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"Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ?" (2)

Publié le 12 Septembre 2019, 08:05am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

"Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ?" (2)

suite de la partie 1

6) Les rapports sociaux :

Le travail permet aux groupes humains de se développer et d’être de plus en plus nombreux et dispersés. L’envers de ce processus, c’est effectivement la division. Les hommes n’ont plus de rapports directs les uns avec les autres. Ils se reconnaissent à travers les groupes auxquels ils se rattachent (et à l’intérieur desquels ils sont en relation directe les uns avec les autres). Le développement de l’humanisation est alors suffisamment accompli pour qu’on puisse parler « d’essence humaine » dans le sens donné par Marx à ce terme (VIème thèse sur Feuerbach). 

Les rapports entre groupes (et non plus entre individus) sont appelés des « rapports sociaux ».  Qu’est-ce qu’un rapport social ? En quoi les rapports sociaux sont-ils une spécificité humaine ?

La sociologue Danièle Kergoat donne des rapports sociaux la définition suivante : un rapport social se présente comme une « tension », un antagonisme, qui traverse la société et se cristallise autour d’un « enjeu ». Pour le dire en termes plus quotidiens, elle décrit le rapport social comme une opposition qui travaille la société, en dissocie les membres et les assemble en groupes opposés les uns aux autres. Cette opposition n’est nullement arbitraire ou personnelle mais a pour base des situations où des groupes ont effectivement des rôles à la fois antagoniques et complémentaires (des enjeux) cela du fait que la société est nombreuse et que la collaboration de ses membres n’est plus directe mais par l’intermédiaire de sous-groupes, que les tensions relatives à toute vie sociale ne peuvent plus être déjouées ou apaisées par des relations directes. Toutefois, les sous-groupes ne se perçoivent pas spontanément directement comme tels. Ils se constituent dans leurs interactions. Danièle Kergoat termine ainsi : « Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ». Cette définition insiste donc sur le fait que les groupes sociaux se forment du fait de la tension consécutive à l’apparition d’intérêts opposés. Elle nous dit que le rapport antagonique entre les groupes sociaux structurés par la tension dans le corps social est un rapport à la fois de complémentarité et de domination. L’antagonisme n’est personnel que pour autant que les individus sont assignés à un groupe social et s’y reconnaissent. L’assignation est consécutive au milieu social de naissance. Elle est renforcée par l’éducation mais aussi par des formes de contraintes voire de violence.

Il est clair à la lecture de cette définition que deux « enjeux » fondamentaux structurent toute société : la production et la reproduction. Autour de la question de la reproduction à la fois se crée la vie commune des hommes et des femmes, se pose la question du rapport entre les sexes (alors pensés comme des groupes sociaux) et se met en place la problématique de la domination masculine. Le rapport social de sexe évolue dans le temps en correspondance avec les autres rapports sociaux et en particulier avec le rapport induit par l’enjeu de la production. Il faut bien comprendre ici que le rapport social oppose des groupes pensés de façon abstraite (tous les hommes et toutes les femmes ou plutôt les hommes comme genre et les femmes comme genre). Il doit être bien distingué de la relation sociale qui est directe et personnelle et concerne un homme et une femme pris dans des relations affectives et désir. Le rapport social commande la forme de la relation sociale. Cela signifie que les relations entre hommes et femmes n’est pas la même selon la forme des rapports sociaux, que les institutions qui stabilisent ce rapport social (la famille, les rôles sexués) sont différents et évoluent avec les rapports sociaux.

7) Capacité à l’abstraction :

Selon Danièle Kergoat : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu ». Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne où chaque homme ne se sent pas différent de son semblable et où les échanges mobilisent toujours la sensibilité et l’affectivité et non une conscience réflexive. Les rapports sociaux sont en revanche des rapports distants qui ne sont pas vécus dans l’immédiateté ; ce sont des liens institutionnalisés et idéologisés qui mettent en rapport des groupes qui se différencient par leur position dans le rapport et qui par ce rapport se pensent comme groupe spécifique. Cette appartenance s’affirme à travers des symboles, des initiations et de façon toujours plus abstraite. En ce sens, les rapports sociaux sont la source de la capacité humaine à penser abstraitement. Cette capacité n’est pas innée mais s’est développée très lentement. Elle n’est pas atteinte et totalement réalisée chez tous les individus (ni à tous les âges – l’enfant doit faire personnellement le chemin vers la capacité à manier des abstractions). Néanmoins, cette capacité est en germe chez tout être humain normalement développé. Elle est une spécificité humaine que ne connait pas l’animalité.

