« R. Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe. […] On ne saurait se représenter dans toute son ampleur l’influence que cet homme a exercée sur son époque et sur les temps modernes. Il est ainsi un héros qui a repris les choses entièrement par le commencement, et a constitué à nouveau le sol de la philosophie, sur lequel elle est enfin retournée après que mille années se soient écoulées. »
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome VI (« La philosophie moderne »), trad. fr. de P. Garniron, Paris, Vrin, 1991, p. 1384
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René Descartes raconte que, durant la nuit du 10 au 11 novembre 1619, il fit trois rêves qui allaient changer le cours de sa vie. Le jeune homme, alors âgé de vingt-trois ans, a fait halte dans un petit village sur les bords du Danube (Allemagne). Il est en garnison avec les troupes du duc de Bavière, qu’il a rejointes un peu plus tôt. Alors que ses compagnons d’armes passent leurs soirées ensemble à boire et bavarder, lui a préféré s’enfermer dans une petite chambre d’auberge. Là, il lit, étudie, prend des notes. Depuis la fin de ses études de droit, il s’est lancé dans l’exploration des mathématiques. Il y excelle. Les mathématiques lui offrent une nouvelle façon de voir le monde. La rigueur mathématique n’est-elle pas un instrument infaillible pour atteindre des vérités universelles et incontestables, mettre fin aux dogmes anciens, repenser le monde et s’en rendre maître ?
Penser le monde à l’aide du seul instrument de la raison : voilà son but. Voilà à quoi il doit s’employer. Une révolution mentale est en cours et lui doit en être le principal artisan. Il s’endort, l’esprit en ébullition. Commence alors son premier rêve. Il marche dans la rue. Un vent violent le pousse contre un bâtiment. Il s’agit du collège jésuite de La Flèche, là où il a fait ses études de 1606 à 1614. Il entre et rencontre un homme qui l’appelle par son nom. On lui propose un melon… Descartes se réveille. Ce rêve l’intrigue. Il passe deux heures à méditer. Puis se rendort. Débute alors le deuxième rêve : il se trouve dans une pièce où, après un coup de tonnerre, la foudre fait descendre sur lui comme une pluie d’étincelles. Il se réveille une seconde fois, puis se rendort de nouveau. Vient alors le troisième rêve où il est question d’une encyclopédie, et où un personnage apparaît, un poète.
Pour Descartes, ces rêves ont un sens. Ils lui indiquent une mission. Le vent est le mauvais génie qui le pousse vers les savoirs anciens. Il doit s’en détourner. La pluie d’étoiles signifie qu’il a été choisi pour dévoiler une grande vérité. L’apparition de l’encyclopédie indique la voie : unifier les connaissances autour d’une méthode nouvelle, fondée sur la seule raison. Voilà son projet. Descartes va alors se retirer de la vie militaire. Après avoir hérité d’une petite fortune familiale, il passera le reste de ses jours à satisfaire sa passion : la science. Après avoir transité par plusieurs pays – Hollande, Allemagne, Suisse, Italie – puis fait des retours épisodiques en France, il se fixe en Hollande en 1628. Là, il pense trouver une plus grande tranquillité d’esprit. Il se met à la rédaction de plusieurs écrits dont un Traité du monde qu’il renonce à publier craignant l’hostilité de l’église (il ne le sera qu’après sa mort en 1701).
En 1637, Descartes se décide à faire imprimer trois traités qui résument les travaux qu’il mène depuis des années en optique (Dioptrique), sur les phénomènes météorologiques (Météores) et surtout sa Géométrie où il expose les bases de la géométrie analytique. Il fait précéder ces traités d’une préface d’une soixantaine de pages qui deviendra le plus célèbre texte de la philosophie française : le Discours de la méthode.
« Je pense donc je suis »
Dès le début du Discours de la méthode (1637), Descartes prétend avoir trouvé une méthode infaillible pour faire progresser les connaissances. Cette méthode repose sur quatre principes:
1. Rejeter les connaissances préalables non assurées et n’accepter que les vérités claires et évidentes (règle d’évidence).
