"Fleurissoire, occupé à son nouveau faux col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément; mais le madapolam empesé, dur comme du carton, résistait à tous ses efforts.
- Il n’a pas l’air heureux, reprenait à part soi Lafcadio. Il doit souffrir d’une fistule, ou de quelque affection cachée. L’aiderai-je ! Il n’y parviendra pas tout seul…
Si pourtant ! le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin où il l’avait posée près de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate, et, s’approchant de la portière, chercha comme Narcisse sur l’onde, sur la vitre, à distinguer du paysage son reflet.
- Il n’y voit pas assez.
Lafcadio redonna de la lumière. Le train longeait alors un talus, qu’on voyait à travers la vitre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée ; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour à tour selon chaque accident du terrain. On apercevait au milieu de l’un d’eux, danser l’ombre falote de Fleurissoire ; les autres carrés étaient vides. (…)
- Un crime immotivé, continuait Lafcadio ; quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus n’importe qui peut, d’un compartiment voisin, remarquer qu’une portière s’ouvre, et voir l’ombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés… Ce n’est pas tant des événements que j’ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d’agir, recule… Qu’il y a loin, entre l’imagination et le fait !… Et pas plus le droit de reprendre son coup qu’aux échecs. Bah ! Qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt ! … Entre l’imagination d’un fait et… Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivière…
Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate.
- Là, sous ma main, cette double fermeture –tandis qu’il est distrait et regarde au loin devant lui- joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf… Dix, un feu…
Fleurissoire ne poussa pas un cri."
André Gide, Les caves du Vatican, Le livre de Poche, p. 197 sq.
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L’acte gratuit serait donc l’acte que l’on cherchait, pur acte de liberté. Mais se posent ici deux problèmes. Le premier est que si c’est là la véritable liberté alors elle semble peu intéressante car elle consiste finalement à faire n’importe quoi, à agir sans raison et sans conscience, de la manière la plus imprévisible possible. En ce sens, les particules telles que les décrit la théorie quantique seraient libres puisqu’elles sont décrites comme indéterminée. Or c’est justement là la définition de l’acte gratuit : un acte que rien de détermine. Le second problème est que dans le fond, il ne s’agit pas d’un véritable acte gratuit. Lafcadio veut en fait produire un acte gratuit. Donc son acte gratuit n’en est pas vraiment un, ce qui ruine nos efforts.
Il semblerait donc qu’on doive en conclure que la liberté au sens où nous l’avons entendue jusque là n’existe pas. Cela signifie t-il qu’elle n’existe pas du tout? Ce que nous avons remis en question ici, c’est ce fameux « libre arbitre » que nous avons remis en question, cette soit disant faculté qui d’après Buridan, philosophe du XIVème siècle, différencie l’homme de l’animal (on attribue à Buridan l’argument dit de l’âne de Buridan , faisant ressortir l’arbitraire du libre choix: un âne, ayant également faim et soif, peut-il choisir entre l’eau et l’avoine placées à égale distance?) II semble en tous cas que ce ne soit pas dans l’absence de conscience qu’il faille chercher la liberté. Mais comment concilier la liberté avec le fait d’être conscient de ce que l’on fait dans la mesure où comme on l’a vu, la conscience nous apporte en même temps des raisons de faire les choses mais aussi un jugement d’ordre moral sur ce que l’on fait ?
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