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L'âne de Buridan & la liberté d'indifférence (Descartes, "Lettre à Mesland du 09 février 1645")

Publié le 25 Septembre 2019, 22:05pm

Catégories : #Philo (Notions)

L'âne de Buridan & la liberté d'indifférence (Descartes, "Lettre à Mesland du 09 février 1645")

« Pour ce qui est du libre arbitre (…) je voudrais noter à ce sujet que l’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai et du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est à dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’affirme qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre ».

Descartes, Lettre à Mesland du 09 février 1645

 

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EXPLICATION

Le débat sur la question de la liberté est devenu difficile, car la question, d’abord en elle-même délicate, a été rendue confuse par les réponses qui y ont été apportées. Il faudrait se ranger derrière l’une ou l’autre de deux thèses, entre lesquelles il y aurait une alternative. Ainsi relativement à cette question, davantage que relativement à d’autres, les jugements sont tranchés. Or Descartes ne veut pas se situer dans cette alternative et par suite sa position est malaisément comprise de la part des tenants de l’une ou l’autre doctrines. Celles-ci définissent la liberté soit par la volonté, soit par l’indifférence. Aux partisans de la seconde la première semble intenable, parce que la volonté leur paraît annulée dès que les raisons du choix sont fortes et évidentes ; tandis qu’aux partisans de la première la seconde semble intenable, parce qu’au contraire c’est l’absence de raison dans le choix qui leur paraît annuler la volonté.

Si d’une manière générale le débat s’est centré sur la question de l’indifférence, la réponse de Descartes ne se comprend que par le rapport qu’elle établit entre cette notion et celle de la volonté. L’interpellation, dont le philosophe fait l’objet de la part de son correspondant, vient de ce qu’il a antérieurement écrit, sans doute avec une intention polémique, dans la quatrième Méditation (où la formule suit immédiatement le passage que j’en commente), que «  cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté  ». Contrairement à ce qu’ont pu dire plusieurs auteurs, dont son interlocuteur se fait l’écho, il tient donc que la liberté n’est pas essentiellement dans l’indifférence et c’est à ce sujet qu’il est invité à s’expliquer.

Quel est le sens de la définition de la liberté par l’indifférence, qu’est-ce qui plaide en sa faveur ? Lorsque je ne suis pas poussé par plus de raisons dans un sens que dans l’autre, je ne suis pas déterminé à faire ceci plus que cela. Sans doute faut-il alors qu’arbitrairement je décide de pencher d’un côté plutôt que de l’autre. C’est en proposant les exemples les plus simples qu’on illustre le mieux cette doctrine. Si l’héritier du trône royal doit se marier afin d’assurer la continuité de la dynastie, qu’on lui présente les portraits des différentes princesses dignes de son rang qui peuvent être disponibles, il doit faire un choix. Si le premier ministre lui fait entendre que telle alliance serait politiquement plus avantageuse qu’une autre, le choix n’est plus libre parce qu’il n’y a plus d’indifférence. L’un des termes du choix est retenu par une raison indiscutable. Ceci se comprend aisément. Si maintenant entre deux alliances également politiques le premier ministre n’exerce sur l’héritier aucune pression, celui-ci ne sentira peser sur lui aucune raison d’Etat, il se croira libre de son choix. Il n’est cependant pas davantage indifférent, l’une des princesses est plus que l’autre à son goût. Or il n’est nullement exclu que notre goût soit déterminé, comme celui que Descartes avoue à Chanut dans la Lettre du 06/06/1647, « sans que nous en sachions la cause ». Pourquoi, selon le dicton populaire, n’y a-t-il pas lieu de discuter des goûts ? sinon parce que ce ne sont pas des raisons qui les forment, mais des causes.
Ceux qui soutiennent la définition de la liberté par l’indifférence conçoivent les raisons de choisir comme des entraves à la liberté du choix. Mais ils ne se représentent pas que là où il n’y a pas de raison de choisir, il peut bien encore se trouver une cause. Ignorant les causes, ils attribuent leur rôle aux raisons. Ils croient que ce sont les raisons qui déterminent, alors que ce sont les causes. Ils confondent les premières avec les secondes.


