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"Blade Runner" (Ridley Scott, 1982)

Publié le 12 Octobre 2019, 22:21pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"Blade Runner" (Ridley Scott, 1982)

En octobre 1981, quelques mois avant la sortie de Blade Runner au cinéma, et peu de temps avant son décès, Philip K. Dick écrivait à l’un des producteurs du film, Jeffrey Walker : « The impact of Blade Runner is simply going to be overwhelming, both on the public and on creative people – And, I believe, on science fiction as a field ». Analyse du film culte.
Avant d’être le film culte et révolutionnaire qu’il est effectivement à ce jour, Blade Runner a d’abord été un échec, et avant cela encore, un ouvrage de K. Dick, souvent considéré comme mineur, publié en 1966 : Do Androids Dream of Electric Sheep ? Les œuvres de cet écrivain majeur de Science Fiction prennent place dans des univers complexes, perdus au milieu d’une infinité de mondes parallèles, aux temporalités contradictoires, où la réalité est manipulée, par une force supérieure, par la technologie, la drogue, ou encore les maladies mentales. Dick interroge avant tout le réel et l’humain.

Au terme d’une genèse chaotique, le Blade Runner de Ridley Scott, dont le nouveau titre est inspiré par un scénario de William Burroughs, sort donc en 1982. Échec critique et commercial à sa sortie, le film est réévalué au fur et à mesure de ces nouvelles versions, pour arriver en 2007, au « Final Cut », qui vient creuser encore les nombreuses thématiques qu’aborde l’oeuvre. Son histoire prend place dans un monde futuriste, post-apocalyptique : la faune a pratiquement disparu de la terre, et les humains sont invités à émigrer sur des colonies telles que Mars. Dans ce monde, les androïdes
aident les hommes dans leurs tâches quotidiennes, avant que les modèles les plus sophistiqués ne commencent à se rebeller. Face à eux sont engagés ceux que le film appelle « blade runner », pudiquement chargés de « retirer » ces êtres fabriqués à partir d’ADN humain, ni robots, ni clones : les répliquants.
Dans Blade Runner, le genre du Noir, tout en étant transfiguré dans un univers de Science Fiction, s’inscrit dans une tradition moderne visant à déplacer le propos de l’oeuvre policière, en laissant s’effacer l’enquête au profit d’un questionnement sur la notion d’humanité.

Avant tout, Blade Runner emprunte beaucoup des éléments construisant son univers au polar, aussi bien dans la construction que dans l’esthétique du film. De même, toujours dans cette continuité avec le genre du Noir, l’enjeu de l’identité est amenée ici au centre du questionnement construit par l’oeuvre, pour finir par devenir une quête métaphysique, questionnant la notion d’humanité.

LA TRANSPOSITION DU POLAR DANS L’UNIVERS DE LA SCIENCE FICTION
Blade Runner, par de multiples aspects, esthétiques, thématiques, ou encore structurels, peut être assimilé au genre du Noir, et ce pour le livre comme le film. Rick Deckard (Harrison Ford), le personnage principal, incarne dans l’univers futuriste de l’oeuvre, la figure classique du privé. Des mots même de R. Scott, c’est un nouveau Humphrey Bogart, convoquant par là même tout l’imaginaire filmique des films noirs américains des années 40. Comme dans de nombreux autres polars, Deckard est entraîné malgré lui dans une enquête dont il ne voulait pas la responsabilité (qui est d’ailleurs l’occasion d’une scène topique entre le détective aigri et son supérieur, autour d’un verre de whisky), pour finir par se retrouver transformé par une affaire dont les implications le dépassent. Ce personnage d’anti-héros en imperméable, fidèle à son modèle, alcoolique taiseux à la répartie cinglante, et accompagné par une femme fatale, Rachel (Sean Young), prompte à attirer les problèmes, s’engage dans la traque des coupables qui lui ont été désignés. C’est alors une structure commune qui permet le déroulement de l’action : la recherche d’indice, notamment à travers une technologie futuriste permettant d’explorer une photographie, pour y trouver ce qui y est caché, alternant notamment entre une exploration en deux et trois dimensions, puis la poursuite, possiblement après interrogatoire, des cibles. La machine va cependant s’enrayer, dès lors que le doute s’installe sur les identités.

