Notion en jeu : Matière et esprit
AVANT-PROPOS.
Il est avant tout primordial de comprendre que ces éléments de corrigé ne constituent en aucun cas un “corrigé type”, mais seulement des exemples de traitement possible de ce sujet de dissertation. En philosophie la démarche de pensée individuelle et la logique de l’argumentation est ce qui rendra un travail bon le jour de l’épreuve. Il n’y a pas un plan possible mais plusieurs. Ce corrigé se veut donc avant tout une explication du sujet et de ses attentes, et non un corrigé type comme on pourrait en trouver en sciences dures : mathématiques…
Présentation du sujet
Ce sujet, « Est-ce que le corps qui produit la pensée ? », a trait à une notion classique du programme de terminale S, la matière et l’esprit, faisant partie du grand domaine de la pensée et le réel. C’est ici un sujet classique, presque la poule et l’œuf de la philosophie, qui revient à se demander si la pensée est première ou seconde par rapport à l’esprit... et surtout qui revient à questionner le dualisme cartésien si présent dans notre culture occidentale et qui serait difficile à tenir si jamais la pensée provenait du corps et n’était donc pas une réalité de type différent.
Analyse du sujet
Ce travail d’analyse correspond à ce que vous devez faire au brouillon pour vous approprier le sujet dans toute sa dimension. Ce travail est absolument indispensable pour vous permettre de cibler le sujet et de ne pas faire de hors-sujet.
1. Définition des termes
• le corps : le corps est un morceau, un fragment de matière, délimitable par sa position dans l’espace. C’est une réalité en principe soumise à l’ordre de la nature et à ses lois. Elle peut constituer une existence tout à fait indépendante du corps (corps inerte, corps animaux) mais dans le cadre de l’individu humain, elle compose avec un esprit auquel elle est unie : on parlera alors de corps animé et d’esprit incarné. C’est ce dernier sens du corps qui est ici convoqué par ce sujet. Le corps humain, celui de l’homme, seul être a priori à être doté de pensées, à disposer de cette faculté.
• produit : ce verbe est un verbe d’action, il signifie “forger”, “fabriquer”. Il y a l’idée d’un processus de création dont le corps serait à l’origine, dont il serait l’auteur, comme le boulanger serait le producteur du pain, où l’enseignant d’un savoir scolaire en l’élève. La question se pose donc de savoir si la pensée est produite par le corps (sous-entendu le corps seul) ou si elle vient d’ailleurs.
• la pensée : la pensée au sens large, c’est ce qui se passe dans l’esprit, c’est toute représentation d’ordre rationnel. La sphère de la pensée a priori s’oppose au corps, elle recoupe la connaissance, les rêves, les fantasmes, les délires, les intuitions, etc. Au sens strict, kantien, la pensée est ce qui ne tient pas compte de la matérialité du monde, de notre champ d’expérience possible. Au sens strict toute pensée serait alors pure, détachée du monde sensible et donc du corps.
2. Mise en tension du sujet et problématisation
Mettre en tension le sujet, c’est trouver deux réponses qui font faire un grand écart au sujet, qui le tirent dans un sens et dans l’autre comme on peut étirer un élastique vers deux extrémités. Sans mettre en tension le sujet, on ne peut pas le problématiser, c’est-à-dire voir le problème sous-jacent au sujet, le problème que pose la question même du sujet. Et si on ne voit pas ce problème, on se contente de répondre à la question posée, ou de reformuler le sujet, mais sans le problématiser. Alors on ne répond pas aux attentes de la dissertation de philosophie, qui suppose une aptitude à problématiser.
Pour mettre en tension le sujet, on va proposer deux réponses a priori opposées, l’une évidente, qui nous vient à l’esprit le plus spontanément, l’autre qui vient la réfuter ou en montrer les limites.
• Sujet : est-ce le corps qui produit la pensée ?
• Réponse évidente : non, il ne semble pas a priori que le corps puisse produire la pensée, tant ce sont là deux champs de réalité distincts, voire opposés. Le corps est bien plutôt ce qui empêche l’esprit, en étant dans un mouvement qui lui est plus contraire qu’autre chose. Comment donc le corps pourrait-il alors produire de la pensée, s’il est le contraire de l’esprit, siège des pensées, par définition ?
• Réponse opposée qui réfute la première réponse ou en montre les limites : et pourtant, le corps n’est-il pas notre seul ancrage au monde, le seul vecteur entre moi et ce qui m’entoure, le point de base de toute appréhension possible des choses ? Contrairement à une position sans doute trop dualiste et très moralisatrice, n’est-ce pas alors du corps, la seule chose qui nous fait être au monde, que proviennent nos pensées ? Mais encore, seraient-ce là toutes nos pensées, ou certaines pensées particulières qui auraient besoin d’une quelconque matérialité pour exister ?
