Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ? On pourrait croire facile la réponse à cette question. Pourtant si l’on interroge un moteur de recherche, arrive tout de suite un flot de liens internet autour de la question « la diversité des cultures fait-elle obstacle à l’unité du genre humain ? ». Viennent ensuite des liens où se remarquent les mots « os » « maxillaire » ou « chromosome » qui réduisent l’unité du genre humain à l’unité physiologique des hommes (avec alors tous les aléas des croisements des souches humaines qui nous apprennent qu’elles ont laissé des traces perceptibles dans les différences du génome entre européens, africains et asiatiques). Viennent ensuite des sites où cette unité parait menacée par le transhumanisme, ou d’autres encore (et c’est plus surprenant) où il semblerait que le seul fait d’évoquer un progrès dans les domaines de la culture ou de la civilisation menacerait cette unité. Enfin, viennent les sites qui vouent à l’infamie quiconque se laisserait aller à utiliser le mot de race, comme s’il n’y avait pas de nombreux pays du « monde libre » qui font apparaitre cette mention sur l’état civil. On explique longuement que la notion de race n’a aucune base scientifique comme si nous n’utilisions pas quotidiennement toutes sortes de notions dont on peut dire la même chose.
En fait, il est bien difficile de trouver une réponse simple et claire à la question posée : une réponse qui soit autre chose qu’une proclamation –une réponse, surtout, qui embrasse toute la diversité humaine sans la nier, sans nier qu’il puisse y avoir du meilleur et du moins bon dans ce que les siècles ont accumulé, dans ce qu’ont fait, expérimenté ou imaginé les sociétés humaines au cours de millénaires.
Cette réponse est à chercher dans le sens de ce qui englobe les différences et les surpasse et non dans ce qui les permet et en fait des variations secondaires sur une base commune. Cela écarte d’emblée les réponses triviales et réductrices comme celle attribuée à Platon par Diogène le cynique et facilement moquée, selon laquelle l’homme serait un bipède sans plumes.
Pour nous, affirmer l’unité du genre humain, ce sera admettre implicitement que les différences des individus ou des groupes humains entre eux ou avec ceux des générations précédentes sont annulées par une communauté de nature plus large qui les dépasse et les englobe. Il s’agit de chercher cette communauté de nature non pas dans qui est avant les différences, mais dans ce qui au-delà de ces différences, dans ce qui les outrepasse et les englobe.
Je m’explique : la sélection des variations aléatoires dans le génome commun permet l’apparition de types humains différents qui sont le fruit d’une évolution dans des environnements différents. Si l’on fait l’analyse de cette évolution dans un sens rétrograde, dans un sens régressif, on constate que les souches humaines se sont détachées d’un ensemble plus large qui est celui des primates, puis avant l’apparition de l’embranchement des primates, on trouve celui des mammifères. Ainsi au terme de cette recherche, on ne trouve pas l’unité du genre humain mais l’unité du vivant. Le sens rétrograde n’est pas le bon.
De même si l’on s’en tient à ce qui est là maintenant, si l’on fait l’inventaire de toutes les ressemblances entre les hommes, la recherche va aboutir à constater qu’ils ont deux jambes, deux bras et nombres de traits communs dont l’un des plus importants est le langage. On considère que l’unité humaine est achevée et qu’une évolution future ne pourrait que la menacer. L’humanité serait alors un moment dans une évolution qui pourrait la faire se disperser en souches différentes. Ce point de rupture pourrait même être déjà atteint et les différences entre les cultures et les civilisations seraient telles que l’unité humaine n’aurait plus de contenu. Elle se serait brisée avec la sortie de l’homme de la nature.
Les deux voies envisagées, la régressive et celle qui voit dans la progression le risque d’une divergence, étant des impasses, nous sommes conviés à chercher une autre voie. Il s’agit de trouver une unité humaine que l’évolution ne brise pas mais, qu’au contraire, elle approfondit : une unité qui transcende les différences et même qui s’en enrichit. Une unité qui permettrait de dire que c’est parce qu’ils enrichissent leur humanité que les hommes sont différents, que la diversité des cultures, des civilisations et des langues est ce qui nourrit l’unité humaine et surtout de dire pourquoi il en est ainsi.