Certes dans une conception déterministe l’agent libre n’est que celui qui se meut sans cause, celui qui est lui-même la cause de son propre mouvement. Je ne me demanderai pas ici si cela est possible, sinon par une raison. Mais on remarquera que l’on peut imaginer une situation dans laquelle les causes qui interviennent sur lui se contrecarrent mutuellement et s’annulent. Ainsi Buridan avait, rapporte-t-on, imaginé un âne à mi-distance d’une botte de foin et d’un seau d’eau, qui le tentent également. Sa soif étant égale à sa faim, il lui faut arbitrairement décider en faveur de l’une plutôt que de l’autre. Il lui faut incontestablement se mouvoir de lui-même, s’il ne veut pas mourir de faim et de soif. Mais il faut observer qu’il lui faut pour ce faire une raison, précisément parce qu’il n’a pas de cause. Ce que voulait dire Buridan, semble-t-il, c’est que l’âne ne disposant pas de la raison – à la différence de l’homme – il devait rester indécis et paradoxalement mourir de faim et de soif.

D’ailleurs il est assez égal que les causes s’annulent ou pas, dès lors qu’il faut une raison pour se mettre en branle. Contre ce que prétendent les partisans de la liberté d’indifférence, il y a donc un plus haut degré de liberté dans les cas où je prends ma décision alors que de meilleures raisons me poussent dans un sens – qui n’est pas nécessairement celui où je vais – que dans l’autre. Car si la liberté était identifiée avec l’indifférence, on arriverait à cette absurdité que je ne suis pas libre lorsque j’ai d’excellentes raisons de me décider ; et que je serais libre lorsque je tire mon choix à pile ou face. Assurément l’arbitraire du libre arbitre serait alors à son comble, mais il faudrait aussi dire que le fou ou l’homme ivre sont plus libres que le sage et sont les vrais parangons de la liberté. Ce serait bien évidemment une assertion ridicule, et c’est contre des sottises de cette nature que Descartes prononce que « le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents  ».

Ceci ne sera cependant pas sa conclusion ; car, parvenue à ce point, sa réflexion amorce un mouvement tournant, visant à encercler son correspondant. Son dessein n’est pas de l’anéantir, mais de lui permettre de se reconnaître dans sa philosophie. Il n’y a peut-être entre nous, lui dit-il à peu près, qu’une question de mots. Très exactement sous le mot d’indifférence je mets une chose et vous en mettez une autre. J’y mets «  l’état dans lequel la volonté n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre », tandis que vous y mettez apparemment « une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre des deux contraires ». Si c’est là toute la difficulté qui nous oppose, il sera facile de la surmonter et de nous entendre. Car je reconnais sans embarras que cette faculté positive est dans la volonté. L’indifférence de la volonté entre les termes du choix l’amène à exercer d’autant plus cette puissance de se déterminer. Si je n’ai pas de raison qui m’incline assez, il faut que je me détermine, et cela est une puissance dans laquelle je reconnais la liberté.

Si l’indifférence peut être acceptée en ce sens, ses partisans ont cependant été aveugles au fait qu’elle ne se rencontre pas seulement dans les cas – à vrai dire tellement exceptionnels qu’ils ne sont pas représentatifs de la condition humaine – où l’on est comme l’âne de Buridan, mais universellement dans tous les actes. Dans toute décision, y compris lorsque j’ai une évidente raison d’incliner d’un côté plutôt que de l’autre, j’exerce en effet une faculté positive de me déterminer. Si évidente que soit la raison d’incliner, elle ne me détermine pas encore à poursuivre plutôt que fuir, à affirmer plutôt que nier. Il n’y a rien qui me détermine, sinon moi-même. C’est pourquoi on peut dire que la liberté est, avant même d’aller d’un côté plutôt que de l’autre, dans cette décision que je prends de me déterminer moi-même. La liberté est dans le fait que je vaincs l’inertie, qui suffirait au déterminisme pour me faire perdre ma liberté. Je la vaincs, tant pour m’incliner dans un sens et non dans l’autre, que pour me maintenir immobile entre la botte de foin et le seau d’eau. Les raisons ne jouent pas comme des causes, car il faut que je décide d’en reconnaître la validité, et quoique moralement je ne puisse aller contre elles, je le peux néanmoins absolument.

