(...) La vie est un songe
« Le réel le plus réel, c’est moi qui rêve en m’en allant avec moi, pas lui, là-bas, qui sait pourquoi il est débarrassé d’être moi... » J’ai dit que Sollers, dans cette séquence du Coeur Absolu, réécrivait Zhuangzi. De fait, la phrase de Sollers est ce que Genette nomme une transposition [3] de la scène la plus célèbre du Zhuangzi, celle du papillon :
Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu’il était Tcheou lui-même. Brusquement il s’éveilla et s’aperçut qu’il était Tcheou. Il ne sut plus si c’était Tcheou rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou [...] [4].
- Peinture chinoise, auteur inconnu
On trouve dans le texte Tcheou (Zhou), qui est le nom de famille de Zhuangzi. La merveilleuse poésie du passage, intacte malgré la traduction laborieuse, exprime un thème sans doute universel, qui a depuis Platon [5] alimenté aussi bien la littérature européenne :
Luego fue verdad, no sueño ;
Y si fue verdad-que es otra
Confusión y no menor-,
¿ cómo mi vida le nombra
Sueño ? [6]
Or, Sollers n’a pas cessé de se laisser inspirer par le papillon de Zhuangzi, comme le prouvent les passages disséminés dans toute son oeuvre pratiquement depuis le début, que je présente maintenant chronologiquement. Cela nous permet d’obtenir un florilège traversant les années. Commençons par H (1973) :
ce qui nous ramène à l’hypothèse de l’explosion folie dense par rapport à quoi la pensée est un papillon je l’admets d’ailleurs courageux rêvant qu’il est la pensée d’un papillon se demandant s’il a été une pensée de papillon ou un papillon de pensée dans le papillotement général ce qui signifie que toute formulation spontanée non cherchée doit se payer cher et il y a autant de distance entre un petit tourbillon de ce genre décrochant l’espace et on commentaire qu’entre nous et l’amas d’hercule [7]
Dans Femmes (1983), le narrateur lit dans le train une interview de Borges :
Et le revoilà reparti dans l’occulte, suis je moi, ou bien suis-je un autre qui rêve être moi ?... to be or not to be... Tchoang-Tseu... alchimie... formule magique... Deux vers de Dante, toujours les mêmes... Le livre de tous les livres... Babel... L’Aleph... Numéro habituel [8].
Ici, le thème de la vie comme rêve rejoint celui, également récurrent dans Sollers, du temps ramassé dans le moment présent, un seul lieu, un seul temps, et un seul écrivain par-delà les siècles et les continents, une idée qui se trouve effectivement dans Borges, mais aussi dans Proust [9]. On effleure ici le Sollers un peu occulte, voire gnostique (les références plus ou moins explicites à la gnose sont extrêmement nombreuses dans son oeuvre), même si le ton du passage est légèrement ironique. La question du papillon peut en effet être posée à la lettre, et pas seulement comme une jolie métaphore : est-on tout à fait sûr de n’être pas rêvé ? (...)
HERMES : LE TEMPS DEVANT SOI (publicité 2012)
---
[6] Pedro Calderon de la Barca, La vida es sueño, édition bilingue établie par Bernard Sesé, Aubier-Flammarion, Paris, 1976 (1673), p. 220 (vers 2934 à 2938).
[7] H, p. 78.
[8] Femmes, p. 389.
[9] Voir la nouvelle de Borges : « Tlön Uqbar Orbis Tertius », dans le recueil Fictions (Ficciones), trad. Pierre Verdevoye, Gallimard, Paris, 1957 (1956) et : « Tous les grands écrivains se rejoignent par certains points, et sont comme les différents moments, contradictoires parfois, d’un seul homme de génie qui vivrait autant que l’humanité, » citation de Proust dans Le Secret, p. 251.
Commenter cet article