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"Premier contact" (D. Villeneuve, 2016) : le « principe de charité » (Quine)

Publié le 23 Septembre 2019, 07:36am

Catégories : #Philo & Cinéma

"Premier contact" (D. Villeneuve, 2016) : le « principe de charité »  (Quine)

Le « principe de charité » est une notion philosophique qui apparaît chez Willard van Orman Quine (1908-2000), figure majeure de la philosophie américaine du vingtième siècle (« l’un des très rares philosophes de ce siècle qui méritent la qualification de grand » selon les mots de Gilles-Gaston Granger), dans son livre Le mot et la chose (1960). Ce principe décrit l’attitude humaine que l’on doit avoir face à des êtres qui parlent une langue étrangère a priori totalement incompréhensible, ou bien (c’est une variante) peu compréhensible mais totalement illogique. Que devons-nous leur prêter pour les rendre intelligibles, pour que nous les comprenions ? Le principe de charité renvoie donc à l’altérité de l’autre, ce en quoi il est différent (ou radicalement différent) de moi.

Face à ce qui paraît illogique ou irrationnel, la tentation est en effet grande de croire que ces êtres sont privés de raison et de les disqualifier en tant qu’êtres pensants. Ce serait une grave erreur du point de vue humain, nous dit Quine. Il s’agit en effet de ne pas présupposer que ces êtres sont irrationnels parce que leur mode de raisonnement ne correspond pas au nôtre. Il s’agit au contraire de faire preuve de charité, dans l’exacte mesure où l’on doit chercher à dépasser les apparentes contradictions de la langue étrangère pour accéder à la logique de l’autre dans sa propre langue. Cela nécessite une attitude à la fois humaine et intellectuelle, ne pas projeter sa propre rationalité sur le raisonnement de l’autre, ne pas projeter sa propre logique sur la logique de l’autre. Dans la tradition judéo-chrétienne, le principe de charité enjoint d’aimer l’autre comme soi-même. Ici, dans la version quinienne, c’est davantage une application de ce principe très général au domaine de l’intellect : il s’agit de comprendre l’autre comme nous-mêmes, avec nos critères de vérité et de raison. Dans la tradition judéo-chrétienne, la charité renvoie aux vertus déontologiques (éthique de l’action : faire que l’agir soit bon) ; dans la version quinienne, le principe de charité renvoie aux vertus épistémiques (éthique de l’intellect : faire que l’intelligence soit bonne). Le principe de charité quinien revient à devoir choisir l’interprétation la plus favorable à l’interlocuteur.

Une autre manière de présenter le principe de charité consiste à dire qu’il s’agit de sauver, chez l’autre, ce qui est évident pour lui alors que cela ne l’est pas pour soi. Il faut se convaincre que l’apparente contradiction logique chez l’autre (voire même son apparente stupidité) est moins probable qu’une mauvaise traduction ou, dans le cas où il parle la même langue, qu’une divergence linguistique (Le mot et la chose, 1960, tr. fr. Flammarion, 1977, rééd. Collection « Champs », 2001, p. 101). En cela, le principe de charité enjoint de suspendre son jugement rationnel pour s’approcher de l’intérieur du jugement de l’autre. En cela, le principe de charité est actif.

Ce qui intéresse Quine, c’est la traduction et son rapport avec le sens des choses, leur signification. Le principe de charité est conçu dans un cadre imaginaire de traduction appelée radicale, c’est-à-dire « la traduction de la langue d’un peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation » (p. 60). L’intérêt de cette démarche poussée à l’extrême, c’est qu’on n’a rien à quoi se raccrocher, du point de vue de sa propre raison, pour tenter de comprendre la raison de l’autre. Quine ajoute donc que « la tâche de la traduction radicale n’est pas entreprise en pratique sous sa forme extrême, parce que l’on peut toujours recruter l’une ou l’autre chaîne d’interprètes parmi les habitants voisins des archipels les plus éloignés. Mais on s’approche d’autant plus du problème que les secours apportés par les interprètes sont plus pauvres. » Dans la traduction radicale, il n’y a aucun secours d’interprète. C’est une situation imaginaire car, sur Terre, on pourra toujours trouver des « chaînes d’interprètes » qui relient les populations entre elles. Aussi on ne pourra jamais rencontrer le problème de la traduction dans sa forme extrême. Mais le problème de Quine peut être imaginé dans le cadre de la science-fiction. Des extraterrestres cherchent à entrer en contact avec les humains. Il n’existe dans ce cas aucune « chaîne d’interprètes » possible.