2. Décomposer chaque problème en des problèmes plus simples et élémentaires (règle d’analyse).
3. Remonter pas à pas du simple au complexe (règle de l’ordre).
4. Saisir le tout dans une vue générale pour vérifier qu’aucune faute ou oubli n’a été commis (règle du dénombrement).
Cette méthode, Descartes nous dit l’avoir appliquée avec succès dans les domaines de l’algèbre et de la géométrie. Pourquoi ne pas l’étendre à la nature, à l’homme, à la morale, à la métaphysique ? Sa démonstration suit plusieurs étapes. D’abord, remettre en cause toutes les opinions acquises : c’est le fameux « doute cartésien ». Mais le doute pouvant mener au scepticisme généralisé, il faut reconstruire. On peut douter de tout, écrit Descartes, sauf d’une chose : le doute lui-même. Douter, c’est penser. Et si « je pense », alors « je suis » (du moins en tant qu’« être pensant »). Cogito ergo sum.
Chez l’homme, la raison est première, affirme Descartes. « En tant qu’il a pris le penser pour principe », écrivit Hegel, Descartes peut être considéré comme le véritable initiateur de la philosophie moderne. Cette opinion, qui a longtemps eu cours, est nuancée aujourd’hui par certains auteurs qui soulignent les continuités et les emprunts que Descartes a faits à d’autres penseurs ou savants.
À partir du doute et du Cogito, Descartes tente une démonstration de l’existence de Dieu (étant moi-même un être imparfait, il faut bien qu’une entité supérieure ait mis en moi l’idée de perfection). Puis, sa métaphysique étant posée, Descartes revient sur la terre ferme. Le monde qui nous entoure suppose l’existence d’un ingénieur qui en a défini les lois et lui donne en permanence un certain mouvement. Après Dieu vient le monde : Descartes présente alors sa conception mécaniste du monde. Puis, enfin, les questions de morale où Descartes s’en tient initialement à des positions assez conformes à celles de son temps.
Le doute, la pensée, dieu, enfin le monde
Descartes adoptera le même plan argumentatif que dans le Discours de la méthode pour ses textes ultérieurs comme ses Méditations métaphysiques (1641) et ses Principes de philosophie (1644). Dans ces trois textes, on retrouve le même cheminement : le doute suppose la pensée qui implique Dieu qui explique le monde. Tout semble s’enchaîner comme dans une démonstration mathématique.
La publication du Discours de la méthode et des trois traités rend Descartes célèbre dans toute l’Europe cultivée. Des disciples se rallient à sa cause. Certains le critiquent vertement. En Suède, la reine Christine a entendu parler du philosophe. Elle le fait venir à ses côtés pour qu’il lui enseigne sa science. Mais du fait du climat de Stockholm à l’heure de ses rendez-vous avec la reine, fixés à cinq heures du matin, Descartes contracte une pneumonie dont il meurt en février 1650.
Descartes était-il vraiment cartésien ?
Pour Blaise Pascal, son contemporain, Descartes fut « inutile et incertain ». La critique est sévère, mais il est bon de déboulonner les grands maîtres de la philosophie, souvent considérés comme intouchables.
De Descartes, on retient surtout son Discours de la méthode et la méthode rationaliste qu’il préconise : remettre en cause les opinions préalables (c’est le doute cartésien) s’appuyer sur quelques idées élémentaires et principes premiers pour ensuite reconstruire tout un système de connaissance. Mais Descartes a-t-il utilisé cette méthode dans ses travaux scientifiques ? On peut en douter. L’idée d’un esprit pur qui progresse pas à pas dans la connaissance par la seule puissance de la raison ne correspond en rien à la démarche scientifique. Pour étudier les Météores (1637) ou pour son Traité du monde (1701, posth.), Descartes lui-même fait appel à l’observation et la raison. C’est en se penchant sur le givre les flocons de neige qu’il a par exemple découvert leur structure en cristaux. De même, l’anatomie humaine n’a progressé que par la dissection des corps (que Descartes a lui-même pratiquée). La méthode rationaliste qu’il préconise dans son Discours ne correspond déjà plus à la science de son époque.
La raison n’est qu’un instrument de la connaissance, mais n’est en rien infaillible. La science suppose aussi l’observation, l’expérimentation et même l’imagination à laquelle Descartes lui-même aura largement recours. D’ailleurs, lorsque Descartes s’opposera à William Harvey, le découvreur de la circulation du sang, en faisant valoir des arguments logiques, il se trompera lourdement.
source : https://petitvagabond.wordpress.com/philo/%E2%80%A2-la-methode-selon-descartes/
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