Introduction
Si la pluralité des langues a pu être tenue pour le signe d’une mésentente et d’une confusion universelles, Premier contact semble de prime abord être une fable babélienne. En effet, le film de Denis Villeneuve propose, en dépit de son apparente sobriété, une intense réflexion sur la faillite de la communication en l’absence d’une langue commune. Nous verrons d’abord en quoi cette faillite menace l’unité du genre humaine (I), avant de voir comment Louise Banks, l’héroïne du film, cherche à la résorber (II). Le dilemme de langue universelle ou d’un indépassable relativisme des conceptions du monde devra ensuite être posé (III). Nous verrons alors que la question du langage se trouve enveloppée dans celle de l’expérience possible d’un temps lui-même universel (IV), avant de voir en quoi le film de Denis Villeneuve interroge les structures mêmes de l’expérience cinématographique (V).
I. Pluralité des langues et faillite de l’humanité
Dans un premier temps, la situation est similaire à la malédiction qui s’abat sur Babel :
Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leur entreprise ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » Yahvé les dispersa de là sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre.[1]
De cette communauté originaire, rien ne subsiste. La situation de guerre qui fait le fond du film manifeste le tragique de la condition humaine[2] : celle-ci se trouve divisée en nations qui ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce qu’il s’agit de faire face aux heptapodes[3]. En dépit de la simultanéité des informations permise par des moyens technologiques avancés, les intérêts divergent et n’arrivent ni à se communiquer, ni à concorder. Ainsi, l’unité réelle du monde se trouve menacée. L’on pourrait même dire que les possibilités de mécompréhension et de conflit n’ont jamais été aussi accélérées, en raison de la diffusion immédiate des informations permise par les moyens technologiques. Que reste-t-il alors du « monde humain », compris, au moins à titre d’idée, comme totalité harmonieuse ? La dispersion des intérêts économiques, politiques et militaires souligne l’impossibilité d’une convergence des buts particuliers. L’éclatement du monde est alors celui d’une finalité commune qui subsumerait tous les points de vue sous une unique direction, à la manière dont Kant pouvait l’espérer dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique[4]. Mais surtout, la présence des heptapodes intensifie cette dispersion des points de vue en les soumettant à la potentialité d’une menace imminente. Ne met-elle pas en péril leur convergence, au point d’engendrer le chaos ?
Kant envisageait, dans L’histoire générale de la nature et la théorie du ciel, que d’autres mondes puissent exister, et se demandait ainsi qui serait « assez hardi pour se risquer à répondre à la question de savoir si le péché exerce aussi sa domination dans les autres globes de l’univers, ou bien si la seule vertu règle le gouvernement[5] ? ». Cette question, toutefois, est encore posée dans les limites de la représentation comme de l’exigence morale qui incombe à la volonté humaine. S’il s’avérait que des non-humains pensent et agissent par-delà les antinomies qui sont les nôtres, toute perspective pratique serait anéantie. L’humanité serait ainsi réduite à se considérer comme une juxtaposition d’individus dotés de fins finales, sans qu’une « fin dernière[6] » ne puisse ultimement les associer. N’est-ce pas même la confrontation à un potentiel néant d’être qui se trouve ouverte ?
La présence des heptapodes consacre un véritable arrachement, ou un déracinement, qui rend l’entremêlement harmonieux des représentations impossible. Or, une telle confrontation à l’in-humain fait voler en éclat la possibilité d’une totalisation des subjectivités : le concept de monde lui-même, en son usage régulateur, est subitement volatilisé en raison de la pluralité des mondes qui se trouve découverte. La méthodologie du jugement téléologique, dans la Critique de la faculté de juger, faisait de l’homme le but final de la création. Mais en présence d’êtres in-humains dotés de fins impénétrables, signes d’un univers sans bornes, toute faculté de juger téléologique n’est-elle pas radicalement détruite ? Si l’intensification du mal au sein du monde contredit l’unification des représentations humaines, qu’en est-il du surgissement d’une représentation foncièrement inhumaine et acosmique ? Tout projet de cosmopolitisme serait alors caduc, mais, plus encore, c’est l’homme comme but final de la création, ainsi que la théologie qui y est relative, qui se trouvent anéantis[7].