Je ne connais que deux pensées à partir desquelles on peut aborder cette problématique : le christianisme et le marxisme. Mais d’abord je vais faire un détour par Aristote pour qui l’humanité n’est pas unifiée car elle est faite de mâles et de femelles, d’hommes libres et d’esclaves.
Pour Aristote l’identité du genre humain fait problème car il est engendré par deux êtres disparates, le mâle et la femelle. Aristote résout la difficulté en attribuant au seul mâle la transmission de l’essence générique à travers le substance spermique. La semence mâle est seule à transmettre sa « forme » ou essence à l’embryon que la femelle ne fait que nourrir. Ainsi le mâle est le seul responsable de l’humanité de la progéniture et la procréation d’enfants mâle est la seule pleinement réussie par rapport à laquelle la procréation d’un enfant femelle est un écart, un échec.
Le deuxième obstacle à l’unité humaine est la division entre hommes libres et esclaves. Aristote distingue ici les esclaves par convention (à la suite d’une guerre par exemple) et les esclaves par nature. Ceux-ci se repèrent notamment à leur musculature massive et nouée adaptée au transport de charges lourdes, à leur silhouette courbée, quand l’homme libre a, lui, le corps haut et droit. Pour ces esclaves par nature, il est profitable et juste de subir l’autorité d’un maître. « Quand des hommes, écrit Aristote, diffèrent entre eux autant qu’une âme diffère d’un corps et un homme d’une brute », alors la subordination est naturelle. Le philosophe réfute par avance l’objection selon laquelle l’humanité de l’esclave empêcherait que sa condition soit naturelle. Ce serait tout particulièrement la présence de la raison en l’homme qui contredirait l’idée qu’il puisse être destiné à servir d’instrument. Aristote répond à cet argument en affirmant que la raison qui habite l’esclave par nature n’est en rien comparable à la raison de l’homme libre, car elle est d’un genre inférieur : il s’agit d’une raison qui ne s’exerce qu’en tandem avec la sensation et donne seulement à l’esclave par nature la capacité de saisir des catégories ; il ne s’agit pas, en revanche, de la raison à l’origine de la libre spéculation, et partant de la science.
Notons au passage que la distinction d’Aristote n’appartient pas seulement à l’histoire. Elle rebondit dans la modernité. Chez Nietzsche d’abord avec sa distinction des forts et des faibles. Ces faibles dont la morale est une morale d’esclaves. On la trouve aussi chez Hannah Arendt dans « la condition de l’homme moderne » sous la forme de la reprise de la division de la vita activa et sa division en trois modes : le travail auquel est voué l’animal laborans, l’œuvre propre à l’homo faber et l’action qui caractérise l’homme libre. On retrouve sous la plume d’Hannah Arendt le même mépris pour le travail que chez Aristote. Je ne cite d’un passage qui décrit l’animal laborans : « « il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer ». En clair c’est une brute !
Venons-en aux pensées qui introduise l’idée d’unité humaine et d’abord au christianisme. Je m’appuie ici sur la lecture de « la métaphysique des sexes » de Sylviane Agacinski.
