner des êtres humains. Mais voilà, coup de théâtre, moi et mon clone surgissons ensemble au vu de tous (quoi de mieux pour confirmer l'impact de mon être-au-monde, que mon être redoublé?). Cela peut s'agrémenter d'ailleurs d'un nouveau coup de théâtre : je découvre que c'est moi le clone et lui l'être unique et original. Vous avez peut-être vaguement reconnu le film A l'aube du sixième jour, avec Schwarzenegger. On pourrait d'ailleurs imaginer bien d'autres scénarios avec la même structure logique approximative) 

 

   - Mais que fait-on au juste quand on philosophe? On se met à tenir le discours du détective. C'est sans doute l'aspect le plus paradoxal, mais aussi le plus typique du discours philosophique. Il a sa motivation dans le sentiment du philosophe de vivre une aventure extraordinaire, quasiment paranormale, qui se nomme exister. Mais ce discours se développe en neutralisant tout émerveillement né de l'existence. Pour ne prendre qu'un exemple, Heidegger, dans Sein und Zeit, tient un interminable discours de détective hitchcockien. Il prend fugitivement acte du foudroiement que provoque chez le Dasein son être-au-monde, son être-jeté. Mais les analyses phénoménologiques extrêmement denses du livre, qui visent à dégager les structures ontiques et ontologiques du sens d'être du Dasein, étouffent, pour celui-ci, tout émerveillement d'être.

   Notons que c'est bien dans ce segment de l'intrigue d'ensemble que se situe la partie la plus visible de l'oeuvre des philosophes. Ils écrivent en se tenant au mitan d'une intrigue fondamentale, sur un terrain réduit en quelque sorte. Cela nous permet de souligner la situation seconde de tout discours philosophique (il vient après le sentiment de l'extraordinaire, pour en camoufler le choc en quelque sorte).

 

   -Maintenant, qu'espère-t-on, qu'attend-on d'un discours philosophique? Notre schéma nous permet de conclure : on attend un coup de théâtre. Aucun grand philosophe n'a pu éviter d'écrire sans laisser au moins entrevoir une issue catastrophique de son oeuvre. L'extraordinaire (qui est, en son noyau, le sentiment déconcertant, traumatique d'exister) traverse l'oeuvre et vient frapper le texte, comme chez Hitchcock l'assassin traverse la cour, monte les escaliers et surgit dans l'appartement de Jeff.

   Nous devons ainsi concevoir le geste philosophique ("faire de la philosophie") comme coincé étroitement entre deux coups déconcertants, tâchant vaille que vaille d'y aménager sa possibilité. D'une part, le choc d'exister. Il s'agit là, pourrait-on dire, d'un choc entièrement subjectif, éprouvé par le sujet lui-même. D'autre part, le choc de l'existence. Cette fois c'est le choc lui-même qui traverse les écrits philosophiques et vient menacer le penseur qui s'en croit protégé. Il s'en croit protégé par son oeuvre même, sans réaliser que toute cette oeuvre le conduit à attirer le choc sur sa personne. Coup et contrecoup de l'existence. Le premier vient de moi, le second tombe sur moi.                               

source : 

http://philo.over-blog.com/article-fenetre-sur-cour-111493707.html

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