C’est exactement la situation décrite dans l’extraordinaire film de Denis Villeneuve, Premier contact (2016), remarquable adaptation cinématographique écrite par Eric Heisserer de la nouvelle L'Histoire de ta vie (Story of Your Life) de Ted Chiang (né en 1967). Cette étonnante nouvelle a reçu en 1999 deux prix prestigieux du genre, le prix Nebula (l'œuvre de science-fiction jugée la plus novatrice de l’année) et le prix Theodore-Sturgeon (attribué à la meilleure nouvelle de science-fiction de l'année).

Le « Premier contact » est celui qu’on attend après l’arrivée sur Terre de vaisseaux d’origine inconnue, suspendus au-dessus du sol terrestre. Douze vaisseaux en forme de coque de 450 mètres, tels les douze apôtres ou les douze tribus d’Israël, sont arrivés de l’espace et flottent au-dessus de douze lieux, onze pays et une mer (États-Unis, Venezuela, Groenland, Royaume-Uni, Sierra Leone, Soudan, Russie (Sibérie et Mer Noire), Pakistan, Chine, Japon, Australie). Mais le premier contact se fait attendre. Les vaisseaux flottent au-dessus du niveau du sol et rien n’en sort d’autre que des sons mystérieux, aussi opaques à l’oreille que les coques des vaisseaux le sont à la vue. On enregistre ces bruits. Les humains vont alors comprendre que ces sons étranges sont en réalité des paroles dites par les extraterrestres dans leur propre langue. Mais comment comprendre cette langue étrangère puisque aucune « chaîne d’interprète » n’existe ? Nous nous trouvons ici exactement dans le contexte de la traduction radicale de Quine, que le cadre de la science-fiction permet d’explorer pleinement, faisant de la science-fiction un matériau utile pour penser des problèmes contemporains en les présentant de façon extrêmement suggestive grâce au décalage produit par le choix de l’imaginaire. Dans une interview récente, Denis Villeneuve explique que la science-fiction « nous permet d’aborder des thèmes existentiels de façon dynamique, de nous projeter dans le futur, d’envisager une technologie qui n’est pas encore à notre portée, d’entrer en contact avec cet inconnu qui [me] fascine par les questions qu’il pose et les vertiges qu’il provoque » (Journal du Dimanche, 1/10/2017, p. 37).

Tout l’intérêt du film de Denis Villeneuve est qu’il recycle le thème rebattu de l’arrivée d’extraterrestres en centrant la narration sur le problème de la traduction, c’est-à-dire de la compréhension des « autres » (ici le mot anglais « alien »). Si le thème du langage a été traité dans plusieurs romans de science-fiction, il est d’ailleurs curieux que, jusqu’à présent, aucun film de science-fiction n’ait présenté cet aspect technique de la rencontre, la traduction. A priori, il n’y a aucune raison que des extraterrestres puissent comprendre les langues humaines, ou réciproquement. En mettant très intelligemment en situation cette problématique par un récit subtilement construit, le film de Denis Villeneuve permet d’accéder aux enjeux philosophiques portés par la question de la traduction, et donc de la manière dont on considère l’autre face à sa propre logique. Pour autant que joue « le principe de charité. » Mais pour imaginer que l’autre est intelligible, ne faut-il supposer qu’il nous est, d’une certaine manière, semblable ? Et en quoi ? On voit comment la question de la traduction pose celle de l’altérité. Comme le pose bien Isabelle Delpla (Quine, Davidson. Le principe de charité, 2001), la charité ne risque-t-elle pas d’éclipser l’altérité de l’autre en présupposant une logique en accord avec la nôtre ?