La religion chrétienne sort du judaïsme dont elle garde les mythes. Elle se développe dans le monde romain lui-même nourri par la pensée grecque qui contestait l’unité humaine. Pourtant elle engage une rupture avec cette tradition. Saint Paul écrit, dans l’Epitre aux Galates : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». L’unité humaine est ainsi affirmée, seulement c’est une unité dans la grâce. C’est une unité dans la vie spirituelle. Elle n’engage pas l’abolition de l’ordre social et des dominations. Au contraire, elle laisse subsister telles quelles toutes les hiérarchies et toutes les entités traditionnelles, à l’exception de l’identité religieuse. Elle prône le respect de l’ordre établi, l’obéissance de l’esclave, le soumission de la femme et exhorte chacun à rester dans sa condition. La lettre de St Paul aux Colossiens dit : « vous les femmes, soyez soumises à vos maris, comme il se doit dans le Seigneur ». Avec l’abolition de la circoncision l’alliance privilégiée de Dieu avec le peuple d’Israël et plus spécifiquement avec sa part mâle, est abolie. C’est par la cérémonie du baptême, ouverte à tous, que s’abolissent dans la foi les différences. Le rite accomplit un dépassement spirituel de la condition humaine. Le baptisé meurt à sa vie passée et renait dans la communauté des chrétiens (c’est pourquoi il est plongé trois fois dans l’eau comme le Christ est resté trois jours sans sa sépulture).
Selon Sylviane Agacinski, le christianisme institue un double rapport au temps. Dans la temporalité historique, que St Paul appelle « le temps présent », les dominations persistent. Mais ce temps est court car le royaume de Dieu est proche. Au temps présent doit succéder « la fin des temps » où les différences s’abolissent effectivement. Plus précisément, c’est la condition dominée, la condition féminine, qui est abolie. Tertulien s’adresse ainsi aux femmes : « A vous aussi ont été promis pour ce moment-là la même substance angélique qu’aux hommes, le même sexe, qui vous garantissent le même pouvoir de juger »(1). L’unité humaine, préfigurée par le baptême, se réalise donc effectivement dans l’au-delà, après la fin des temps, dans un devenir mâle des femmes. Les femmes accèdent à un accomplissement qui n’appartenait jusque là qu’aux hommes. Il en va de même des autres dominations.
Au-delà de ses limites, retenons que le christianisme rend possible la pensée d’une unité humaine. Celle-ci fait son chemin. Elle passe par le droit naturel, les Lumières, les utopies. Elle se précise et se sécularise chez Descartes sous une forme que je voudrais, si j’en ai le temps, résumer en trois citations :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » Formule célèbre qui ouvre le Discours de la méthode, et se précise ainsi : « cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». En clair, pour Descartes, les différences des discernements que tout le monde observe sont purement accidentelles et contingentes. Elles sont de peu d’importance, car dit Descartes « pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes, ou nature des individus d’une même espèce. » En clair, l’homme est tout à fait homme ou il ne l’est pas. La définition de l’humanité ne souffre pas de degrés. Les différences n’opposent pas plusieurs humanités, mais certains hommes à l’intérieur d’une définition commune. Il y a donc une unité des hommes comme êtres de raison.
On trouve quelque chose d’approchant de nos jours chez Jacques Rancière quand il affirme l’égalité des intelligences. Pour Rancière, en effet, l’égalité n’est pas un effet produit ou une fin à atteindre mais une présupposition. Pour le maître ne s’agit pas de développer et de nourrir cette intelligence mais de l’émanciper. Tout ceci est développé dans le cadre d’une dispute avec Bourdieu et plus largement avec le marxisme. Nous pourrons y revenir mais passons à Marx.
Je m’appuie ici sur les textes des manuscrits de 1844.