L’éclatement de la finalité pourrait également tenir au fait que les heptapodes ne sont pas capables du redoublement réflexif qui leur permettrait de s’apparaître à eux-mêmes comme doués de finalité. Ainsi, lorsque Louise Banks explique les difficultés qu’il y a à cerner l’intention des extra-terrestres, elle met tout d’abord en question le sens même de cette possible intention. Elle illustre ce problème grâce à l’exemple suivant :
« What is your purpose on earth ? »
Cet énoncé suppose que les termes et la structure de la phrase aient un sens pour les heptapodes. Ainsi, pour que le mot « purpose » (but) en ait un, il faut que ces derniers soient pourvus de volonté et de conscience. La confrontation anthropologique avec d’autres sociétés laissait ouverte la possibilité d’une compréhension, sinon d’une entente commune, par le postulat d’une intentionnalité partagée, quand bien même elle serait au service d’intérêts différents. Or, si les heptapodes sont privés du redoublement réflexif permettant d’intégrer l’altérité dans un moi universel, nous nous découvrons à nous-mêmes au mieux comme différence pure d’être, sinon comme un néant d’être, qu’aucune synthèse générique ne peut sauver. L’épochè cognitive et morale que soulève la présence des heptapodes apparaît alors comme la plus directe contestation de l’assignation de l’homme à une essence stable et déterminée. L’interrogation néantisante que recèle l’exemple de Louise Banks met ainsi en jeu la potentielle disparition de l’humanité.
Selon Kant, l’espèce humaine pouvait en effet être désignée comme « une race, si on la conçoit comme une espèce d’êtres terrestres raisonnables, par comparaison avec ceux d’autres planètes, en tant que constituant une multitude de créatures issues d’un unique démiurge[8] ». Mais il laissait sous-entendre l’unité possible des humains et des non-humains par leur relation commune à un être supérieur. Rien ne laisse pourtant penser que l’univers n’est pas le règne de la différence pure, au sens où aucune ligne de fuite ne permettrait de faire coïncider une multitude de plans d’existence. La présence des heptapodes semble alors l’occasion d’une nouvelle monadologie, dans laquelle les monades ne sont pas non plus subordonnées, dans leur développement, à un principe de raison suffisante[9]. Monadologie sans providence, fins sans finalité : l’effondrement du monde humain passe donc par l’impossible rassemblement des corrélats intentionnels. La difficulté est donc extrême : est-il seulement possible d’unifier les buts humains et les buts des aliens, qui demeurent largement inconnus ?
II. Louise Banks, le « Champollion » du langage des heptapodes
Pour surmonter l’éclatement de la finalité, il faudrait, a minima, qu’une communication soit possible, c’est-à-dire qu’une objectivité idéelle puisse émerger du croisement des représentations. Or, la communication n’est possible que dans la mesure où deux individus peuvent s’apparaître à eux-mêmes comme doués de fins, ce qui implique la mise en œuvre d’au moins deux subjectivités. Benveniste écrivait ainsi : « Une langue sans expression de la personne ne se conçoit pas[10] ». Si les heptapodes agissent en suivant un instinct, il devient au contraire impossible de communiquer avec eux. Telles les abeilles de Von Frish, l’absence de subjectivité dans le langage renvoie au mieux à un système de signaux[11], sinon à une exécution d’actes sans conscience. Pour que l’opération de traduction soit possible, il faut des règles et des structures récurrentes qui permettent de déchiffrer la langue étrangère, et que ces règles puissent être réfléchies. Le « premier contact » est établi lorsqu’il y a un échange de messages qui permettront, à terme, de découvrir les différents types de termes utilisés de part et d’autres (nom commun, nom propre, verbe, etc.). L’apprentissage d’une langue étrangère ne se réduit donc pas au vocabulaire : il faut une syntaxe, qui ne peut être pure altérité.
