Une forme noire, gigantesque, lévite verticalement au-dessus de la Terre. Les extraterrestres ont débarqué et n'ont pour l'instant montré aucune agressivité. A la demande des forces armées, Louise Banks, experte en linguistique, s'introduit avec des spécialistes au sein de l'un de leurs douze vaisseaux...
Dossier:
Premier contact : analyse sur le langage (4mn53)
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Comment réussir à se comprendre comme dans Premier Contact ? (podcast, 20 mn)
Par Sorbonne Université
Qu’est-ce que la linguistique ? Comment apprendre une nouvelle langue ? Pourquoi et comment le langage influence notre vision du monde ?
Le langage est le reflet d’une perception du monde. Dans « Premier Contact », de mystérieux vaisseaux venus de l’espace surgissent un peu partout sur Terre, et une équipe d’expert.es est rassemblée sous la direction de la linguiste Louise Banks afin de tenter de comprendre leurs intentions. Face à l’énigme que constitue leur présence et leur message mystérieux, comment vont-ils trouver des réponses et potentiellement sauver l’humanité ?
Les implications du principe de relativité linguistique dans « Premier contact » de Denis Villeneuve
(Toutes les considérations qui vont suivre s’appuient sur un article de Guillaume Lurson, enseignant de philosophie, sur « Premier contact » paru sur le site « Implications philosophiques » - Je vous en conseille évidemment la lecture intégrale puisque je vais ici me contenter de reprendre seulement certains éléments et d’en prolonger d’autres ou de les adapter à ce que nous avons vu du langage)
Guillaume Lurson insiste sur le fait que la langue des heptapodes est contraire en tous points aux langues humaines:
- Les signes circulaires émis par les heptapodes se dissolvent rapidement dans l’espace, contrairement à l’écriture humaine. L’écrasante majorité des langues humaines s’inscrivent dans des supports mémoriels, ce que Bernard Stiegler appelle les rétentions tertiaires, alors que les signes des heptapodes semblent émis dans l’esprit d’une compréhension instantanée.
- Nous écrivons ou nous parlons en partant d’un début et en progressant vers une fin, ce qui s’illustre parfaitement dans nos lignes d’écriture de gauche à droite ou de droite à gauche mais cela se fait nécessairement de façon « discursive » . Un discours se fait nécessairement sur le fond d’une discursivité, d’un écoulement linéaire. Que ce soit pour émettre ou pour comprendre, « nous prenons le temps », nous développons un énoncé d’un début à une fin.
- L’humain reproduit, distribue, interprète là où l’heptapode « énonce ». En fait, nous n’avons de cesse qu’à inscrire un message dans la durée, à en prolonger la trace alors que les heptapodes au contraire semble inviter Louise à régresser de ce qu’elle dit ou de ce qu’elle demande jusqu’aux conditions de pensée à partir desquelles elle l’exprime. C’est comme si la pensée devait moins se matérialiser dans des traces que se dématérialiser en remontant jusqu’à l’intuition d’où elle vient.
- La façon d’émettre des énoncés des heptapodes ne semble pas impliquer d’ambiguïtés, d’équivoques. Quand ils disent « use weapon » à Louise, il s’agit vraiment et simplement d’un outil mais les humains ne peuvent pas ne pas interpréter cela comme arme en plaquant une nuance guerrière dans ce qui, en réalité, n’en revêt aucune. La langue des heptapodes n’a donc pas de nuances. Elle dit ce qu’elle dit, sans arrière pensée ni subtilité.
Il faudrait se représenter une langue capable d’exprimer l’intention de l’énoncé par l’énoncé lui-même de telle sorte qu’aucune trahison ne soit plus possible entre la façon de dire et l’intention de dire. Quand nous voulons dire quelque chose, il y a toujours une marge de distance, de différenciation entre ce qui sera dit avec des mots et avec le vouloir dire. Cela ne sera jamais exactement pareil. La langue des heptatpodes doit être perçue comme de la pensée jetée telle quelle dans l’espace. Du coup elle ne s’adresse qu’à des entendements susceptibles de saisir une communication intuitive. Louise Banks est plus encore qu’une excellente linguiste, elle est une linguiste dont le très haut niveau de connaissances des langues humaine lui permet de viser un eu-delà de la langue elle-même. Les logogrammes des heptapodes sont bien les signes d’une langue mais en fait cette « langue » dans sa manifestation est celle d’une pensée « cosmique », de telle sorte qu’en fait nous ne savons plus vraiment « où » se passe la conversation des extraterrestres et de Louise quand elle monte dans le vaisseau. Cette perspective est très profonde, le temps que nous passons à comprendre ce qu’ils nous disent est un temps que nous passons à nous tromper, à rater le sens d’une pensée pure en passant par des instruments de rétention et d’interprétation. Regardant les cercles de leur dernier message, elle dit qu’elle comprend tout.
