1. Un univers et deux mondes ?
La séquence d’ouverture est somptueuse et inoubliable. Trois astronautes sont sur le point d’achever leur mission d’exploration et de maintenance du télescope spatial Hubble, qui permet aux scientifiques de scruter inlassablement les mystères de l’univers. Reliés à leur matrice artificielle par un long cordon, ils voguent, tournoient et virevoltent sans effort apparent dans l’immensité de l’espace infini. Le ballet est d’une beauté éblouissante. L’état d’apesanteur leur semble un état de grâce. Tout là-bas, à 600 kilomètres de distance, le soleil se lève: ses premiers rayons dardent à l’horizon et apportent sur la planète bleue la lumière, la chaleur et la vie.
En observant le céleste ballet des astronautes, nous nous prenons à rêver. Comment ne pas les admirer, ne pas les envier? Nous aussi, nous aimerions tant flotter dans cet état d’apesanteur qui rend, en l’absence d’attraction et de tout frottement, toutes choses légères, tellement légères… Car nous autres, bipèdes industrieux, vivons à l’ordinaire constamment en prise avec la pesanteur. Le premier intérêt du film est, chacun l’aura compris, de mettre en opposition deux mondes qui semblent régis par des lois distinctes: le monde supralunaire soumis à l’apesanteur, le monde sublunaire soumis à la loi de la gravitation. Longtemps, les savants ont cru que cette opposition entre ces deux mondes était réelle. Puis ils découvrirent (avec Galilée puis Newton) qu’elle n’était qu’apparente : la mécanique céleste est partout la même au sein de notre univers, les corps s’attirent en raison de leur masse… Mais là n’est pas l’essentiel de mon propos. Même si nous savons désormais que cette distinction est battue en brèche par les connaissances scientifiques et par l’essor de la conquête spatiale, nous autres, simples profanes, persistons à croire que le monde de là-haut ne ressemble en rien à notre monde d’ici-bas.
2. Misère et pesanteur de la condition humaine
Pour les besoins de la dramaturgie, Alfonso Cuaron exploite très habilement cette croyance. Car souvent, nous nous plaignons des effets de la pesanteur. Sans se lasser, la Terre tourne sur elle-même et tourne autour du soleil. Et, ce faisant, elle génère une force de gravitation qui nous assujettit, nous attire et nous aspire vers le bas, au point qu’elle semble vouloir nous broyer dans ses mâchoires immenses et nous engloutir dans ses sombres entrailles. Ce qu’elle finit d’ailleurs par faire, un peu plus tôt, un peu plus tard, selon la destinée de chacun….
Ramasser un objet au sol, bêcher notre jardin, esquisser un pas de danse, édifier un château de cartes ou préserver la tour de Pise: autant de tâches, de gestes et d’activités qui nous forcent à courber l’échine et à développer une énergie folle pour contrecarrer laborieusement les effets de l’attraction terrestre. Tel semble être le sort réservé à l’Homo Sapiens : la pesanteur, la lourdeur. Car en lui, tout est pesant : ses muscles, sa digestion, ses pas; ses pensées aussi. Pour peu que ces dernières prennent un tour grave, elles lui font entrevoir toute la misère de sa condition. L’Homo Sapiens a beau se dresser fièrement, les pieds campés sur la terre ferme, la colonne vertébrale maintenue droite comme un « i », la tête dressée vers le ciel, il n’empêche qu’aux heures de mélancolie, il songe sans cesse à s’arracher de sa condition de terrien et à s’élever plus haut. Sa verticalité le conduit à rêver d’altitude et de légèreté: faire monter et voler son corps dans le ciel et, ensuite - pourquoi pas ?-, laisser son âme rejoindre le ciel.