Tout se passe néanmoins comme si, à l’aune de ces échanges, la scientifique Louise Banks avait affaire à une « Pierre de Rosette » qu’il fallait déchiffrer. Comment traduire un langage dont nous n’avons, a priori, aucun équivalent ? Sans tertium comparationis, comment mettre en œuvre l’opération de traduction ? Champollion, lorsqu’il faisait face aux hiéroglyphes, a eu – entre autres – l’idée de comparer le nombre de mots grecs et celui des hiéroglyphes : le second étant largement supérieur au premier, il en a déduit que ce système d’écriture était à la fois phonétique et idéographique. Or, le langage des heptapodes ressemble, sur ce point, aux hiéroglyphes. Comme le dit le collègue de Louise Banks, il n’y a : « pas de corrélation entre ce que dit un heptapode et ce qu’il écrit » (54’03’’)[12]. Autrement dit, les signes mobilisés ne représentent pas une parole (quand nous prononçons « chat », l’aspect phonétique du mot est inclus dans son écriture). Les « logogrammes » des heptapodes ressemblent ainsi beaucoup aux systèmes des premières écritures (cunéiforme par exemple, peut-être aussi les dessins des grottes préhistoriques).
Louise Banks a affaire à une écriture de type « sémasiographique » : le sens est symbolisé par une forme circulaire qui se module sans qu’il y ait un sens précis de lecture. Or, une telle chose peut ne pas être comprise en raison de deux difficultés majeures qui tiennent à la structure même de notre langue, qui ne peut s’exercer que dans les limites de notre représentation :
– Le premier obstacle est la fausse « anecdote du kangourou[13] ». Louise Banks raconte cette histoire pour illustrer les malentendus qui peuvent advenir lorsque deux personnes ne parlant pas la même langue essaient de communiquer. Des colons, montrant du doigt un kangourou, demandent aux aborigènes de quoi il s’agit. Les aborigènes prononcent « kangourou », ce qui en réalité veut dire « je ne comprends pas ». On peut ainsi se tromper sur la nature de l’intention d’un locuteur en croyant parler de la même chose. C’est ce qui adviendra avec la phrase des heptapodes « use weapon », qui rendra perplexes toutes les nations. Veulent-ils signifier le terme d’« arme », ou est-ce nous qui donnons ce sens à un terme mal compris ? Le malentendu n’est cependant pas une simple erreur de traduction : il s’agit d’une méprise concernant l’intention d’autrui, voire d’une contrefaçon de cette intention. Jankélévitch écrivait en ce sens « L’un a bien dit ce qu’il voulait dire, et l’autre parfaitement compris ce qu’il y avait à comprendre, mais ce qu’il désirait entendre submerge ce qu’il a entendu et lui fabrique une espèce de demi-bonne foi.[14] ». En interprétant le message des heptapodes de cette manière, la plupart des nations ne font que vicier le sens de cette phrase par la projection de leur angoisse de disparition.
– Le second obstacle tient à l’habitude que nous avons de vivre avec un système phonétique, ce qui nous conduit à disqualifier l’hypothèse d’un langage sémasiographique. Or, nous appelons de tels systèmes « pré-écriture », ou « proto-écriture » : il nous est apparu comme un progrès de conjoindre parole et écriture. Mais les heptapodes possèdent en réalité un système plus perfectionné que le nôtre, en ce qu’ils ont la capacité de construire une phrase complexe de manière directe. Tout se passe comme s’ils ne butaient pas sur la difficile formulation d’une pensée. Ils « écrivent » en effet « à une main » et immédiatement, lorsque Louise Banks, dans ses tentatives de communication, doit construire une phrase en juxtaposant des symboles. Ils peuvent ainsi communiquer de manière instantanée des messages que nous devons décomposer, puis recomposer. Cependant, le langage sémasiographique ne reste-t-il pas un langage prisonnier de signes, qui altèrent pensée et parole[15] ? Il semble plutôt que ce langage pousse dans ses limites ultimes les conditions de la représentation.