On retrouve ainsi le fantasme de la langue universelle telle que Leibniz en a formulée la possibilité au 17e siècle. Il s’agissait de créer des signes univoques algébriques et mathématiques tels qu’aucune erreur ou malentendu d’interprétation ne soit plus possible. Finalement les extraterrestres viennent sur terre en exprimant une langue qui sera étudiée par des langues humaines différentes et proposeront des interprétations différentes. Mais ce seront les mathématiques qui grâce à la récurrence d’un segment dans le schéma des cercles en arrivera au chiffre: 0,08333333333, c’est-à-dire 1/12e.
Cela ne signifie pas du tout que chaque vaisseau a transmis des informations complémentaires aux douze équipes humaines mais que ces douze équipes humaines en travaillant de concert vont nécessairement finir par toucher du doigt des caractéristiques communes de cette langue cosmique et intuitive.
On mesure ainsi tout ce que l’hypothèse de ce film doit à la thèse de Sapir et Whorf dans les deux sens du terme, à savoir en la reprenant et en la contredisant sur le fond. Elle s’accorde parfaitement avec l’idée selon laquelle notre perception du temps est entièrement linguistique, mais elle s’en distingue puisque le film explore la possibilité d’une langue universelle en un sens que même Leibniz ou Galilée n’avaient pas envisagé: parler d’une langue cosmique et intuitive serait plus conforme au scénario du film.
Une fois intégrée cette donnée fondamentale du film, on comprend mieux sa portée: les extraterrestres ne sont pas venus nous proposer une autre langue à comprendre mais un cadre de communication suffisamment en phase avec une intuition cosmique de l’univers pour que nos langues puissent à son contact se réévaluer principalement dans leurs défauts: linéarité temporelle et diversité. Le passage du fil qui se situe en 1:11:10 est déterminant. Abbott presse Louise de se rapprocher de la vitre et le jet d’encre délivre moins des logogrammes qu’un flash-forward. La question du but des heptapodes ou même du sens de « Weapon » ne se pose qu’à partir d’une conception linéaire du temps induite de nos langues indo-européennes. Le sens de nos questions d’humains est donc à reprendre quasiment à rebours du trajet de leur expression. Ce qui importe n’est plus tant ce que nous disons qu’à partir de quelle conception de la pensée nous le disons, sachant (Whorf a raison sur ce point) que cette pensée est structurée par notre langue. Visualisant mentalement sa prochaine fille, Louise comprend ou plutôt commence à comprendre le fond du message des heptapodes qui d’ailleurs est moins un fond, un contenu de message qu’une immersion totale sur la forme même d’une pensée et conséquemment de cette intuition pure d’une pensée cosmique. La langue des heptapodes provoque une « expérience cosmique »
Mais qu’est-ce que cela peut bien être: une expérience cosmique? Il faudrait envisager la possibilité de percevoir notre présence personnelle dans l’univers du point de vue de l’univers lui-même. Qu’il y ait « là » l’univers est une réalité que nous abordons, nous, avec nos langues respectives, comme « un » instant que nous situons immédiatement dans la ligne « discursive » d’un écoulement temporel avec des axes: passé, présent futur. Mais dés lors que nous n’abordons plus cette expérience d’un univers là de façon « discursive », alors tout étant « continu », il n’existe plus de rupture, ni d’instant fixe, figé ponctuel. Nous vivons la continuité d’une vie qui est tout ce qu’elle peut être à chaque instant parce qu’en réalité rien n'est discontinu et que tous les instants sont liés. Ce n'est qu'affaire d'inattention si nous, nous ne le percevons pas. Tout est simultanément passé présent futur. C’est finalement une question de « montage » et la comparaison avec le film est ici très éclairante. Nous sommes un peu comme un film qui n’aurait que la mémoire des images qui ont été projetées sans se rendre compte qu’il faut nécessairement qu’il existe quelque part le film entier (avec toutes les images à venir) pour que ces images passées aient été diffusées.