La capacité à l’abstraction permet la consolidation d’institutions (famille, clan, chefferie) lesquelles évoluent avec le développement des sociétés et s’accompagnent du développement de symboles, de rites et de mythes justificatifs. Ce  processus permet le développement d’une pensée de plus en plus complexe et de modes de pensée.

8) Les modes de pensée :

Ce n’est pas briser l’unité du genre humain que d’observer que tous les hommes n’utilisent pas leur capacité à penser de la même façon. Ce qui est spécifique à l’être humain et fait son unité, c’est que les hommes ont une capacité à penser qui peut se développer, s’éduquer et se transformer et qui, de fait, s’éduque et se transforme.

La pensée de l’homme archaïque est une pensée visionnaire. Elle n’est pas une limite de son intelligence mais une forme de celle-ci. Homère (ou l’ensemble d’auteurs regroupé sous ce nom) n’était en rien moins intelligent qu’un homme moderne. Néanmoins, ses écrits sont en fait intraduisibles car sa pensée était une pensée comme vision.
Homère ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant.

Ce type de mode de pensée se retrouve dans ce que Claude Lévi-Strauss a appelé la « pensée sauvage ». Le passage à une forme moderne de pensée s’est fait graduellement. On peut en suivre l’évolution chez les présocratiques. Cela peut se vérifier en lisant la suite de mes articles d’octobre novembre 2014 faisant l’analyse des modes de pensée de différents auteurs. On voit d’ailleurs que le mode de pensée par vision n’est pas encore totalement surmonté chez un auteur comme Platon (dont on ne dira pas qu’il manquait d’intelligence).

Le mode de pensée par vision, ou pour les premiers australiens « le temps du rêve », était certainement celui des hommes qui ont produit les peintures rupestres. Celles-ci montrent les éléments de base de la vision, particulièrement celle nécessaire entre toutes pour la chasse (forme première du travail).

image 49) L’homme est l’être qui se donne et se proclame des droits.

Les rapports sociaux, fruits du processus fondamental producteur de l’humanité,   induisent des tensions dans les sociétés et entre les sociétés. Celles-ci ont besoin d’être stabilisées et apaisées. C’est le rôle des institutions qui distribuent les rôles et, du point de vue des dominants, voudraient les figer. Les institutions disent le droit (dans un sens large) de chacun. Elles s’appuient d’abord sur les mythes et les religions puis, quand les sociétés se complexifient, sur le droit.

Parce qu’ils sont réglés par le droit, les rapports sociaux quand ils sont déséquilibrés, sont contestés par le droit. C’est ainsi que l’humanité est l’espèce qui se proclame des droits.

De ce point de vue, les droits humains ne sont pas un fait contingent de l’histoire. Ils sont le fruit d’un trait propre à l’être humain : entrer dans des rapports sociaux, les stabiliser par le droit, et à cause de cela les contester sous la forme de proclamation de droits : les droits fondamentaux.

Parce qu’ils sont liés à ce trait spécifique humain, les droits fondamentaux sont réellement universels et fondés. Fondé signifie ici non pas avoir une source transcendante mais ne pas être un fait contingent de l’histoire, ne pas être le produit d’une initiative historique heureuse mais être une donnée nécessaire du développement humain (du processus dont nous esquissons les grandes lignes). Le fait que l’être humain se proclame des droits répond à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme.

10) Conclusion : l’unité du genre humain.

On pourrait m’objecter que si la proclamation de droits fondamentaux est un trait spécifique de l’être humain, l’unité du genre humain est loin d’être une réalité (ceci à la fois dans le présent et dans le cours de l’histoire). Mais cette objection n’en est pas une : elle confirme seulement, ainsi que je l’ai dit en préambule, que l’unité du genre humain n’est pas un fait mais un processus toujours en cours. Elle existe en tant qu’elle se construit et que nous la construisons toujours plus consciemment.

L’unité du genre humain ne peut se constater dans aucun musée, elle se fait et appelle à être parachevée. Elle s’est construite par une suite de ruptures, de sauts évolutifs, dont le premier est la sélection d’un instinct tourné vers l’altruisme qui a permis le travail et le langage, le progrès, la position téléologique et ses conséquences (religion et morale) ainsi que l’apparition d’une pensée complexe, abstraite et dont les modes évoluent. En parallèle l’augmentation numérique des groupes humains les a scindés en groupes sociaux distincts entrant en compétition et se donnant ou se proclamant des droits émancipateurs.

lemoine001

1 – « …. ‘est précisément la transformation de la nature par l’homme, et non la nature seule en tant que telle qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l’intelligence de l’homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature ». F. Engels – Dialectique de la nature  Éditions sociales p.233

source : 

https://lemoine001.com/2015/10/16/quest-ce-qui-fait-lunite-du-genre-humain/

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