Après une première séquence sur laquelle on reviendra, le récit commence lorsque le colonel Weber de l’armée américaine (Forest Whitaker) arrive dans la maison de la linguiste Louise Banks (Amy Adams) pour lui demander de rejoindre la base temporaire du Montana près de laquelle se trouve, en suspension, une coque extraterrestre. Le dialogue initial pose la problématique du film : « Dr. Banks, tout le monde vous considère comme la référence en matière de traduction. Je dois vous demander de traduire quelque chose pour moi. » S’ensuit l’écoute d’un son a priori totalement incompréhensible. Ce dialogue initial met en situation le problème de Quine : « la traduction de la langue d’un peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation. » La demande du gouvernement américain, que relaye le colonel Weber, est simple : « Il nous faut des réponses dès que possible. Ce qu’ils veulent. D’où ils viennent » et surtout « Comment peut-on s’assurer de leurs intentions ? » Puis Louise Banks part en hélicoptère vers la base du Montana où une équipe est déjà installée, pour entreprendre la démarche de contact avec les extraterrestres. Pendant son trajet, elle fait la connaissance d’un physicien, Ian Donnelly (Jeremy Renner), qui a rejoint l’équipe pour le versant « scientifique » de l’exploration.

L’équipe pénètre dans la coque extraterrestre (superbes images de Denis Villeneuve) où a été aménagée une baie vitrée qui sépare les créatures étrangères des humains. Les extraterrestres apparaissent sous la forme de grandes pieuvres à sept membres (des heptapodes), à la fois impressionnants et familiers. Il apparaît rapidement qu’il n’est pas possible de communiquer oralement avec eux. Mais leur écriture semble accessible. Ils ont en effet deux langues : une langue parlée (ou « heptapode A ») et une langue écrite (ou « heptapode B »). Ils écrivent en projetant une sorte de jet d’encre sur la paroi vitrée que les humains peuvent ensuite lire par transparence, un peu comme sur un écran vidéo. Ce qu’ils projettent est très déroutant : des formes qui ressemblent à des cercles sur lesquels des variations de motifs existent. Il s’agit donc de pouvoir déchiffrer puis traduire l’heptapode B. Le contact est établi entre les humains et les heptapodes : « On a enfin fait connaissance » dira Louise Banks.

Le contact est établi entre les humains et les extraterrestres (capture d’écran)

Elle commence à travailler sur un dictionnaire. Assez vite, elle comprend que la signification de chaque cercle dépend de l’ensemble des autres cercles. Mais, réciproquement, un cercle peut signifier une phrase complète et complexe. D’autre part, retirer un seul cercle change le sens de toute la phrase. Commence alors le travail de traduction, jusqu’au moment où on peut enfin proposer une traduction d’une phrase des extraterrestres : « offrir armes. »

Le dictionnaire de l’heptapode B (capture d’écran)

L’affaire prend alors une tournure internationale dramatique. Les équipes homologues de la base américaine de Montana dans les autres pays en concluent que les extraterrestres ont des intentions belliqueuses, ou qu’un seul des pays recevra des armes : « on est peut-être à la veille d’une invasion mondiale. » Petit à petit, les autres pays coupent le contact avec la base américaine, chacun préparant une riposte armée. En tête de ce mouvement se trouve la Chine, qui décide de détruire les coques extraterrestres au risque de déclencher un conflit mondial. Simultanément, dans plusieurs pays du monde éclatent des émeutes pour protester contre l’impuissance des gouvernements face aux vaisseaux de l’espace. A ce moment du film, où la tension est extrême, la question de la traduction réapparaît. Louise Banks explique au colonel Weber : « je ne suis pas certaine qu’ils sachent faire la différence entre une arme et un outil. » Pour Louise, le mot « outil » est une autre traduction possible de la phrase extraterrestre. Mais, en suggérant que la bonne traduction du mot mystérieux est « outil » et non « arme », Louis Banks applique exactement le principe de charité au sens de Quine : choisir l’interprétation la plus favorable à l’interlocuteur.

La crise due aux extraterrestres  (capture d’écran)

Quel outil est donc cette étrange langue ? La clé va être trouvée par le physicien Ian Donnelly. Extrapolant le principe de Fermat à l’heptapode B, principe selon lequel on peut étudier la propagation de la lumière et le trajet des rayons lumineux sans se soucier du sens de propagation (passé-futur ou futur-passé), Ian Donnelly comprend alors que la langue écrite des heptapodes permet de visualiser des moments différents du temps, dans le passé ou dans le futur. Ainsi s’explique la raison pour laquelle les extraterrestres disent aux humains « offrir outil. » Le langage heptapode B révèle alors l’ampleur de sa particularité : c’est un outil qui permet de de déplacer le long d’une ligne temporelle dans les deux sens, en avant et en arrière, dans le passé et dans le futur, une langue qui permet d’appréhender le temps comme un tout et non plus comme un écoulement linéaire. Lorsqu’on se met à penser en heptapode B, le temps s’aplatit et la totalité des événements se déploie visuellement devant soi. On navigue dans le passé ou dans le futur. La suite du film l’explicitera directement : l’heptapode B fonctionne comme un « ouvre-temps » selon les mots mêmes que l’un des extraterrestres dit à Louise une fois qu’elle aura réussi à traduire le langage heptapode. Le principe de charité a fonctionné : choisir l’interprétation la plus favorable à son interlocuteur a permis d’accéder à la vérité de ses propos.

