"Entraîné par cette preuve de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne voit plus de bornes. La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l’intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas, que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin parce qu’il n’avait pas de point d’appui, de support sur lequel il pût faire fonds et appliquer ses forces pour changer l’entendement de place. C’est le sort ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s’assurer si les fondements sont solides."
Kant, Critique de la raison pure, Introduction
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La colombe pourrait penser que sans l'air elle volerait plus facilement, librement. Par cette image, Kant, philosophe, pose le problème de la liberté sous forme d'un raisonnement par l'absurde : une colombe qui pense que l'air qu'elle doit vaincre est un obstacle à sa liberté de voler. Est-elle rebelle, insensée, irréfléchie? Peut -elle voler sans l'air ?
Il lui faut certes surmonter ce qui paraît une entrave, mais elle oublie qu'il est son appui pour le vol. Kant invite à réfléchir sur la liberté et les nécessités qui la construisent. Entre liberté et nécessité réside un vrai problème. S'imaginer que l'air n'est pas nécessaire à l'oiseau est une folie. Qu'est-ce qu'une liberté d'oiseau, qui nie la nécessité du ciel, son appui ?
« Voler de ses propres ailes » justement est un adage qui signifie la liberté, mais comme la colombe, une liberté qui a pris conscience de ce qui l'aide et non l'entrave. L'image est -elle transposable pour la liberté humaine ?
Des lois, des normes, des valeurs peuvent paraître gênantes, de vrais freins pour la liberté de l'homme. Rejeter tout cela pour être libre peut sembler une condition et une voie. C'est le moment d'une liberté rébellion où tout paraît déterminisme. Ou bien on tombe dans une liberté/anarchie. « Jetons tout cela par-dessus bord pour trouver la liberté » dirait l'homme ou la femme lambda qui ne voit que des conditionnements dans sa vie. Mais ce moment de révolte pourrait se retourner en moment liberticide : la liberté absolue tue la liberté. Plus de liberté pour celui qui a toute liberté.
Pour avoir toute liberté refusons toute attache, dépendance, appui ! Je suis libre veut alors dire : « moi seul, sans rien, ni aide, ni support ». Ne serait -ce pas vivre en niant son propre statut d'homme ? La liberté suppose l'autonomie, non l'indépendance. Eduquer à la liberté est tout un programme éducatif, loin du libéralisme éducatif.
Tout acte libre, pour aboutir, doit tenir compte des nécessités qui s'imposent d'elles -mêmes. A soi d'en faire des supports, des tremplins, pour rebondir. Et ce n'est pas le saut de l'ange dans le vide mortel, mais le saut d'une liberté réfléchie, discernée, construite.
source : http://dujardin.over-blog.com/alphabet-l.html
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