Introduction / Problématisation
Les devoirs proviennent de différentes sources et institutions : traditions, morales, droits, religions, etc. Tous ont pour point commun d’expliciter un comportement à suivre ou, au contraire, à ne pas avoir. Ils nous enjoignent à être en conformité avec une règle qui délimite un périmètre d’actions possibles au-delà duquel nous ne pouvons pas aller.
A première vue, cette notion entre en contradiction avec celle de la liberté dans la mesure où le devoir vient généralement s’opposer à la première impulsion, l’envie immédiate, le désir qui nous anime auxquels on identifie couramment l’expression même de notre liberté individuelle.
Pourtant, cette conception de la liberté se révèle naïve et limitée au sens où être libre ne consiste pas tant à faire ce qu’on veut qu’à s’en donner réellement les moyens. Ce qui, comme on le verra, passe par l’intégration du devoir à notre processus de décision, et donc à sa reconnaissance.
Partie I.
Le devoir est par nature contrainte.
Si, spontanément, nous accomplissions nos devoirs, alors il n’y aurait…aucun devoir ! Logiquement, les devoirs existent, car, laissés à nous-mêmes, nous n’agissons pas comme le voudrait la coutume, Dieu, la famille, la collectivité, etc. Par définition, le devoir représente un empêchement, un obstacle placé sur la route de l’accomplissement d’un désir. Si ma volonté était naturellement et automatiquement conforme à la règle, alors il n’y aurait pas besoin de me l’inculquer sous la forme d’un devoir. Par exemple, quand je me suis habitué à suivre une règle au point de ne plus avoir à m’y contraindre, alors le devoir n’en est plus vraiment un. Par conséquent, le devoir implique toujours une forme de renoncement. Agir par devoir ou selon le devoir nécessite de renoncer à tout ou partie de sa volonté initiale et donc à sa liberté, entendue comme capacité à suivre son désir. À, littéralement, faire ce qu’on veut. Tout devoir représente donc une contrainte qui vient, de l’extérieur, limiter la libre disposition de soi et de ses volontés et déterminer nos actions.
Partie II.
La reconnaissance du devoir transforme la contrainte en obligation.
Seulement, il y a bien de la différence entre connaître et reconnaître son devoir. Dans le premier cas, je sais qu’un ordre, une consigne existent et qu’il me faut agir en fonction quoiqu’il m’en coûte en renoncement à mon désir. Dans le second, j’admets qu’au-delà de la limitation de ma liberté sur le moment, l’ordre est justifié par le fait qu’il contribue à rendre possible la vie en société. J’ai donc conscience de sa légitimité et donc de celle de l’autorité qui en est à l’origine (l’Etat pour la loi par exemple). Reconnaître un devoir, c’est toujours en admettre la légitimité et transformer la contrainte initiale opérée sur ma volonté en obligation. Je ne suis plus purement contraint par quelque chose d’extérieur, je me considère comme obligé par la loi ou la règle – même si, bien sûr, ça ne me plaît pas pour autant (auquel cas je ne subirai pas la règle comme un devoir !).
On s’aperçoit donc que la reconnaissance du devoir atténue l’impression de renoncer à sa liberté puisque, d’une certaine manière, je suis à l’origine du respect du devoir par le fait d’admettre son bien-fondé et sa nécessité. Si je ne suis pas l’auteur de la règle à proprement parler, j’adhère au fait qu’elle existe et cette adhésion contribue à déterminer l’action qui s’ensuit – même si c’est difficile et que, dans l’absolu, je préférerai ne pas y être soumis. Ce raisonnement est notamment à l’origine de l’instauration et de la conservation des libertés individuelles dans le cadre civique et politique : la liberté de tous passe par la limitation des libertés de chacun. A l’inverse, l’absence de devoirs reconduit chacun à un état de nature où la liberté théorique totale correspond à un état de soumission réelle de tous : chacun vivant dans la dépendance d’autrui qui représente, en l’absence de tout cadre, une menace et un danger permanent.
Partie III.
Il n’y a pas de réelle liberté sans obligation.
Cette réponse n’est cependant pas satisfaisante. Telle que définie, la reconnaissance atténue la portée du renoncement, mais ne l’annule pas. Il semble bien qu’elle entraîne quand même une perte « sèche » de liberté. À moins de montrer que cette liberté première n’en est pas vraiment une et qu’elle relève d’une vision naïve et illusoire de la chose. En effet, rien ne m’assure que je sois réellement l’auteur de mes volontés : ne suis-je pas, par exemple, en grande partie le produit de mon conditionnement social ? Rien ne me dit non plus que mon désir soit bien le mien. D’ailleurs, si ma liberté semble en première approche correspondre à l’expression de mon désir, qu’en est-il quand j’ai le plus grand mal à y renoncer ? Suis-je vraiment libre si je suis soumis à mon désir au point d’avoir toutes les peines du monde à le réfréner ? Ces questions mettent en lumière que la liberté n’est pas plus dans la capacité à écouter son désir qu’à posséder la force de le faire taire.
C’est justement à ce stade de la réflexion qu’on retrouve la question du devoir et de sa reconnaissance. Reconnaître son devoir, c’est considérer qu’idéalement on pourrait en être l’auteur. Or, Kant nomme autonomie la capacité à se donner ses propres règles et à les suivre. La liberté ne consiste donc pas à échapper à toute règle, à tout devoir, mais à se les donner et à y soumettre ses actes. Paradoxalement, nous gagnons en liberté à nous obliger : littéralement, nous nous lions à nous-mêmes, nous nous engageons envers nous-mêmes.
Conclusion.
Rien de plus difficile que d’être libre si être libre signifie faire ce qu’on veut. En effet, notre volonté initiale est parasitée par les désirs annexes qui surgissent au fur et à mesure de la réalisation du projet et de l’action. Elle est menacée sans cesse de se détourner de sa route par les découragements passagers, la tentation de la facilité, les envies d’échapper aux efforts nécessaires pour continuer, etc. Aussi, reconnaître ses devoirs contribue, en créant une obligation vis-à-vis de soi, à entretenir sa puissance d’agir.
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