Le texte des manuscrits de 1844 introduit dans la philosophie la catégorie du travail. Marx dit que le travail n’est pas seulement une production technique, qu’il n’est pas seulement un mode d’échange, pas seulement un processus économique, mais qu’il désigne la manière dont l’humanité se réalise elle-même socialement. Le travail c’est d’abord l’acte par lequel l’homme produit, c’est-à-dire prend la nature, la transforme et réalise un produit qui lui-même satisfait les besoins de l’homme. Nous voyons bien que le travail est d’abord production au sens d’une humanisation de la nature mais, dans le même temps, cette humanisation de la nature n’est pas seulement une manière de s’emparer de la nature, mais c’est une manière de la produire pour l’autre homme. Car toute production, aussi curieux que cela paraisse, n’est pas tout à fait travail. Pour pouvoir être travail, il faut que la production soit une production socialisée, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement que je produise pour moi mais il faut que je produise pour l’autre homme en tant que l’autre homme va donc tirer son existence vitale de mon travail et bien-sûr réciproquement. De ce point de vue-là, Marx explique, reprenant et réinterprétant Feuerbach, que l’animal lui-aussi produit. On a tout-à-fait tort dit Marx, de dire que l’animal ne transforme pas la nature. Il suffit de regarder les castors ou toute cette intelligence animale primitive pour savoir que les animaux transforment eux-aussi la nature. Ils font des réserves, ils sont capables de modifier le cours d’eau d’un fleuve ou d’une rivière pour pouvoir s’en servir etc. mais l’une des différences c’est que l’animal transforme la nature avant tout pour lui-même, pour son cercle immédiat, c’est-à-dire pour l’immédiateté de ce qui l’entoure, lui et sa progéniture. Il le fait en vue de ses besoins immédiatement sentis. L’homme, lui, est capable de transformer la nature non pas seulement pour ses besoins immédiats mais en général, universellement, pour tout homme. Et c’est pourquoi on va dire que le travail est un travail qui a en vue non pas seulement la transformation, non pas seulement la production, mais bien la socialisation. Travailler c’est faire en sorte que l’homme produise la vie de l’autre homme. Si tous les hommes s’arrêtaient de travailler, je mourrais. Imaginez, représentez-vous simplement l’ensemble des objets qui vous entourent, l’ensemble des énergies qui nous permettent de constituer notre existence immédiate, votre présent immédiat : vous voyez bien que si vous prenez la chaîne de tous les hommes qui ont travaillé pour vos vêtements, vos instruments etc. vous avez de loin en loin ou de proche en proche, comme on veut, la totalité de l’humanité résumée dans chacun de vos produits. Donc les produits sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même.
Je m’arrête ici pour bien insister sur cette dernière idée : les produits du travail sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même. L’humanité se produit elle-même. Je quitte ici les manuscrits pour dire qu’en se produisant elle-même l’humanité produit son unité. L’humanité est une car elle est son propre produit.
Seulement, et sans jeu de mots, c’est une unité en travail. Car le travail humain, dans la société capitaliste, comme dans toute société de classe, est un travail aliéné c’est-à-dire un travail dans lequel le travailleur est nié dans son humanité. Il est agi, son produit ne lui appartient pas, son outil de travail est le bien d’un autre. Un peu comme dans le christianisme, mais sur un tout autre plan, l’unité humaine ne s’accomplit que par le dépassement de la condition présente, dans un futur qui est l’aboutissement de notre temps historique.
L’unité humaine est à comprendre comme un processus, un développement de l’humanité dont je voudrais ici esquisser les grands moments.
1) Un tournant évolutif unique :
Ce processus commence avec l’apparition du vivant. Comme toutes les formes du vivant, l’homme est un produit de l’évolution des espèces. Seulement, il a pris dans cette évolution un tournant unique.
En effet, les êtres vivants se développent dans le cadre d’une compétition biologique et d’un affrontement avec le milieu. Cette lutte pour l’existence permet une sélection naturelle de variations organiques et d’instincts. Les moins aptes sont éliminés et les avantages biologiques sont sélectionnés. Dans cette lutte pour l’existence, la sélection des instincts sociaux et de l’accroissement des capacités mentales se sont avérés un avantage décisif. C’est ainsi que, du fait même de la sélection naturelle, s’est trouvé sélectionné une forme nouvelle de développement. Cette variation est caractérisée par le dépérissement des instincts individuels et par la sélection de leur opposé : la sympathie qui permet la protection des plus faibles. L’humanité est le groupe qui a réussi le mieux cette variation, le seul qui l’ait amené jusqu’à un point de rupture. L’humanité a développé le sens moral et la civilisation. Ces nouvelles dispositions du groupe humain permettent l’augmentation cumulative de son efficacité. Ces dispositions sont l’avantage cognitif et rationnel joint aux sentiments affectifs et au renforcement de l’altruisme et de la solidarité. Il y a, en conséquence, pour le groupe humain un dépérissement de l’élimination des plus faibles, une élimination de la sélection éliminatoire et une maitrise des conduites guerrières à l’intérieur du groupe. C’est ce que le président de la société Darwin en France, Patrick Tort, a appelé l’effet réversif de l’évolution.