Il y a deux manières d’exercer sa liberté, qui autorisent à la reconnaître plus grande. Il y a bien sûr la plus grande facilité de se déterminer que donnent d’excellentes raisons de choisir ; et en ce sens on n’y trouve aucune indifférence, entendue comme l’état dans lequel la volonté ne serait poussée ni d’un côté ni de l’autre. Mais il y a aussi le « plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur », autrement dit de déclarer le faux, malgré la perception du vrai, et de faire le mal, malgré la perception du bien. Descartes se rapporte implicitement à un récit du poète latin Ovide, qui écrit dans ses Métamorphoses (VII, 21) : « Video meliora, proboque, deteriora sequor  », je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire. Ce texte que citeront expressément Spinoza (Ethique, III, scolie 2 ; et IV, préface) et Leibniz (Nouveaux Essais II, 35), est placé dans la bouche de Médée, animée par la passion contre la raison. Elle voit bien que le devoir lui commande d’être fidèle au roi son père et à son pays ; mais elle cède à l’amour qu’elle conçoit pour Jason, le bel étranger.

Unanimes dans la référence au poète latin ces philosophes le sont aussi, le cas est rare, à juger que l’indifférence est le plus bas degré de la liberté. Toutefois leur accord ne va pas plus loin, car Descartes est bien loin de vouloir dire que Médée n’est pas libre. Assurément sa conduite n’est pas recommandable, et celui qui voit le bien, doit faire le bien. En outre sur un plan plus profond que celui de la moralité, celui de la psychologie, sa conduite n’est pas même possible, car ce n’est qu’en détournant son esprit de l’excellence d’une raison qu’on peut passer outre. Elle prétend voir le bien et l’approuver ; mais il serait plus véridique de sa part de déclarer qu’elle l’a vu et qu’elle l’a approuvé, quelques heures ou quelques instants auparavant, tandis que présentement elle ne l’approuve ni ne le voit. Si elle le voyait et l’approuvait, elle ne ferait pas le mal. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Ce qui est impossible moralement, voire psychologiquement, est cependant possible métaphysiquement. L’adverbe n’est pas employé ici par Descartes, mais l’adjectif est celui par lequel il qualifie ses doutes ; et il me semble approprié pour désigner une puissance aussi hyperbolique.

S’il m’est impossible de choisir le mal dès que je vois le bien, je le peux cependant toujours, pourvu que j’estime que c’est un bien d’affirmer ma volonté. Autrement dit, même si j’admets que le bien est bien et que le mal est mal, il y a un autre bien supérieur à celui-ci, qui est de se déterminer soi-même. Ce qui nous fait hommes ce n’est pas de nous soumettre à un système de valeurs, c’est d’être capables de nous élever du déterminisme à la conception des valeurs. Et quoique certes on ne puisse pas faire de n’importe quoi une valeur, l’important n’est pas de se soumettre à la valeur, mais de l’établir. Il ne s’agit pas de défendre le droit de faire sa mauvaise tête, de se rebeller, ni quoi que ce soit qui aille de manière systématique à l’encontre du bien et en faveur du mal, quelque chose comme le sadisme, mais de montrer que l’autodétermination est la suprême valeur et à ce titre passe avant les systèmes établis.

yves dorion

source :  http://philoplus.com/philoplus/archives/319

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