Bien que Do Androids Dream of Electric Sheep ? prenne place à San Francisco, et non à Los Angeles comme dans le film, l’ouvrage présente la même vision d’une vie sur terre dégradée, après une « dernière guerre mondiale », qui semble avoir condamné la planète à la stérilité : « The morning air, spilling over with radioactive motes, gray and sun — beclouding, belched about him, haunting his nose; fire sniffed involuntarily the taint of death ». Blade Runner, cependant, va plus loin dans l’installation de l’univers autour de l’intrigue. La ville de Los Angeles, comme dans une vision exagérée et invariable du monde du film noir, est plongée dans une nuit pluvieuse perpétuelle, éclairée par les néons des immenses panneaux publicitaires. Plusieurs lieux mythiques d’un Los Angeles qui appartient au passé constituent les décors du film. On peut citer le Bradbury Building, innovant lors de sa construction, ici délabré et vidé de ces habitants, l’appartement de Deckard, inspiré par les motifs de Frank Lloyd Wright, ou encore le bureau de police, installé dans la gare Union Station. La mythologie de la ville est déplacée, le moderne devient ancien, les fonctions sont réassignées. À ces décors, comme au reste des bâtiments, sont greffés des éléments futuristes, métamorphosant l’image de Los Angeles, qui devient une ville vertigineuse où l’enjeu social devient plus que jamais lié à verticalité. C’est une cité surpeuplée, usée, à l’agonie, où vit dans les bas fonds une population cosmopolite, au carrefour entre l’Occident, l’Orient, et l’Asie, bien loin du sommet luxueux des buildings, notamment occupés par la Tyrell Corporation. Cette réactualisation futuriste de la ville, influencée notamment par le dessinateur français Moebius, fait du film l’un des pionniers visuels de l’esthétique cyberpunk, un rétro futurisme technologique et angoissant, accentuant la perte de repère qu’engendre la modernité d’un monde toujours plus difficile à saisir.

UNE ENQUÊTE OU UNE QUÊTE D’IDENTITÉ ?
Blade Runner s’inscrit dans une tradition moderne du policier, dans lequel l’enjeu se déplace : la résolution du crime et l’arrestation du criminel sont des dynamiques qui passent au second plan. Les coupables, quatre répliquants Nexus 6, sont dès le départ bien identifiés, et leurs noms comme leur visages sont connus. Cependant l’identité reste une question majeure, du fait de l’absolue ressemblance physique des répliquants et des humains, et de la potentielle présence de deux autres androïdes sur terre. Ainsi l’axe majeur du film se dessine vite : il s’agit de déterminer ce qu’est l’humain. « Have you ever retired a human by mistake ? », demande Rachel à Deckard avant que celui-ci lui fasse passer le test du Voight Kampf, qui doit déterminer la nature humaine ou artificielle du suspect. L’enjeu, pour le blade runner est réduit à cette simple question, à la délimitation entre l’humain et la machine. La ligne de fracture se situe au niveau de l’empathie : les répliquants seraient incapable de l’éprouver, au contraire de l’homme. Nous verrons plus tard que cette mince frontière va finir par s’effacer, voire s’inverser, pour finir par nous plonger dans l’ambiguïté la plus totale. L’androïde libre (puisqu’il s’agit d’androïdes présents illégalement sur terre, qui se sont soustraits à leur condition de servitude sur Mars) est coupable par essence, et doit être retiré, quoiqu’il ait fait. Batty est bien un meurtrier, mais Rachel, dont on apprend qu’elle est une répliquante, doit aussi mourir. C’est ce que Gaff dit à Deckard avant que celui ci décide de s’enfuir : « It’s too bad she won’t live ! But then again, who does ? ». S’engage alors un choix moral pour Deckard. Faut-il retirer les répliquants, qu’il perçoit, dans le livre notamment, comme des humains augmentés, à l’image de la cantatrice à la voix incroyable, Luba Luft, alors que son collègue blade runner, Phil Resch dépourvu d’empathie et de moralité, peut continuer de vivre ? Un jeu vidéo adapté du film, sorti en 1997 inclut cette dimension à sa dynamique de jeu. Il est offert au joueur la possibilité d’administrer le test du Voight Kampf, qu’il devra interpréter, pour finir par choisir, ou non de retirer le suspect, influant par là même sur le déroulé des événements.