Les conséquences de ce tournant évolutif sont immenses
L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. Celle-ci a nécessité et stimulé la capacité humaine à communiquer : le langage. Car travailler et coopérer exige de communiquer et de le faire toujours plus efficacement et avec grande souplesse d’adaptation. L’homme parle pour mieux travailler et peut mieux travailler parce qu’il parle. Il n’y a évidemment pas de langage sans pensée et de pensée sans intelligence. Avec le langage, la pensée humaine a pris son essor. Le travail, par le biais du langage est donc à l’originaire du développement de la pensée humaine (1).
Ce qui distingue aussi le travail humain de l’activité animale, c’est que, par le travail, l’homme accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus et à partir desquelles se pose la question de l’émancipation ou de l’épanouissement de chacun (question totalement étrangère au monde animal). Effectivement, chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. Le travail, facteur d’émancipation, est par là-même aussi facteur de division.
L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. Par le travail aussi l’homme modifie son environnement et s’affranchit ainsi de la dépendance au milieu. Il s’ouvre ainsi à la conquête de nouveaux milieux. Ce processus permet la dispersion humaine sur toutes les terres habitables et devient par là-même également facteur de division de l’humanité en sociétés distinctes qui se développent séparément en s’ignorant.
3) La position téléologique :
L’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée »(Marx).
Le travail humain a une seconde spécificité, c’est d’être indéfini dans son objet, dans ses buts et ses moyens. Marx, dans son ouvrage « Le capital » le présente ainsi : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.
4) Effet de la position téléologique sur la psyché humaine :
L’homme projette sur le monde sa position téléologique. Il a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il actualise et généralise le tournant évolutif altruiste en permettant le développement de la morale (de l’affirmation de valeurs). Il est une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux.
Ramener ce trait commun à toute l’humanité à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration (qui sont la base de toute religion), la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail. Cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. Elle s’affirme face à la mort par des rites. C’est pourquoi il n’y a pas pas une société humaine sans rites funéraires. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs et du sacré, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés. Cela a été mis en lumière par l’anthropologue Maurice Godelier qui affirme qu’ « fondement des sociétés humaines, il y a du sacré » … « ce qu’en occident on appelle le ‘politico-religieux ».
Le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire et du progrès. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Ils font de l’histoire et du progrès un trait propre à l’homme.
On comprend par-là que vouloir défendre l’unité de l’homme en niant le progrès et son corollaire qui veut qu’il y ait des cultures et des civilisations supérieures à d’autres, c’est nier ce qui fait la spécificité humaine en voulant l’affirmer. Parce qu’il accumule les produits de son travail (connaissance, transformation de la nature, outils et biens divers) l’homme ne peut que progresser. Chaque génération reçoit les acquis des générations précédentes et, par son travail, laisse à la génération suivante le produit de ses innovations et les fruits de son travail. Ceci est la base du progrès humain et le moteur de l’histoire.
On ne peut pas non plus contester l’unité du genre humain au prétexte qu’il est divisé en sociétés et cultures distinctes, qui s’ignorent ou même se combattent. Car nous avons vu que ces divisions sont le fruits du processus fondamental qui produit l’humanité par le travail. La division du genre humain est ainsi un produit de son unité fondamentale et non sa négation.
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lemoine001
source :
https://lemoine001.com/2015/10/16/quest-ce-qui-fait-lunite-du-genre-humain/
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