D’une part, l’écriture des signes sur la paroi est vouée à une disparition presque immédiate : c’est par le moyen de dispositifs techniques de fixation (enregistrement) que l’on peut les restituer. En ce sens, l’écriture est confrontée à son devenir liquide ou vaporeux : elle semble être une coupe dans le flux de pensée des heptapodes. Ne faut-il pas y voir un cratylisme qui nous oblige à renoncer à notre tendance au platonisme[16] ? D’autre part, l’écriture « à une main » (ce qui ne limite pas la production d’énoncés, qui pourra être immédiate et multiple, comme on le verra en 1’15’’30’’’) traduit un rapport à l’espace incommensurable avec le nôtre. Le corps des heptapodes n’est pas orienté de la même manière que le nôtre : nous écrivons de gauche à droite, ou de droite à gauche, ces distinctions n’ayant de sens qu’à l’aune d’un comportement qui les intègre[17]. Mais le corps « tournant », ou « enroulé » des heptapodes n’a ni devant ni derrière, ni droite ni gauche[18]. Enfin, il est impossible de relier le signe linguistique à un comportement qui fait sens : l’heptapode, en raison de l’orientation multiple de son corps et de l’absence de visage, rend impossible tout face à face. Il ne peut être appréhendé que de manière partielle ou oblique, interdisant la totalisation de l’expérience intersubjective.
Pour autant, la décorrélation apparente de la parole et du signe linguistique écrit chez l’heptapode masque peut être une corrélation inaperçue. Le devenir vaporeux de l’écriture pourrait être la forme adéquate par laquelle une parole informe, quasi inarticulée, se déploie. En-deçà du logos qui découpe des unités de sens, des termes, et qui assemble des éléments, il se pourrait que ce discours fluide et fait de résonnances soit l’expression d’une pensée qui est pure multiplicité. L’heptapode fabrique et agence des signes selon une logique non propositionnelle : il semble plus proche de l’association d’idées que du discours ordonné. Libre dans son agencement syntaxique, la parole des heptapodes « flue » et se module, pour former ensuite sur l’écran des totalités signifiantes qui disparaissent aussi vite qu’elles sont produites. Ne traduisent-elles pas le flux d’une voix universelle et primordiale, le souffle même de l’être[19] ? Cette parole infra-catégorielle, sans découpes, serait alors le fondement « cratylien » de l’écriture des heptapodes.
Le langage des heptapodes défait ainsi ce par quoi l’humanité s’est instituée : a) la production et la conservation du langage dans des signes, conservation redoublée par les procédés d’enregistrement (de la plus humble copie du scribe jusqu’au copier-coller, en passant par l’imprimerie), b) la manifestation spatio-temporelle de l’écriture selon une certaine linéarité, et c) le face à face rendant l’expérience du dialogue possible. En ce sens, l’humain s’est institué comme un reproducteur, un distributeur, et un interprétant de signes, s’enfonçant toujours plus dans la matérialité des copies de copies pour les conserver et les utiliser. Par une régression forcée en-deçà des conditions de production de nos énoncés, les heptapodes nous obligent à inverser le mouvement même de notre pensée. Quel est alors le but de cette conversion ?
III. Leibniz ou Sapir-Whorf ?
Il semblerait que les heptapodes possèdent la clé d’un langage universel, dont le fantasme humain est ancien. Outre l’histoire de la tour de Babel, celui-ci a fait l’objet de nombreux développements philosophiques, et notamment chez Leibniz, qui écrivait en ce sens que, si un tel langage existait, « Son véritable usage serait de peindre, non pas la parole, comme dit M. de Brébœuf, mais les pensées, et de parler à l’entendement plutôt qu’aux yeux.[20] ». En ce sens, les heptapodes annonceraient l’horizon d’une langue libre et parfaitement transparente, mais aussi d’une pensée libérée des équivoques. Il s’agirait alors d’éliminer toutes les ambiguïtés liées à la matérialité de la langue (prononciation, registre de langue, etc.) et à la difficulté de traduire fidèlement des intentions en mots. La promesse d’un tel langage est celle d’une unité des intellects, ou de leur subsomption sous un intellect unique[21]. N’exige-t-elle pas alors de défaire ce qu’il y a d’humain en nous ? Ne s’agit-il pas d’aboutir à une communication intuitive, libérée de la discursivité ? Et comment penser ce langage sans parole ? Leibniz définissait le projet d’une langue universelle ainsi :
Toutes les pensées humaines peuvent tout à fait se résoudre en un petit nombre d’entre elles considérées comme primitives […] Une fois pourvues de cette seule réalisation, quiconque se servirait de caractères de ce genre en écrivant et en raisonnant ne faillirait jamais ou alors pourrait lui-même non moins que d’autres, surprendre ses propres fautes par les plus faciles examens[22].