Dans la continuité de ce questionnement sur l’humanité des personnages, le film, bien plus que le livre, construit un doute majeur autour de l’essence même de Deckard, renforçant encore la paranoïa qui anime l’oeuvre, traversée de doute et de faux-semblants. Peut-être est-il semblable à Rachel, un répliquant persuadé d’être humain, contrairement aux quatre autres échappés de Mars. Comme dans de nombreux noirs, le passé, sombre et refoulé, devient un enjeu majeur. Dans le cas de Blade Runner, ce passé ne pourrait être qu’artificiel, inexistant, implanté dans la mémoire de Deckard comme c’est le cas pour les souvenirs de Rachel, qui ne lui appartiennent pas. Le passé, n’est alors plus un refuge ou un danger, il devient hypothétiquement néant, et rejoint les éléments ambigus qui construisent l’interrogation sur la nature de Deckard. Dans cette optique d’analyse, les photos, faux témoignages de leur passé auxquelles s’attachent les androïdes, sont présentes en nombre sur le piano du blade runner, mais c’est surtout deux plans, absents de la version de 1982 qui pourraient priver Deckard de sa nature d’homme : la licorne qui lui apparait en rêve, et l’origami qui reprend la forme de l’animal mythologique, que Gaff dépose devant l’appartement de Deckard. Le personnage principal devient l’incarnation du doute métaphysique. Dans le prolongement de cette théorie, Deckard, retranché de l’humanité, accède pourtant à ce qui devrait caractériser ses créateurs, c’est-à-dire l’empathie. Il éprouve des remords, dans le film comme dans le livre, à retirer ces êtres, si semblables aux hommes.

Par bien des aspects, l’oeuvre de Ridley Scott simplifie la vision de Dick, réduit l’abstraction pour rendre son message plus intelligible : l’humanité a perdu son empathie, sa capacité à comprendre ses semblables. L’ouvrage quant à lui, est bien plus ambigu au sujet de la nature de Deckard, le film imposant des indices plus évidents. Dans Do Androids Dream of Electric Sheep ? Deckard est devenu Mercer, une forme de Sisyphe futuriste, qui entame incessamment le même voyage au sommet d’une montagne, et laissant le blade runner dans un état difficile à saisir, d’apaisement mystique face à l’absurdité du monde.

LE POLICIER COMME LIEU DE LA RÉFLEXION : « L’HOMME ET LA MACHINE »
Dans le livre en particulier, de nombreux thèmes et motifs sont abordés, comme les médias, présents superficiellement, avec l’ami Buster et le divertissement permanent, mais aussi l’écologie, avec la préservation des animaux dont Blade Runner ne garde que quelques traces. L’un des thèmes importants, et dont découle le problème d’identité, reste le progrès, et tout particulièrement l’un de ses produits : l’eugénisme. L’homme devient un créateur, qui réduit en esclavage ses machines, qu’on s’emploient pourtant à rendre les plus perfectionnées possibles : « More human than humain is our motto » déclare Tyrell à Deckard. Ces questionnements, au centre du livre aussi bien que du film ramènent inévitablement à d’autres auteurs de SF qui en ont fait leur thème central, comme Asimov, créateur des règles de la robotique, mais sont replacés dans ce contexte policier, tout en l’accompagnant d’une forte connotation religieuse, une mystique déplacée, souvent présente dans le polar. Tyrell, l’esprit à l’origine des répliquants, se substitue à Dieu, et Roy Batty (Rutger Hauer), sa plus éminente création, devient l’homme, renforçant encore l’analogie entre l’humanité et les androïdes, et permettant par là de reproduire le schéma de l’Homme se révoltant contre la fatalité, l’absurdité de la création. Batty veut rencontrer son créateur, veut comprendre pourquoi il doit mourir, avant de se retourner contre lui. Il s’affranchit de sa condition, en crevant les yeux du père, symbole de l’âme récurrent dans le film, et qui rentre dans l’enjeu de l’humanité des protagonistes. Ce même Batty finit par se crucifier métaphoriquement pour finalement se sacrifier pour Deckard, après la tirade mélancolique du « Tears in rain », dernière manifestation de la formidable humanité du répliquant.