Au-dessus de nos têtes, les étoiles scintillent dans la nuit, belles et inaccessibles. Oui, il est vrai que sans cesse la Terre nous attire à elle comme un aimant. Nous ne le constatons que trop souvent, les reins brisés, les genoux usés! En revanche, ce que nous ne voyons pas toujours, c’est que précisément la gravité est ce qui nous permet de vivre et de devenir des êtres créatifs. Pour vivre, la chose est assez évidente par elle-même. Nous avons besoin de la pesanteur pour boire un verre d'eau sans que le liquide ne s'envole dans les airs, pour avaler une bouchée de pain avec la certitude qu'il tombera bien dans notre estomac...
Pour nous orienter dans l’espace également, puisque notre cerveau ne sait pas gérer les informations que lui apporte le corps autrement qu'en termes de spatialisation, de verticalité. Dès que l'enfant apprend à marcher il intègre, à son corps défendant, les notions "haut", de "bas", de "droite", de "gauche", de "proche" et de "loin".... Impossible donc d'échapper à la gravité. Notre corps tout entier est régi par ce principe de la gravité: sans cette loi de la nature, la bipédie et la verticalité n'auraient rigoureusement aucun sens.
3. Une humanité victorieuse
Mais plus encore, c’est la gravitation qui nous pousse à concevoir et à réaliser des pratiques complexes et des dispositifs ingénieux: jeter des ponts et des routes par-dessus les ravins, les précipices et les fleuves, ériger des cathédrales et des gratte-ciels à l’assaut des nuages. Le cavalier, la danseuse étoile, le trapéziste, l’aviateur déploient des trésors d’ingéniosité pour composer avec la pesanteur, moins pour la défier d’ailleurs que pour l’apprivoiser. Nous avons l’impression que notre puissance d’agir pourrait s’étendre à l’infini si nous n’étions pas soumis à la pesanteur. Mais c’est le contraire qui est vrai.
Me revient à l’esprit cette métaphore célèbre de Kant: « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide.» (Kant, Critique de la Raison Pure). Il va de soi que, sans la résistance de l’air, la colombe ne pourrait pas voler. De la même façon, sans la gravité, nous ne serions sans doute jamais devenus ce que nous sommes devenus, nous autres bipèdes fabricants d’outils, de machines, de systèmes, inventeurs de connaissances, d’histoires, de stratégies dans tous les domaines.
"Je hais l'espace!" s’exclame le docteur Stone, après avoir échappé aux catastrophes, à la folie, au désespoir, à la solitude et aux conditions de vie extrêmement rigoureuses et contraignantes et, pour tout dire, véritablement invivables, qu’impose la vie dans l’espace. Le film Gravity nous permet de renouer avec la conscience de notre humaine condition.
Par-dessus tout, j’aime cette image de l’atterrissage final. Harassée, le docteur Ryan Stone gît un instant sur le rivage. Elle attend de pouvoir retrouver son souffle. Elle cherche aussi nouveau souffle pour recommencer une nouvelle vie. Le corps plaqué sur le rivage, ses doigts s’agrippent aux herbes, aux cailloux et s’enfoncent dans la boue. Elle a retrouvé son milieu naturel: la Terre Mère.
Puis, lentement, elle se dresse sur ses jambes, pose les mains sur ses hanches et lève les yeux vers le ciel. Sa démarche reste encore flageolante. Elle va devoir réapprendre à marcher, à poser ses pieds sur le sol, l’un après l’autre, pour avancer. Mais elle se dresse vers le ciel, à la fois humble et victorieuse. La victoire est amère: le docteur Stone est la seule rescapée de l'expédition. Mais la victoire est indéniable: le docteur Stone a triomphé des éléments extérieurs et, plus encore, de ses démons intérieurs. Elle marche sur le sol et tourne ses yeux vers le ciel.
Sublime image que celle de l’Homme qui se redresse malgré toutes les forces qui peuvent l’abattre. Sublime image de l’Homme dont l’espèce, en l’occurrence, est ici symbolisée… par une femme.
daniel guillon-legeay
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