Guillaume Lurson écrit: « Nous distinguons entre passé, présent et futur, alors que les heptapodes perçoivent le déroulement des évènements dans leur simultanéité (1’38’’). En effet, la linguiste avait déjà remarqué que les « logogrammes s’affranchissent du temps » (54’’50’’’), soit du temps humain, découpé en périodes, soumis à l’hésitation et à la délibération. Cette simultanéité du temps conditionne également l’expérience cinématographique du spectateur qui comprend, à ce moment, la règle de construction du film, cette règle n’étant pas formulée, mais bien montrée dans l’immanence des images en mouvement. »
Louise comprend dans ces moments que ce qu’elle est s’explique par ce qu’elle sera, par ce qu’elle a à être, un peu comme l’une ou l’un d’entre nous se sent appelé à devenir ceci ou cela (orientation). Ce qu’on est actuellement se justifie parce que l’on est virtuellement comme si une coupe traversait une vie (la mienne) mettait soudainement en lien l’intuition claire de notre avenir avec notre présent parce que, de fait, l’un est le produit de l’autre mais pas dans le sens attendu (mon futur justifie mon présent). L’émergence de notre vie dans l’univers ne peut pas se comprendre autrement que de façon totale, globale, parce que sa déclinaison en passé présent futur n’est qu’une certaine façon de vivre linéairement ce qui est totalement. Louise est ainsi ce qu’elle aura toujours été, comme chacune et chacun de nous, sauf que nous l’ignorons, à cause de la nature linéaire de notre langue. Nous n’avons aucune intériorité, nous ne sommes que ça: cette vie UNE dans l’univers qui est déjà tout ce qu’elle sera, aussi vrai que l’univers est déjà TOUT. C’est cela qu’il nous faut prendre en considération: l’univers est une totalité instantanée que nous ne vivons pas comme ça du fait de la nature chronologique de notre perception. Si tout ne nous est pas donné d’un coup, ce n’est pas que tout n’existe pas simultanément, c’est que nous ne disposons pas de la modalité de perception adéquate. Les heptapodes si! Et c’est cette perception simultanée que Louise éprouve au fur et à mesure qu’elle laisse la langue intuitive et cosmique des heptapodes redistribuer les cadres de perception de sa propre vie.
Comme le dit excellemment Guillaume Lurson: « Cette contraction du temps révèle sa teneur cosmologique, irréductible à toute intériorité psychologique ». Nous ne pouvons pas ne pas être dans un univers à l’intérieur duquel « tout est dans tout », c’est-à-dire que tout s’y effectue toujours en totalité. C’est là ce que nous pourrions appeler une dimension ou une coupe de l’univers du point de vue de l’univers lui-même. Nous pourrions dire que c’est de l’objectivité pure. Mais dans cette coupe, nous, humains, avons adopté des langues qui ne nous permettent d’avoir de cette réalité objective qu’une perception linéaire, chronologique. Louise Banks perçoit des flashs dans lesquels s’effectue la simultanéité des plans au gré de la coupe universelle de l’Univers lui-même. En fait les heptapodes nous donnent les clés de ce que c’est que penser dans le monde du point de vue du monde même, et, dés lors, de ce que c’est que penser sa vie du point de sa vie totale, de sa vie même. Qu’est-ce que ça donne une pensée voire même un acte quand ce n’est pas « vous aujourd’hui » qui l’envisagez ou le déclenchez mais quand c’est votre vie TOUTE, entière globale?
Au-delà de tout ce que ce film révolutionne, c’est aussi une toute autre conception du « Moi » qui s’y livre, une conception dans laquelle il n’est plus rien de successif ou de chronologique qui s’insinue, une conception pour laquelle la question « moi mais à quel âge ? » n’a plus sens. Que vous soyez VOUS, totalement, c’est à la fois indiscutable mais finalement ça ne l’est que d’un point de vue cosmique, simultané. Et c’est à cette hauteur là qu’il faut juger le choix de Louise de donner naissance à une fille dont elle sait déjà qu’elle mourra à l’adolescence. C’est un choix Nietzschéen, sans aucun doute. La référence à l’Eternel retour est assez évidente. Louise dit « Oui » à une vie dont elle est inconditionnellement la totalité, l’éternité. Quoi que nous vivions, nous ne vivons que ça parce que c’est notre vie. Ce n’est que notre vie mais c’est l’éternité d’une vie « toute ». Et c’est ça la surhumanité: cet angle de vie non successif, non chronologique, atemporel d’une vie enfin vécue telle qu’elle est à chaque instant de ce qu’elle est au gré d’une coupe simultanée de sa réalité cosmique.
Conclusion
Il convient évidemment de ne pas accorder au film de Denis Villeneuve plus de poids philosophique qu’il ne peut en assumer, en tant que fiction cinématographique. Son intérêt, comme celui de toute oeuvre de Science Fiction est toutefois d’illustrer la possibilité d’un hors-langage radical, car finalement ce que les heptapodes utilisent comme moyen de communication est moins une langue qu’un cadre de pensée rendant effectif une intuition pure du cosmos. Ce que disent ces cercles est moins une succession d’énoncés visant à être analysés que les clés ouvrant les portes d’une perception simultanée.
Tout ce que nous avons décrit comme constituant les langues humaines est donc contredit par cette expression sémasiographique dont on ne sait pas vraiment à qui elle s’adresse d’ailleurs. C’est comme si les heptapodes signalaient à une partie de l’univers défectueuse comment se remettre à l’endroit, à l’unisson de tout ce qui vit, de tout ce qui « est ».
source :
https://labophilo.blogspot.com/2021/02/terminales-123-cours-sur-le-langage.html
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