La tension est ici sensible, mais finalement amène à être dépassée, dans ce sujet : soit le corps produit la pensée, et nous sommes dans une vision empirique des choses (tout provient de l’expérience), soit il ne produit pas la pensée mais c’est l’esprit, indépendamment. Mais cette tension est trop lourde et amène donc une nuance : si le corps ne produit pas la pensée en général, ne produit-il pas des pensées particulières malgré tout, laissant l’esprit être le dépositaire de pensées plus pures ?
Cela amène alors la problématique suivante : le corps est-il ce qui fonde la pensée en règle générale ou est-ce le privilège de l’esprit ? Mais encore, le corps peut-il fonder des pensées bien particulières qui seraient davantage liées à l’expérience ?
Proposition de plan
I. Non, il ne semble pas à première vue que le corps produise la pensée, tant ils paraissent contraires et opposés. Deux types de réalité distincts.
1. Le corps, tombeau de l’âme, ne la produit pas mais la détruirait plutôt. « Vivez selon la chair et vous mourrez, vivez selon l’esprit et vous vivrez », s’écrit saint Paul (Épître aux Romains). Dans une forte position dualiste, entendons par là un dualisme des substances, cette conception des choses qui distingue essentiellement deux domaines dans la réalité, le spirituel ou l’idéel, le corps est souvent entendu comme le degré de réalité moindre, dégradé, qui ne fait que corrompre l’esprit s’il est en quelque façon que ce soit en contact avec lui, et qui finalement l’empêche de se déployer dans toute sa splendeur.
L’esprit y loge, mais à quelles conditions ! « L’âme devient folle dans un premier temps chaque fois qu’elle est enchaînée à un corps mortel » dit ainsi Platon (Timée), décrivant ailleurs une « âme terreuse » lorsqu’elle est associée à un corps (République), un corps alors vu ni plus ni moins que comme tombeau de l’âme (Gorgias, le jeu de mots du “soµa” – corps, “seµa” – tombe). En aucun cas le corps, dans ces conditions, ne pourrait produire de quelconque façon la pensée, puisqu’il est plutôt vu comme asservissant l’esprit.
2. Corps et pensée en lutte perpétuelle. Dans ces conditions, vivre vraiment c’est apprendre à mourir au corps, à se détacher de ce dernier. L’esprit et le corps sont dans une lutte perpétuelle, l’esprit devant apprendre à garder le contrôle et à tenir les rênes, pour ne pas se dégrader dans une réalité matérielle qui n’est pas sienne et où il est en danger. Ainsi, l’esprit doit lutter contre les passions du corps qui peuvent l’enchaîner, contre les désirs qui peuvent l’amollir et amener l’individu dans une vie de démesure irrationnelle, contre les penchants sensibles d’une volonté qu’il faudrait bien plutôt habituer à être raisonnable, ou encore contre les pulsions instinctives d’un inconscient qui est tout sauf spirituel et qui engendre d’immenses paradoxes d’irrationalité, dans la connaissance, l’esprit ne doit pas faire confiance au corps (cf. le morceau de cire de Descartes).
Le corps, en plus de risquer d’être un tombeau pour l’esprit, est une arène et sans cesse l’esprit doit se battre pour garder l’emprise sur le corps. La pensée ne peut aucunement en être produite, ou alors ce seraient des impulsions du corps qui viendraient confondre cette dernière.
II. Néanmoins, le corps est habitat, réceptacle de notre être incarné, vecteur de notre être au monde. En ce sens, contrairement à ce qu’on pourrait croire, la pensée pourrait alors bien procéder de ce dernier...
1. Le corps comme support, comme ce qui permet au sujet d’être au monde Au minimum, ce que l’esprit et donc la pensée doit au corps c’est malgré tout qu’il lui fournit un réceptacle, un lieu matériel où se loger pour être au monde, pour avoir une existence matérielle. Le corps est alors le lieu d’une sorte d’incarnation, et l’esprit est alors au monde par le corps. Et c’est déjà beaucoup, car finalement que serait un esprit désincarné ? Quelles seraient ses potentialités ? Pas grand-chose, nous dit par exemple Hegel, selon lequel pour se développer l’esprit doit forcément passer par son autre, la matière, la nature ou le corps. Cf. Merleau-Ponty, « mon corps est la condition du monde » (Phénoménologie de la perception).
