Chacun sait bien ce qu'est la liberté : faire ce qui nous plaît, pouvoir agir en fonction de nos propres désirs, sans que rien ni personne ne nous en empêche. Le petit enfant comme le grand peuple savent l'importance de cette indépendance, et luttent contre les causes extérieures qui modifient leur existence malgré eux. Cependant l'homme vit dans un monde — avec sa consistance et ses lois propres —, et avec d'autres hommes — qui ont eux aussi leurs volontés. L'idéal d'une indépendance absolue paraît alors irréaliste, et doit laisser place à celui d'une liberté relative.
Chacun doit mener au mieux sa barque parmi les contraintes de l'existence, tracer son chemin en tenant compte des résistances que rencontrent ses désirs. Si les contraintes étaient le seul obstacle à la liberté, ce premier effort, où le bon plaisir doit apprendre à transiger avec le réel et autrui, serait suffisant.
Mais l'homme doit encore remettre en cause la valeur de ses propres inclinations, qui peuvent être l'effet d'instincts inconscients ou d'influences extérieures non perçues. Certaines contraintes pourront alors paradoxalement être émancipatrices, si elles aident l'individu à se détacher de sa spontanéité sous influence.
I. L'opposition immédiate de la contrainte et de la liberté
A. La compréhension ordinaire de la liberté
1. Définition liberté = indépendance mes actions ne sont déterminées par rien ni personne d'autre que moi ; capacité d'agir comme bon me semble ; désirs -> réalité ; je suis cause de mon existence.
2. Exemples
a) vie courante sortie d'école: libérés à 16h30; "quartier libre"; "on est libre, il n'y a pas les parents" ; majorité: enfin libre de sortir le soir, de conduire... ; devant un reproche: "je suis libre, je fais comme je veux!".
b) histoire et politique — pays libéré de l'occupation ennemie; respect de la souveraineté des États, de la faculté des peuples à l'autodétermination. — dictature, totalitarisme ≠ pays libre : État de droit, démocratie, respect de la vie privée ; droits de l'homme : liberté de circulation, d'expression, de conscience, d'association... interdiction de l'esclavage, condamnation de la guerre d'agression... —> le respect de la liberté individuelle et de la liberté des peuples est un des fondements de notre civilisation occidentale moderne.
B. La contrainte comme limitation ou suppression de la liberté
1. Définition qqc que je subis, qqc d'extérieur à ma volonté, qui gouverne mon existence ; étymologie : constringere —> contenu par des liens ; mon existence est l'effet de causes extérieures à ma volonté ; déterminisme ≠ liberté µ
2. Distinctions
a) nature de la contrainte - autrui impose des contraintes au sujet - mais plus largement le réel
b) radicalité de la contrainte - celles qui portent sur les moyens, ou les conditions de l'action : contrainte de temps, contrainte économique, contrainte technique... - celles qui portent sur les fins, les actions elles-mêmes "j'agis sous la contrainte", "contraint et forcé": je suis le simple exécutant d'une action que je n'ai pas moi-même voulue ex.: contrainte physique, mais aussi menace, chantage... —> Les contraintes paraissent être l'opposé absolu de la liberté.
II. Liberté absolue ou liberté relative ?
A. L'indépendance absolue : une utopie solipsiste. Critique de la compréhension ordinaire de la liberté, si elle n'est pas limitée, relativisée. idéal d'indépendance absolue : absolument irréaliste et égoïste être seul au monde ... et même sans monde pour me résister.
Dans cette conception, sont ennemis : - le monde, dont l'objectivité, la matérialité me résistent ; - autrui, dont la volonté peut différer de la mienne et y faire obstacle. Cette vision n'est pas tenable, ni enviable. C'est un rêve triste, un cauchemar. Que serait la vie sans rien à découvrir, à rencontrer ? —> Existence nécessaire et désirable du réel et d'autrui : ce qui s'oppose à mon désir est aussi ce qui le rend possible.
"La colombe légère qui dans son libre vol fend l'air dont elle sent la résistance pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide" (Kant, Critique de la raison pure, Introduction, III). —> la liberté ne peut se définir comme indépendance absolue, absence de rencontre avec l'altérité, l'extériorité. On ne la définira donc pas comme absence de contraintes, mais comme faculté de réagir de façon appropriée face aux contraintes, au donné, à la vie.
B. La liberté face à l'altérité.
1. Finitude de l'homme seul dieu est causa sui ; bien des chose échappent au pouvoir de l'homme, son existence sera toujours déterminée par des causes extérieures, les lois du monde matériel, et le comportement des autres hommes.