Leibniz nommait « caractéristique universelle » cette forme de langage, et affirmait qu’il devait prendre appui sur l’algèbre et les mathématiques. L’enjeu était alors de parvenir de manière systématique à la vérité et de prévenir les erreurs grâce à une univocité totale des signes utilisés. Les logogrammes des heptapodes semblent pouvoir jouer un rôle analogue : ils sont censés réunifier le genre humain divisé et permettre ainsi d’amener la paix. Il s’agit ici d’un « don[23] », comme si l’arrivée providentielle des extra-terrestres devait suppléer aux insuffisances de la communication humaine (ce que relève Louise Banks, en disant que par ce moyen, les heptapopdes nous « obligent à coopérer », à 1’24’’). L’on peut cependant douter que les hommes puissent aboutir à la production d’un tel langage : unifier les signes et les représentations qui y sont corrélés, n’est-ce pas réduire la diversité des pensées à des contenus identiques ? N’y a-t-il pas, en outre, un risque d’uniformisation qui en découle ? Comment la transparence du sens pourrait-elle advenir, si ce n’est au prix du sacrifice du signe, et donc de la possibilité même de l’échange ?
C’est bien pourtant les mathématiques qui donneront la clé de l’énigme, et qui permettront de décoder le flux de pensée, de parole, et d’écriture des heptapodes (1’21’’40’’’ à 1’22’’40). Même au sein du chaos de signes libéré par les heptapodes (1’15’’30’’’), il reste une récurrence mathématique qui en délivre le sens. La thèse galiléenne de L’Essayeur semble pouvoir être réactivée : l’univers est mathématisable, toute évènement pouvant, de droit, être formalisé de cette manière. La fraction 1/12 exprime ainsi la nécessité de la coopération entre humains sans la dire. Seraient-ce alors les mathématiques qui sont le véritable langage universel, ou ne sont-elles que l’instrument qui permet de décoder les structures syntaxiques des langues ? Le langage mathématique reste cependant indicible : ne sommes-nous pas condamnés à la traduction, à défaut de la communication intuitive ?
Si le langage universel est possible, cela suppose néanmoins que les diverses représentations que nous nous faisons du monde puissent être dé-clôturées, puis accordées. Or, celles-ci sont différentes, au sens où la langue structure l’expérience que nous faisons de celui-ci. C’est l’hypothèse dite de « Sapir Whorf » dont il est question dans le film :
Les êtres humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif ni dans le monde des activités sociales tel qu’on se le représente habituellement, mais ils sont en grande partie conditionnés par la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression de leur société. Il est tout à fait erroné de croire qu’on s’adapte à la réalité pratiquement sans l’intermédiaire de la langue, et que celle-ci n’est qu’un moyen accessoire pour résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. La vérité est que le « monde réel » est dans une large mesure édifié inconsciemment sur les habitudes de langage du groupe. Il n’existe pas deux langages suffisamment similaires pour qu’on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas simplement un seul et même monde auquel on aurait collé différentes étiquettes[24].
Edward Sapir utilise divers exemples pour illustrer cette théorie, et notamment concernant l’appréhension du temps. Il montre que la manière dont celui-ci est représenté (linéaire, cyclique, etc.) dépend des catégories de langue que nous utilisons. Autrement dit, toute conception du monde est relative à une grammaire, une syntaxe, et à un vocabulaire, et Babel fonctionne à plein régime. Le pluralisme est premier, l’objectivité impossible, et la pluralité des mondes était toujours déjà là, même en l’absence des heptapodes. Il faut donc choisir entre le relativisme de Sapir et la caractéristique leibnizienne, soit entre l’amour de l’humanité et le désir d’immensité.
guillaume lurson
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