2. Le corps comme agent de l’esprit et créateur de pensées. Le corps mettant en contact l’esprit et le monde, intervient pour l’esprit comme un agent du monde : par lui, par la perception, les affects, les impressions, le corps envoie de multiples informations mondaines et matérielles à l’esprit, qui les interprète, les traduit, les pense. Cf. les penseurs matérialistes de la connaissance, comme Hobbes, qui explique que l’idée n’est que la traduction d’une image venue du corps (Eléments de la loi), ou encore Hume pour qui toute connaissance provient d’une observation habituelle puis d’une induction : je vois nombre de fois le soleil se lever le matin, j’en induis qu’il se lèvera toujours et que c’est une loi universelle (Enquête sur l’entendement humain).
La définition de la vérité ne met-elle pas en lien la raison et le réel, par le corps, en vérifiant que notre jugement entre bien en adéquation avec la chose ? Si… De sorte que « toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait inaugural que j’ai senti » (Husserl, Expérience et jugement). Le corps serait donc, contrairement à ce que moralement on pourrait en dire pour ne pas se laisser dépasser par ce dernier, un lieu où se produit de la pensée.
Mais la pensée ne peut-elle pas se produire en dehors du corps ?
III. Que ce n’est pas exclusivement le corps qui produit de la pensée. La pensée ne se réduisant en effet pas à la connaissance ou aux pensées pulsionnelles. La pensée pure vient d’ailleurs...
1. Le corps produit la connaissance avant tout Kant explique dans la Critique de la raison pure, que tout ce qui sort de mon champ d’expérience possible n’est pas connaissable. Autrement dit, ce à quoi on a accès par le corps, c’est à la connaissance, c’est-à-dire à des pensées vérifiables, prouvables, qui peuvent tomber sous le sceau de la certitude par une vérification de type expérimentale. Cela veut donc dire que le corps produit des pensées particulières.
2. Le corps produit aussi des pensées pulsionnelles D’autres pensées proviennent du corps, ce sont nos fantasmes, nos rêves, nos idéaux. Ces pensées proviennent de l’inconscient, dont Freud explique qu’il est le côté obscur de notre esprit, ce qui en lui est viscéral, corporel, pulsionnel. 90% de nos pensées selon lui proviendraient de là, inconscientes. Par exemple selon Freud, la plupart de nos pensées vives sont soit dues à la pulsion de sexualité (éros), soit à la pulsion de mort (thanatos), qui sont absolument viscérales et n’ont rien de réfléchi. Ce n’est qu’en passant par la censure et la conscience que notre esprit investit ses pensées, les rationalise.
Par exemple, je peux avoir une pulsion de mort envers quelqu’un (Freud dit que c’est très fréquent, dès qu’on est en colère par exemple), seulement je rationalise cette pensée et ne tue pas la personne en question... Les rêves font partie de ces pensées viscérales, qui me viennent de manière pulsionnelle et qui, selon la psychanalyse, sont la manifestation de ce que le corps ressent : je rêve d’un escalier, c’est un symbole phallique, je rêve de verdure, c’est le symbole d’une renaissance. Tout un langage existe dans le domaine onirique, et toute une démarche pour traduire ce que ces drôles de pensées, d’abord incompréhensibles et inexplicables, peuvent bien vouloir signifier.
3. La pensée pure ne provient pas du corps
Certaines pensées donc proviennent du corps, mais on a vu que c’était bien délimité. En tant que pensées pures, qui se distinguent du fait qu’elles ne sont pas des connaissances mais relativement détachées de la réalité et du domaine de l’expérimentation possible, elles sont juste l’œuvre de l’esprit. Ce n’est pas le corps qui me fait penser à Dieu, à l’existence de l’âme ou à l’origine du monde, pour reprendre les trois "antinomies de la raison pure" de Kant, qui résistent à toute certitude car on ne peut les vérifier.
Dès que l’on sort des limites de l’expérience possible, selon Kant, nous avons affaire à des pensées, dont on comprend bien qu’elles n’existent ici que parce qu’elles sont hors matérialité, hors corps. D’où la célèbre métaphore kantienne pour parler des pensées : « une colombe légère qui, dans son libre vol, fend l‘air dont elle sent la résistance », un concept sans intuition donc, une pensée qui fait fi de tout champ d’expérience possible et se libère de la matière.
Tel est le domaine des pensées, à l’image du ciel platonicien où elles constituent un monde de l’au-delà, à part, détaché du monde d’ici-bas corporel.
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