2. Une liberté à la mesure de l'homme ne signifie pas que la liberté n'existe absolument pas (vision religieuse pessimiste, du jansénisme par exemple) ; solution médiane, entre l'illusoire liberté absolue et l'abandon de notre responsabilité, la démission confortable ; —> responsabilité morale : comment préserver et accroître cette liberté relative : garder une part d'indépendance, de choix, malgré les contraintes ? cela dépend de mon attitude face aux contraintes
a) face aux contraintes portant sur les moyens, ou conditions de l'action la connaissance des contraintes qui s'imposent à moi me permet d'en tirer le meilleur parti ; la connaissance des lois du réel, lois scientifiques pour l'ingénieur, propriétés du matériau pour l'artisan, permet d'atteindre le but recherché, la liberté de la création; le grand artiste n'est pas celui qui se plaint de la résistance du réel au génie de son imagination, c'est celui qui sait faire avec les contraintes de temps, d'argent, etc. la connaissance des hommes permet au bon diplomate, au bon politique, de parvenir à ses fins, alors que la belle âme, qui voudrait que tout le monde soit beau et gentil, ne conçoit que des utopies sans aucune possibilité de réalisation mais la connaissance ne suffit pas, il faut encore le courage, la détermination
b) face aux contraintes portant sur les fins : - préserver une part d'indépendance (retrait, prudence, compromis,"se faire oublier") ; - se réfugier dans l'ultime liberté, celle de l'esprit (mais à discuter : propagande, conditionnement, etc...) ; - résister : toujours possible car notre liberté est irréductible, si l'on accepte d'y mettre le prix (en dernier recours, la mort) : Sartre ; les stoïciens ; Socrate ; Rome ville ouverte.
III. Une liberté à préserver ou à conquérir?
A. Une spontanéité sous influence
On a conçu jusqu'à présent la contrainte comme le seul obstacle à la liberté, absolu (I) ou relatif (II). présupposé : sans contrainte, je serais nécessairement libre or ce n'est pas parce que je ne me sens pas contraint que je suis libre. Il faut distinguer spontanéité et liberté : la contrainte est une influence sur mon existence perçue avec désagrément : une contrariété consciente. Mais quand j'agis sans ressentir aucune influence, cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas, ni que je maîtrise pleinement mes actes.
Ces déterminismes peuvent provenir du monde extérieur, mais aussi de moi-même. — influence du milieu social, conditionnement par les médias, la publicité... -> sociologie, ethnologie, histoire — pulsions, penchants, désirs inconscients ou non maîtrisés ->psychologie (caractères), psychanalyse Spinoza : la liberté immédiate est une illusion ; simplement nous sommes ignorants des déterminismes qui pèsent sur nous : "allégorie de la caverne" : les prisonniers dans l'illusion de la liberté et du savoir, Hegel ou R. Camus : l'homme n'est pas naturellement bon, libre, sage ; à l'état naturel il est ignorant et agressif.
B. Des contraintes émancipatrices.
1. Autrui comme guide vers la raison et la liberté. lutter contre les déterminismes inconscients grâce aux contraintes émancipatrices: ne pas laisser l'enfant esclave de ses caprices, l'élève de son ignorance, le patient de sa maladie, l'athlète de ses défauts, le citoyen des rapports de force, mais leur imposer des contraintes légitimes, l'obéissance à des règles utiles à long terme, rationnelles : voilà le devoir des parents, maîtres, médecins, entraîneurs, législateurs. -> Platon, Hegel
2. La véritable liberté : intériorisation de la raison (qui contraint cette autre part de nous-même, le désir immédiat) l'idéal est que chacun prenne conscience de la valeur de ces règles, et qu'il n'ait plus besoin de tuteur ; quand il atteint cette maturité ou cette sagesse, l'individu est capable par lui-même de maîtriser son existence, de soumettre ses désirs au commandement de la raison ; c'est alors la véritable autonomie. -> éthique : le sage, chez Spinoza. -> politique : démocratie : législateur = sujet.
3. La liberté la plus profonde : non plus seulement maîtriser mes désirs moi-même grâce à la raison, mais identifier désir et raison : ne plus percevoir d'opposition ; réconciliation entre ces deux tendances. aimer apprendre, aimer son métier, aimer son prochain... désirer ce qui est rationnel et raisonnable, bon pour soi et pour tous ; cette conversion du désir est l'objet du travail sur soi qu'est la philosophie ; cf. "allégorie de la caverne", stoïciens, Hadot.
source : https://elementsdephilosophie.files.wordpress.com/2015/11/dissertation-contrainte-libertc3a91.pdf
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