Introduction / Problématisation
Dans son Traité de la nature humaine, Hume remarquait que lorsqu’il voyage en Europe les Anglais sont ses amis, qu’en Asie ce sont les Européens et que si la lune était habitable, il y chercherait des terriens. C’est dire que notre sympathie va toujours prioritairement à ceux qui nous ressemblent. Il est donc légitime de se demander si la pluralité des cultures fait obstacle au genre humain. Par culture, on entend ici l’ensemble des traditions qui caractérisent un groupe humain. La culture a donc d’emblée un sens particulariste et donc pluriel qui rend problématique son rapport à « l’unité du genre humain ». Cette dernière expression est elle-même ambiguë, car elle peut signifier l’unité de l’espèce et suggérer une souche commune, un monogénisme, ou bien un destin commun qui fait que l’humanité se réaliserait comme unité au cours de l’Histoire.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de savoir si le fait indéniable de la pluralité des cultures est un facteur négatif pour la relation entre les hommes et la réalisation de leur humanité. L’autre est-il une menace pour l’identité culturelle d’un peuple au point qu’il faille s’en distancier pour se préserver ou bien est-il une occasion d’échange et d’enrichissement au risque d’une dilution des caractères spécifiques de telle ou telle culture, d’une uniformisation ? Il s’agit ici de penser la relation de l’un et du multiple sous l’angle de la culture en trouvant, s’il existe, un point d’équilibre entre attachement identitaire et destin commun. On montrera que la pluralité tend à éloigner les hommes les uns des autres (1), mais qu’elle n’empêche pas les échanges (2) et même qu’elle est davantage une chance qu’un obstacle pour le genre humain (3)
Partie I
La pluralité des cultures tend à faire du semblable un dissemblable.
Le mythe biblique de la division des langues nous rappelle que la pluralité des cultures a d’abord été perçue comme un châtiment. Ce qu’on appelle la babelisation des langues a pour but en effet de rendre l’entente entre les peuples impossibles. De fait, dès lors que la culture de l’autre m’échappe parce que je ne comprends pas la langue qu’il parle, les préjugés contre lui se renforcent. Qu’une distance géographique m’éloigne grandement de lui et je le traite volontiers de barbare. Ce fut le cas des cannibales d’Amérique du Sud dont Montaigne a montré dans ses Essais combien les Européens se méprenaient sur leur culture, faute de la connaître. En outre les différences culturelles sont d’autant plus perçues comme un obstacle à l’unité du genre humain qu’elles ne sont pas toujours considérées comme pacifiques. Alors que les premiers nationalismes allemands, ceux de Herder ou de Fichte, sont pacifistes, ils deviennent agressifs au cours du XIXe siècle et s’appuient sur la conquête coloniale et l’évolutionnisme darwinien pour se justifier. Dans Le Déclin de l’Occident, écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale, le civilisationiste Spengler voit en l’homme un animal de proie et soutient qu’une culture ne peut survivre que par l’expansion. La différence culturelle est donc pour lui d’essence belliqueuse. Aujourd’hui du fait des migrations et du mélange des cultures au sein d’une même nation, la crainte d’une disparition de l’identité culturelle propre au pays d’accueil suscite un nouveau discours politique hostile au « communautarisme » défendu, par exemple, par le philosophe québécois Charles Taylor. Ce dernier, dans Multiculturalisme, observe que le libéralisme fait, au nom des droits de l’homme, la promotion d’une politique d’assimilation « hostile à la différence ». Il y voit un risque d’appauvrissement pour le genre humain et en appelle à une « discrimination positive ».
Est-ce à dire qu’il faille fixer les différences culturelles et faire de l’humanité un manteau d’Arlequin ? Une harmonisation des cultures n’est-elle pas davantage souhaitable ?
Partie II
La pluralité des cultures n’empêche pas l’entente entre les peuples.
On peut considérer avec Locke, auteur d’une célèbre Lettre sur la tolérance, que la différence culturelle n’est pas fatalement belliqueuse. Si les guerres de religions entre catholiques et protestants ont mis à feu et à sang l’Europe du XVIIe siècle, elles ont suscité une nouvelle réflexion sur l’altérité et permis d’élaborer de nouveaux outils pour promouvoir la paix. La « tolérance » incite ainsi à séparer les pouvoirs de l’Église et de l’État et à raffiner le droit international pour que chaque groupe humain trouve sa place dans un destin commun. Cette transformation de « l’obstacle » en opportunité s’observe aussi dans la pensée de Kant pour qui un « plan caché de la nature » fait de la discorde le moyen paradoxal de la concorde entre les peuples. Car, comme il l’écrit dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique, pour atteindre « un règne du droit », l’humanité doit en passer par l’expérience du conflit, de la concurrence entre les peuples qui est à ses yeux un facteur d’émulation pour le perfectionnement de l’espèce. Cette idée d’un perfectionnement du genre humain par la socialisation et l’assimilation était déjà défendue par Buffon dans son Histoire naturelle. S’interrogeant sur le sort des sauvages américains et sur l’esclavage honteux qu’ont faisait subir aux noirs africains déplacés dans les colonies, il défendait l’idée que c’était par la vertu des maîtres qu’on pouvait secourir des peuples livrés à eux-mêmes, restés au seuil de l’histoire. Il fallait prévoir un affranchissement des esclaves dès lors qu’ils seraient assez policés.
Mais l’assimilation n’est-elle pas précisément ce qui nuit au genre humain en gommant les différences ? N’est-ce pas par européocentrisme qu’on prétend conduire l’humanité vers son accomplissement ?
Partie III
Le respect de la pluralité des cultures appelle un discours plus nuancé qu’on ne le croit.
Pour échapper à l’ethnocentrisme, il convient sans doute de valoriser les différences culturelles. C’est l’option choisie par exemple par Levi-Strauss qui dans Race et histoire, allocution faite à l’Unesco, déplore l’uniformisation des cultures sous l’effet du libéralisme économique et des prémisses de la mondialisation. La différence est pour lui motrice et l’uniformisation ossifiante. Ainsi faut-il reconnaître qu’il existe une « pensée sauvage » et non des sauvages, riche d’enseignement. Mais cette autocritique de l’Occident ne doit pas occulter le fait que l’Histoire emporte avec elle toutes les cultures de sorte que c’est peut-être davantage l’avenir que le passé qui appelle la réflexion. Certes il est légitime d’inscrire au patrimoine de l’humanité ce qui différencie et honore chaque culture, mais cette muséification pourrait nous détourner du souci de l’avenir. Or, comme l’avait vu en son temps Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? c’est moins le passé que l’avenir qui définit un peuple, car une nation, c’est surtout le projet de « faire des choses ensemble ». On pourrait donc soutenir que la pluralité des cultures n’est une richesse pour le genre humain que si chacune contribue à l’édification d’un monde meilleur et prend en compte par exemple le destin des générations futures à l’heure de la crise écologique, comme l’avait vu Hans Jonas dans Le principe responsabilité. Le respect de la différence culturelle ne doit donc pas occulter l’importance de ce qui touche l’humanité tout entière. Le risque ici est de diviser les forces là où elles doivent s’unir.
Conclusion
Concluons donc que la lutte contre toutes les formes de mépris culturels, de racisme, de fanatisme religieux, de destruction des minorités doit être harmonisée avec celle que l’on doit mener contre tout ce qui pourrait mettre l’humanité en danger au-delà des différences culturelles. L’unité du genre humain est de ce point de vue un souci prioritaire sur celui de la défense des cultures
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