Le lien qui doit unir l’humanité entre elle et dont le livre fait encore plus clairement un enjeu majeur, c’est donc cette capacité à éprouver de l’empathie, qui est censée caractériser l’homme, et le différencier des répliquants. Cependant, on assiste à un renversement. L’empathie des hommes est toute relative : ils exploitent ceux qu’ils créent à leur image, ont besoin d’une « boîte à empathie » pour se sentir reliés à l’humanité, ou encore d’un « orgue d’humeur » pour éprouver des sentiments. Dans le film, cette division passe par des comportements, les humains étant caractérisés par leur froideur, et les répliquants par une rage de vivre, de laquelle découle une possibilité d’identification pour le spectateur. Forme de lien dans cette dichotomie du vivant, des individus humains dégradés, retranchés de l’humanité, figurent dans l’oeuvre, comme John Isidore, dans le livre, un « spécial », que remplace dans le film J. F. Sebastian atteint par le syndrome de Mathusalem et dont la vitesse de vieillissement accrue le rapproche des répliquants. Deckard, selon les interprétations, peut rejoindre aussi ces personnages coincés entre deux statuts. Débarrassés de leur humanité, ces personnages sont aussi débarrassés d’une partie du mal qui peut habiter les humains. Le livre a une vision plus ambiguë : le mal est partout, dans chaque manifestation de l’humanité, comme si les répliquants, faits à l’image de l’homme, avaient avec eux nos tares. Se dessine pourtant une tendance : face aux humains et à leur adjuvants émotionnels technologiques, les répliquants s’humanisent, jusqu’au point du « Cogito ergo sum » auquel Pris fait référence : c’est l’éveil d’une conscience de soi, l’accès à des émotions, et par conséquent à une véritable existence.

Blade Runner est né de la conjonction de tout ce qui peut faire un grand film : une genèse faite de conflits, une redécouverte tardive, de grands acteurs, les effets spéciaux de Douglas Trumbull, ou encore une bande originale aussi remarquable que les visuels du films. Il est par ailleurs impossible d’évacuer cette dimension esthétique, qui a valu à Scott les critiques habituelles sur un formalisme trop évident : c’est pourtant la convocation de toute une tradition du film noir, fait d’une lumière purement artificielle, sculptant l’image et la morale des personnages qu’elle met en scène. Cette technique est mise au service de la diégèse unique du film, d’un univers paranoïaque dont on soupçonne toute la richesse du hors champ, et avant tout, caractéristique d’un état de l’humanité. Comme Le Grand Sommeil, ou Le Faucon Maltais, source évidente d’inspiration pour Scott, Blade Runner, et le roman dont il est issu, utilise la forme policière pour la réorienter vers des interrogations sur le monde contemporain, le monde de la perte d’identité, dissolue dans la masse, et en problématisant notamment ici la notion d’humanité, impossible à saisir, toujours ambiguë et réversible, en faisant de son personnage principal le lieu même de ce doute.

delarge

source :  https://www.doc-cine.fr/blade-runner-de-ridley-scott-analyse-du-film-culte/ 

 
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