Dans une conversation nocturne sous la tente militaire, Ian Donnelly explique à Louise Banks la thèse dite de Sapir-Whorf. Les linguistes et anthropologues Sapir et Whorf, dans les années 1930 et 1940 à partir de leurs travaux sur les langues amérindiennes, imaginèrent que le langage représentait une porte d’entrée dans la culture, selon laquelle la langue que nous parlons façonnait notre cerveau et donc la représentation que nous avions du monde. La langue avait pour fonction de structurer la pensée. La radicalité de l’heptapode B apparaît alors : cette langue permet à celui qui le parle de s'exprimer en même temps pour toutes les époques — une extension extrême de l'hypothèse de Sapir-Whorf — plutôt que de s’exprimer comme la plupart des humains, dont la pensée dépend du temps qui s'écoule. Ian demande à Louise : « Est-ce que tu rêves dans leur langue ? » Car si c’est le cas, alors on « voit » directement dans le futur. Louise comprend alors que le langage « heptapode B » lui permet d’avoir des « pré-visions » d’événements futurs non encore advenus. Alors s’éclaire la séquence d’ouverture du film qui montrait Louise avoir une sorte de « flashbacks » sur son passé avec sa fille adolescente qui allait mourir d’un cancer. En réalité, il ne s’agit pas de « flashbacks » mais de « flashforwards. » Louise en a la confirmation à un moment du dialogue avec l’un des extraterrestres qui lui dit qu’elle peut désormais voir le futur. La traduction radicale a conduit à la clairvoyance radicale.

Cette faculté de pré-vision du futur qui lui est donnée par la pratique de l’heptapode B va lui permettre d’éviter le déclenchement d’un conflit mondial qui serait dû à l’attaque chinoise contre le vaisseau extraterrestre. Dans une vision, elle « voit » la scène future où le général en chef de l’armée chinoise la remercie de l’avoir appelé sur son téléphone portable personnel pour lui dire les mots que sa femme avaient prononcés juste avant de mourir, mots qui décident les chinois à renoncer à attaquer les vaisseaux. Ces mots, qu’il lui répète, sont ceux qu’elle lui prononce lorsqu’elle l’appelle au moment de la crise extraterrestre, mais situés à deux moments différents du temps. Il y a dans cette scène la boucle temporelle classique de la science-fiction et les paradoxes qui y sont associés. Dans une très belle scène finale, on comprend que Louise Banks est devenue la spécialiste mondiale de l’heptapode B, dont elle a fait un dictionnaire de référence, présentée au cours d’une cérémonie où, justement, le général chinois qui cherchait à la voir lui dit les mots qu’elle lui répétera au téléphone quelques années plus tôt.

Enfin cette faculté de parcourir sa vie dans les deux sens (présent-passé et présent-futur) est aussi à l’origine d’une grande souffrance. A l’issue de la crise extraterrestre, Louise et Ian vont se marier et de leur amour naîtra une fille, celle-là même dont le début du film montre qu’elle va mourir d’un cancer adolescente. Louise appelle sa fille Hannah, prénom qui se lit dans un sens ou dans l’autre (un palindrome), dans le sens début-fin ou fin-début. Le choix de ce prénom reflète évidemment la réversibilité de la lecture que Louise peut faire de son existence, dans les deux sens. Mais Ian sait que Louise savait que leur fille mourrait, en raison de ce qu’elle a appris en parlant l’heptapode B. Il lui reproche d’avoir accepté sa naissance connaissant sa fin, et ils se séparent. Elle se retrouve seule. La clairvoyance radicale, fruit du principe de charité, s’est retournée contre Louise.

La vie aurait-elle un sens « bon » ?

christian walter

source :  https://www.philomag.com/blogs/la-vie-aux-hasards?page=1

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